Évelyne Trouillot, « La mer entre lait et sang »


J’ai tourné ma peau à l’envers mais je peux toujours sentir la perfidie des gestes et des murmures. Elle survole le bruit des vagues et s’arc-boute aux secousses du bateau. Je sombre dans une obscurité pernicieuse où le silence n’existe plus, où je dois patiemment recréer ma solitude. Pourquoi s’obstine-t-elle, cette femme à ma droite, à pousser son pied dans mes côtes ? Et cet homme qui me regarde en ricanant ? Je pensais pourtant leur avoir fait peur à jamais.

Ma démence filtre les mots avant même qu’ils arrivent jusqu’à moi et s’ils me reviennent quelquefois c’est qu’elle a su comment me protéger de leur méchanceté. Je me suis enveloppée dans ma longue robe rouge, non pas ce rouge vif qui courtise le sang, mais un rouge sombre qui respire la douleur. Je la sens flotter contre mes jambes, talisman de crasse et de poussière qui arrête mes larmes. Je grimpe pour monter à bord, je m’accroche, écarte les jambes. Ma culotte noire s’infiltre entre mes fesses. J’accueille avec soulagement cette irritation familière. Je refuse d’en mettre une autre. Son odeur forte et douce, subversive et tendre, me rappelle mon corps et ses besoins, mon sexe et sa tourmente. Son odeur me certifie que je suis vivante.

* * * * *

Mes mains n’arrivent pas jusqu’à mon visage. Je ne peux donc pas crever mes yeux ni enlever les images qui persistent au-dedans des paupières. J’ai mal depuis les seins jusqu’au bas ventre. La douleur s’interpose entre le monde et moi. Coups de ceinturons, mon dos se plie, coups de bâton, mes épaules se cabrent, coups de lanières, mes jambes s’élancent, coups de reins, mes mains protègent mon sexe. Mille doigts fourmillent en moi, s’introduisent dans tous mes interdits, griffonnent mes chemins de croix. Ma peau s’est lézardée. À travers les fissures, je vois sortir mes cauchemars bras dessus bras dessous. Mon sang s’entortille autour de mes cuisses, il coagule mes rêves et mes envies. Un être filiforme me sort du nombril, il déroule sa langue longue et blanche tout autour de mon ventre et serre serre jusqu’à la déraison.

* * * * *

Je me roule sur le pont, me heurte aux peurs des gens normaux qui ne vomissent que leur bile et gardent leurs pourritures au fin fond de leur être. Mes lèvres se dessèchent de toute sève. Je n’embrasse plus depuis bien longtemps. J’attrape à bras ouverts mes rancœurs, mes deblozay de fin de jour, mes occasions ratées.

Ma peau s’étire, se tend et se fend. Mon ventre n’arrête pas de grossir et de monter jusqu’à mes yeux. Je n’ai qu’un choix : les fermer ou le crever. Le liquide qui sort de mes seins répand autour de moi une odeur fétide. Je l’éponge rageusement avec ma langue et je me force à vomir, à rejeter cette déchéance. Je me mets sur le ventre et je me laisse tomber et retomber. Je rebondis sur mes ressorts cassés.

J’avance à grands pas dans l’eau. Sur les vagues, je retrouve mes vieilles angoisses fripées et délavées. Je ne peux que les ajouter à l’absurdité du jour. Que je suis belle flottant parmi les algues, les bras ouverts, cheveux au vent ! Pesanteur, je te salue du fond de l’abysse. Je viens vers toi sans autre escapade que le reflet du sang dans mes prunelles.


Ces extraits de la nouvelle, « La mer entre lait et sang », sont lus par l’auteur, Évelyne Trouillot. La nouvelle a été publiée pour la première fois dans Islande suivi de La mer entre lait et sang (Port-au-Prince: Éditions de l’Île, 1998, pages 50ff). Cette lecture figure sur le CD, 5 années de textes et de chansons des vendredis littéraires. Port-au-Prince: Éditions Université Caraïbes, 1999. Reproduction avec l’autorisation de l’auteure.

© 1998 Évelyne Trouillot ; © 2020 Évelyne Trouillot et Île en île.
Enregistrement audio de 3:20 minutes.


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mis en ligne : 19 novembre 2020 ; mis à jour : 19 novembre 2020