Nicolas Kurtovitch, 5 Questions pour Île en île


L’écrivain Nicolas Kurtovitch répond aux 5 Questions pour Île en île.

Entretien de 45 minutes réalisé par Thomas C. Spear dans la cour du lycée Do Kamo à Nouméa, le 26 août 2009.

Notes de transcription (ci-dessous) : Lucie Tripon.

Dossier présentant l’auteur sur Île en île : Nicolas Kurtovitch.

début – Mes influences
10:16 – Mon quartier
16:03 – Mon enfance
25:53 – Mon oeuvre
37:25 – L’insularité


Mes influences

Aussi longtemps que je me souvienne, je lis beaucoup. Au début, je lisais les livres qui me tombaient sous la main et que je trouvais à la bibliothèque de l’internat, principalement des livres pour la jeunesse. Je me souviens notamment d’un auteur français des Vosges, Pierre Pelot et de sa série de westerns avec le héros Dylan Stark. C’est un auteur qui a écrit plus de 300 de romans dans tous les genres et qui m’intéresse encore.

Puis j’ai affiné ma lecture et je me suis intéressé aux auteurs d’Europe Centrale ; slaves, russes et yougoslaves avec quelques incursions chez les auteurs bulgares et roumains. Il y a notamment Vassili Grossman avec Vie et destin et le bulgare Virgil Gheorghiu pour Incognito qui raconte l’histoire d’hommes seuls dans une société dure, fermée et qui au milieu de cette solitude violente, tracent un chemin de bonté et d’ouverture à l’autre.

Il y a les poètes chinois de l’époque Thang ; les taôistes Li Bo, Du Fu, Wang Wei et Han Shan que j’ai découverts dans les publications magnifiques des éditions Moundarren qui reproduit les poèmes en traduction française avec les idéogrammes. Tout un univers s’est alors ouvert et dans lequel je plonge toujours. Il y a aussi les poètes japonais ; Ryokan, Basho, Issa.

Les poèmes chinois et japonais sont mon oxygène, ma nourriture première.

Il y a aussi des poètes catalans et espagnols que j’ai découverts étant étudiant ; Gabriel Celaya, Antonio Machado qui est fantastique.

« Ça m’a nourri. Je lis, ça me rentre et j’oublie. Mais ça a construit mon être, ma conscience, ma réflexion, mon esprit, mon âme, et ça rejaillit dans mon comportement au quotidien et dans mon écriture. »

Je lis aussi beaucoup d’auteurs américains de thrillers qui affrontent la société et le monde contemporain à travers leurs histoires policières. C’est l’histoire des hommes qui se lie dans ces romans, j’arrive à capter les énergies et les drames humains. Ce sont aussi des livres qui me détendent.

Je suis un grand lecteur du journal sportif L’Équipe que je parcours tous les matins. Comme mon ami philosophe Jacques Eschenbrenner l’explique, l’analyse d’un match de basket ou d’une course à pied, c’est une lecture qui repose.

Par contre, j’ai peu lu les auteurs français.

« Parmi les auteurs qui m’ont directement influencé en terme poésie, il y a Guillevic que j’ai très peu lu, seulement une dizaine de pages, mais qui ont provoqué un déclic chez moi. Ça a déclenché un autre style d’écriture. »

La même chose s’est produite avec le Belge William Cliff alors que j’étais en Australie avec Déwé Gorodé en 1997. On devait chaque jour écrire un poème sur le même thème, et comme un jour je séchais, j’ai lu un des ses poèmes et j’ai eu l’idée de m’appuyer sur sa structure en quatorze syllabes et qui m’a aidé à écrire le thème du jour.

J’ai aussi beaucoup lu Paul Auster, notamment sa trilogie sur New York.

« Le Yougoslave Branimir Scepanovič avec La bouche pleine de terre m’a beaucoup touché et vraiment heurté. J’ai ressenti le mouvement, l’homme qui marche, court, dévale une colline avec la sensation d’être poursuivi. Ça m’imprègne dans l’écriture »

« Toute la musique des années 1965 à 75 a nourri ma connaissance et ma perception du monde. J’avais 15 ans. […] Woodstock, Jimi Hendrix, Jefferson Airplane, Janis Joplin ont provoqué chez moi une nouvelle naissance, je découvre le monde, j’ai eu conscience que le monde existait, qu’il y avait l’horizon, mais qu’il tournait et que je rentrais dans le monde. À partir de là, tout a suivi, la pensée taôiste, l’existentialisme, les poètes chinois. »

À cette époque-là, je quittais le collège de l’internat d’un petit village de Nouvelle-Calédonie et j’habitais une petite île à 20 000 km de la France qu’il fallait trois jours pour rejoindre.

« Ça a été une explosion extraordinaire, c’est ça qui nourrit encore mon écriture. Je suis Calédonien, mais je vis aussi dans le monde. »

Mon quartier

Je suis né à Nouméa, mais dès ma naissance nous sommes partis en France pour ensuite revenir à mes cinq ans.

J’habite depuis vingt ans dans le même quartier, le Faubourg Blanchot, un vieux quartier de Nouméa traversé par la grande rue du Port-des-Pointes qui part du centre-ville et va jusqu’à la mer. Sur un kilomètre, on y trouve de très vieilles maisons coloniales, mais également beaucoup des commerces, de restaurants, le centre culturel de la Maison du Livre de la Nouvelle-Calédonie, des bars. C’est un lieu de vie intense.

J’habite rue Bouarate qui porte le nom d’un grand chef de la région de Hienghène au nord qui régnait encore lorsque les premiers Européens se sont installés, parmi lesquels figuraient mon ancêtre Jean Taragnat et Monseigneur Douarre.

Je vis dans une très vieille maison coloniale du début du siècle. À côté, il y a le bâtiment des Petites Sœurs des Pauvres, qui était la maison d’accueil des vieux bagnards libérés en fin de vie et qui se retrouvaient seuls, et qui est maintenant un lieu d’accueil des personnes âgées.

Je travaille près du faubourg Blanchot, dans le quartier de la Vallée-des-Colons, au lycée situé rue Taragnat. C’est le quartier ancestral de ma famille où est située la maison Taragnat, l’endroit où ma mère et moi sommes nés. J’y ai vécu jusqu’à mes dix ans avant qu’elle ne soit rachetée par l’administration.

Entre le faubourg Blanchot et la rue Taragnat, j’y ai toute ma vie calédonienne.

Mon enfance

Je suis né à Nouméa en décembre 1955 et nous sommes partis quelques mois plus tard avec ma mère, mon frère et ma soeur pour Paris où mon père, d’origine yougoslave, était resté, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Nous y sommes restés les cinq premières années de ma vie. Nous vivions dans le quartier des Stains. C’était la première banlieue, les premières barres d’immeubles, à côté de l’aéroport du Bourget. Je me souviens que lorsqu’il y avait le salon du Bourget, on regardait les avions décoller. En bas du bâtiment, il y avait de l’herbe et c’est là que mon père nous a initiés au football, une vraie religion pour un Yougoslave.

Mon père était apatride, ce qui fait qu’il pouvait voyager partout sauf en Yougoslavie. Je suis pourtant allé deux fois à Sarajevo quand j’étais petit, en 1957 puis en 1960. Je me souviens bien du fromage kajmak que je détestais, de l’hiver, de la famille, de mon cousin qui m’a initié au jeu de pile ou face. Je l’ai revu en 1978 quand je suis retourné en Yougoslavie. Il est maintenant réfugié à Dijon, suite au siège de Sarajevo de 1992 à 1995.

En 1961, ma mère s’enfuit du domicile conjugal avec ses trois enfants. J’ai raconté cet épisode dans une nouvelle ; quand on est petit, on rêve d’être transporté en une fraction de seconde dans un autre monde – ce qui n’arrive jamais sauf à moi quand j’avais cinq ans. Ce jour-là, j’étais à l’école maternelle et je dormais sur mon pupitre, quand ma maîtresse me réveille me prévenant que ma mère est venue me chercher. On sort de l’école, on monte dans une Citroën traction, on arrive au Bourget, on prend l’avion, et je me réveille à 20 000 kilomètres de la France, à Nouméa dans la maison de la Vallée-des-Colons.

La vie était difficile. Ma mère n’avait qu’un petit travail et nous avions des difficultés de logement. Mon père était absent.

« On se sentait étrangers, comme réfugiés alors que mon ancêtre est l’un des plus anciens Européens de Nouvelle-Calédonie. Je réalisais mon accroche slave et j’avais le sentiment de mener une double vie calédonienne et slave sans pourtant parler la langue. Mon imaginaire me portait vers Sarajevo, un nom mythique (l’attentat de Sarajevo…). Rapidement, j’ai senti que la Nouvelle-Calédonie était un petit espace et j’ai eu conscience qu’au-delà, il y a avait le monde entier. »

À dix ans, je suis parti en pension à Bourail. C’était un autre exil, en brousse, au centre de la Nouvelle-Calédonie à quatre heures de Nouméa. C’était un exil de cinq années, mais une bonne expérience, car j’y ai rencontré la pluriethnie calédonienne. Même les curés venaient d’ailleurs, du Canada, et leurs discours nous emmenaient dans ce pays et aux États-Unis. Nous vivions le monde à travers leurs histoires. Ils nous racontaient les premiers hommes sur la Lune. Rapidement, j’ai eu conscience qu’un ailleurs existait et je devais appréhender ce monde pour être pleinement un Terrien.

Mon œuvre

La poésie

J’ai commencé en troisième par recopier le poème de Verlaine qu’il avait écrit en prison – Le ciel est par-dessus le toit – évoquant la lune qu’il aperçoit par dessus les toits comme un point sur un i alors que moi aussi, enfermé à l’internat, je me sentais comme en prison.

J’entre en seconde, je reviens à Nouméa et je commence à écrire un poème. Je découvre concomitamment la pop-musique ; Bob Dylan, Neil Young, Jimi Hendrix, Country Joe McDonald qui chante à Woodstock contre la guerre du Vietnam. Je lis leurs textes et cela déclenche chez moi le désir d’écrire de la poésie, d’abord sur une jeune fille, et puis sur mes interrogations, sur ce que nous sommes ou va la société, une poésie critique, contestataire, rebelle.

Je n’ai jamais cessé d’écrire de la poésie depuis mars-avril 1971.

En terminale, mon professeur me convainc d’éditer. Ma tante finance le livre Sloboda (de mon prénom yougoslave) qui est publié en 1973.

Jusqu’en 1980, je n’écris que de la poésie. Puis je pars en France, découvre la structuration poétique de Guillevic. Je rentre en Nouvelle-Calédonie et publie un recueil [Vision d’Insulaire] aux Éditions Saint-Germain en 1983.

Depuis, tous les ans, je sors un nouveau recueil de nouvelles, de théâtre ou de poèmes.

Les nouvelles

L’influence d’un auteur tchèque Gustav Meyrink – avec Le Golem et sa série de nouvelles – me donne l’idée d’en écrire une. Mon premier recueil, Forêt, Terre et Tabac a été écrit sur l’île de Lifou où j’ai vécu cinq ans et travaillais comme professeur d’histoire-géographie dans un collège mélanésien.

« Les recueils de nouvelles suivent, mais toujours en écrivant de la poésie qui est le chemin de connaissance par lequel j’appréhende le monde et par lequel je progresse en tant qu’être humain sur le plan émotionnel, spirituel et humain. Les nouvelles, les romans, le théâtre servent à raconter, dénoncer, exposer, analyser. La poésie c’est un chemin de connaissance, un do en japonais comme dans Aikido : la voie, une voie de vie. »

Le théâtre

J’ai eu une histoire à raconter qui posait la question de la responsabilité par rapport à la colonisation. Moi, Nicolas, suis-je responsable de l’Acte de Colonisation perpétré par mes ancêtres, parmi lesquels Jean Taragnat ? Les Européens d’aujourd’hui doivent-ils porter, assumer, subir l’acte colonisateur de leurs ancêtres ?

Je devais traiter cette question, mais je ne pouvais le faire à travers ni la poésie, ni les nouvelles. Il me restait le théâtre. J’ai écrit la première réplique – « Nous avons une prisonnière » – et à partir de là, les scènes se sont enchaînées.

Ma pièce Le Sentier Kaawenya traite de la question de la responsabilité : mon père commet un acte ; dois-je par la suite être puni pour celui-ci. A priori non, sauf si l’on fait appel à des conceptions différentes de la vie et de la famille qui ne sont pas européennes. Les Européens mettent en avant le salut individuel, mais pourquoi n’y aurait-il pas de salut que de salut collectif comme pour d’autres sociétés ?

« Dans le théâtre, j’aime l’immédiateté de l’interrogation. »

Les romans

Mon dernier roman, Les Heures italiques, vient de sortir.

Mon roman Good night friend est né dans le Lycée Do Kamo ; Léa, une de mes élèves qui devait passer son baccalauréat quelques mois plus tard, est de retour dans l’établissement juste après avoir gagné le Championnat du monde de va’a – la pirogue polynésienne – et se trouve acclamée par tous les élèves. Le roman met en exergue la capacité de ces jeunes femmes à aller de l’avant et à réussir leur vie professionnelle.

« Au départ de l’écriture, il y a un « impulse ». Une bonne partie de mes textes naissent ainsi, de quelque chose qui se passe. »

Une de mes pièces de théâtre est née d’un coup dans le dos que j’ai reçu auquel je repensais chaque fois que je ressentais cette douleur.

La nouvelle sur mon père est née à Poitiers, nous étions chez lui après sa mort. Dans son armoire, il y avait son costume que mon frère voulait me faire essayer. Je pensais qu’il était trop grand pour moi, mais lorsque je l’ai mis je me suis rendu compte qu’il était en fait trop petit. Pourtant, j’avais toujours pensé que mon père était plus grand que moi. J’aborde aussi l’ironie dans ce texte ; il est enterré en Nouvelle-Calédonie, un pays où il n’a quasiment jamais mis les pieds.

L’Insularité

« J’ai ressenti l’insularité comme un l’éloignement par rapport aux situations et événements dont je savais qu’ils existaient et auxquels je voulais participer. »

Cependant, l’éloignement va en diminuant et n’a plus rien à voir aujourd’hui avec celui de que je ressentais en 1960. L’éloignement, c’est aussi le temps qui change. En 1960, il fallait quatre jours pour aller en Europe alors qu’aujourd’hui il faut 23h30. L’éloignement diminue dans le temps, donc aussi dans nos esprits. Il existe toujours, mais pèse moins dans mon appréhension et vécu de l’insularité.

Aujourd’hui, il n’y a plus d’insularité. Pendant longtemps, l’océan était une vraie frontière, mais plus maintenant ; l’internet annule les distances, les avions volent toujours plus vite. Je ne me sens pas éloigné ni insulaire. Par contre, par rapport à un Européen ou un Américain, je reste tributaire de l’avion ou bateau.

Mais l’insularité, c’est aussi la possibilité de me retourner sur ma petite communauté calédonienne, de fermer momentanément la porte de l’extérieur pour me recentrer.

« L’insularité est mon vécu et me dépasse en ce comment je suis perçu par les autres. En France, je suis nommé auteur insulaire quand bien même je n’aurais pas ce sentiment. C’est parfois handicapant, affligeant, énervant d’être uniquement vu comme quelqu’un de Nouvelle-Calédonie et des îles, comme si les gens des continents ne pensaient le monde qu’en termes continentaux en oubliant que le monde, c’est aussi des îles, et que nous sommes 8 millions. »

Avec un sourire condescendant, de la Métropole, nous sommes vus comme une lointaine province. Par chance, d’autres espaces du monde s’intéressent à nous comme des gens du monde. Des pays d’Amérique du Nord et d’Europe nous font venir pour la richesse que nous détenons et non par curiosité.


Nicolas Kurtovitch

Kurtovitch, Nicolas. « 5 Questions pour Île en île ».
Entretien, Nouméa (2009). 45 minutes. Île en île.

Mise en ligne sur YouTube le 25 mai 2013.
(Cette vidéo était également disponible sur Dailymotion, du 31 décembre 2009 jusqu’au 13 octobre 2018.)
Entretien réalisé par Thomas C. Spear.
Notes de transcription : Lucie Tripon.

© 2009 Île en île


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mis en ligne : 31 décembre 2009 ; mis à jour : 26 octobre 2020