Suzanne Crosta, De la gémellité au tiers-espace : l’enfant créole chez Mayotte Capécia

 «Perhaps the sons of Mayotte and Isaure succeeded in salvaging from the remains of their mother’s frustration, guilt and humiliation a semblance of a heritage of which to be proud». [1]

L’œuvre littéraire de Mayotte Capécia, parue en 1948, aborde une problématique toujours de très grande actualité, celle de la citoyenneté et de ses principes d’inclusion, celle des pratiques d’intégration par des institutions appropriées (école, église, armée…). Une relecture de l’œuvre de Capécia, plus de cinquante plus tard, appelle une réflexion sur l’actualité de la thématique et de la symbolique de l’œuvre, tant sur les plans de sa production et de sa réception que de ses configurations thématiques et rhétoriques. C’est l’occasion de constater la fonction et la pertinence de l’art dans les champs du savoir.

L’apparition de l’œuvre littéraire de Capécia a provoqué de vives réactions chez ses compatriotes, en particulier chez Frantz Fanon. Elle a entraîné des débats non moins virulents sur les fonctions de l’art, l’engagement politique de l’écrivain antillais et le sujet féminin. La réception de Je suis martiniquaise de Capécia montre la polarisation des positions ainsi que les enjeux idéologiques qui précisent les horizons d’interprétation de ce texte. De l’aveu général de la critique, l’interprétation la plus sévère du texte de Capécia est celle de Fanon. Dans son premier texte, Peau noire masques blancs, il lui reproche d’avoir

(…) écrit deux cent deux pages – sa vie – où se multipliaient, à loisir, les propositions les plus absurdes. (…) Je suis martiniquaise est un ouvrage au rabais prônant un comportement malsain. [2]

De l’autre côté, les défenseurs de Capécia ont insisté sur l’actualité et la pertinence de son œuvre, comme en témoigne le passage suivant tiré de la revue Dialogues:

Le crime de Mayotte Capécia a été de dire tout haut ce que d’autres pensent tout bas. Le mérite de l’écrivain aura été d’éclairer une catégorie de jeunes Martiniquaises, et ainsi de faire apparaître la stupidité de leur comportement. A la lueur de cette confession, il est permis de diagnostiquer le mal qui habite bon nombre d’Antillais. [3]

Beatrice Stith Clarke, et plus tard Clarisse Zimra, ont, chacune à leur manière, fait la lumière sur les enjeux politiques et idéologiques de l’œuvre de Capécia.

Cette étude se concentrera sur une problématique jusqu’à présent négligée dans la lecture du texte de Capécia, celle de l’enfance et de ses prolongements symboliques au politique et au social. Le récit de Capécia s’ouvre et se termine sur l’évocation de l’enfance: d’abord celle de Mayotte, ensuite celle de son fils Francois. Dans le premier cas, la configuration narrative de Mayotte insiste sur une construction gémellaire alors que, dans le deuxième, la représentation de l’enfant annonce un tiers-espace (concept emprunté à Bhabha), aire qui suscite l’inquiétude de la narratrice mais nourrit son imaginaire. À première vue, c’est un personnage secondaire, tout simplement lié à des souvenirs de sa mère à la Martinique, mais il symbolise ce pour quoi elle écrit son récit de vie. La présente lecture de Je suis martiniquaise de Mayotte Capécia examinera la configuration des relations interpersonnelles et les aperçus symboliques qui définissent la formation identitaire de Mayotte, passant ensuite au tiers-espace que symbolise l’enfant de Mayotte.

Antécédents historiques et indices paratextuels

Le statut politique de l’identité martiniquaise n’a certainement pas échappé à Capécia, d’autant plus que le titre établit d’emblée sa position: «Je suis martiniquaise». La relation auteure-narratrice-personnage concourt à signaler l’intériorisation des contradictions sociales qui caractérisent l’existence quotidienne de Mayotte. Le titre du récit, Je suis martiniquaise, engage une triple réflexion sur le sujet (je) et ses relations avec le présent (suis) et la situation politique de son île natale (martiniquaise). Cette déclaration d’identité souligne d’emblée l’étroite relation qui se noue entre l’autobiographie (la mise en écriture du «je»), ses jeux et ses enjeux temporels et la portée politique de ce positionnement. La naissance de François coïncide, au niveau historique, avec le transfert du pouvoir, l’administration vichyssoise cédant la place à celle du régime gaulliste.

Le récit privilégie une tranche importante de l’histoire martiniquaise, la période de la deuxième guerre mondiale. Quoique le récit débute une dizaine d’années plus tôt, les événements politiques apparaîtront sous la thématique des conflits sociaux et raciaux entre diverses couches de la population martiniquaise. Il est à noter que la publication et la parution de Je suis martiniquaise en 1948 coïncide aussi avec un transfert de pouvoir politique: celui du statut de colonie à celui de département français (titre qui accorde tous les droits et privilèges de la citoyenneté française aux peuples des anciennes colonies). Selon Roger Toumson, les romans de Capécia résument les aspirations contradictoires qui ont inspiré ce changement statutaire de 1946:

Ils formulent l’aspiration, alors largement partagée, à un syncrétisme racial et culturel (…) Le mythe idéologique du métissage, où trouve sa base d’appui la double postulation du respect des spécificités antillaises (…) et du maintien des liens économiques et politiques privilégiés avec la métropole, donne libre cours au fantasme de la fusion des races. [4]

Contrairement à l’hypothèse de Toumson, cette étude montrera que Je suis martiniquaise de Capécia reconstruit les lieux de tension politique et sociale aux Antilles, non dans le but de faire la promotion de la citoyenneté française, mais dans le but d’en interroger les principes de base, surtout pour ce qui est de l’acceptation de la différence. Chez Capécia, le métissage et le pluralisme culturel sont sources de heurts et de malheurs, d’autant plus que les seuils de tolérance sont fortement limités dans le contexte d’une «liaison» avec la France.

Structure et schéma narratifs sous le signe de la gémellité

Au niveau de la configuration narrative, Je suis martiniquaise se divise en deux parties: la première, la plus chargée, consacre une large part à l’enfance et à l’adolescence de Mayotte; la deuxième se concentre sur sa relation amoureuse avec un jeune officier français et se termine sur son incertitude quant à son avenir et celui de leur enfant. Les chapitres les plus longs, notamment le premier chapitre de chacune des deux parties, ainsi que le dernier chapitre du récit, ont trait aux trois moments marquants de Mayotte: son enfance, sa liaison avec André et l’enfant qui naîtra de leur union. D’après la longueur des chapitres, on décèle les rapports de correspondance qui rattachent l’enfance de Mayotte (situation initiale) à l’enfance de François, son fils (situation finale).

Les nœuds de tension se trouvent dans les interstices du récit. À titre d’exemple, la narratrice présente comme un fait accompli sa relation avec André, son amant blanc. Le déroulement du récit a pour but de retracer et d’expliquer les jalons de cette relation. Il est aussi important de noter que l’écriture de Capécia est empreinte d’ironie comme en attesteront les cas suivants. D’abord au niveau narratif, on perçoit son refus d’entrer dans le vif du sujet, et pourtant tout ce qui suivra se rapportera précisément à ce non-aveu:

Je venais d’arriver à Paris. J’y étais venue pour me marier, mais cela, c’est une histoire dont je ne veux pas parler… (JM, 21)

Les points de suspension à la fin de la citation ne signifient pas le non-dit mais le trop-dit. C’est manifeste lorsque Mayotte essaie d’exprimer ses sentiments sur la perte de sa mère. Elle relate les événements particulièrement troublants avec une pointe d’ironie et d’étrangeté, comme pour les exorciser:

Je ne veux pas parler des détails de la cérémonie mortuaire, du chagrin bruyant de mon père, de l’agitation sans objet de Francette. Pour moi, tout s’était passé comme dans un rêve (JM, 70).

Le refus ou l’impossibilité de dire est signe d’un présent trop lourd de souffrance et d’angoisse, d’où le besoin de prendre ses distances tant sur le plan langagier (silence) que sur le plan réel (rêve). Par ailleurs, au niveau symbolique, Mayotte peut être perçue comme le «prix» d’André mais cette image est aussitôt renversée. André, figure d’autorité par son titre et son rang dans le corps militaire français, dépendra de Mayotte pour remplir les tâches domestiques et pour faciliter son entrée dans divers cercles sociaux.

Par ailleurs, la construction gémellaire du récit narratif et la chaîne des événements contribuent à la multiplication des dédoublements tant au niveau épisodique qu’au niveau des séquences narratives, descriptives et argumentatives. Au niveau épisodique, on peut citer les cas suivants: bracelet en or de Loulouze (en or), bracelet en bois de Mayotte (JM, 18, 20); bague d’Horace, bague d’André (JM, 146); décès de sa mère, décès de son père; deux amants, Horace et André; relations tendues avec deux domestiques, Ophélia et Elvire; deux scènes de jalousie (JM, 136, 152); deux apparitions de sa mère (JM, 175).

Les séquences narratives descriptives spatio-temporelles privilégient aussi l’idée de double. La mesure du temps, basée sur le calendrier (deux ans… JM, 69) ou sur les cataclysmes naturels (deux éruptions volcaniques, d’abord celle de Saint-Pierre, puis celle de Carbet) ou sur l’emménagement d’un espace (deux maisons d’enfance et deux lieux de résidence avec André), concourent à souligner l’épaisseur du temps. La répétition des séquences narratives argumentatives joue sur la structure du double pour renforcer l’axe thématique du récit, par exemple: «la vie est difficile pou’ une femme (…) su’tout pou’ une femme de couleu’…» (JM, 20, 58). Et encore doit-on ajouter le double jeu de la correspondance: la lettre de rupture d’André est suivie par la lettre de réconciliation de son père. À tout prendre, le texte de Capécia est bâti sur des ambivalences telles que l’ironie, la répétition, la juxtaposition des séquences, tandis que la manipulation, ou la rupture avec les discours politiques, rend visibles les lieux de l’oppression. [5]

Le sujet sous le signe de la gémellité

Le texte se présente et se lit comme une autobiographie: l’auteure, la narratrice et le personnage suivent selon toute apparence le «pacte» conventionnel formulé par Lejeune. Or le sujet, l’histoire et l’écriture de ce texte se fondent sur des principes épistémologiques contradictoires ou des faux-fuyants qui ébranlent la cohésion apparente du texte. Au niveau mimétique, la narratrice se trouve excentrée. Elle habite à Paris où l’étrangeté du lieu l’angoisse et l’amène à écrire. Son rapport à l’écriture est motivé par un sentiment de non-appartenance et de déception. La saleté de la neige, la blancheur, le froid, sont évoqués et enclenchent chez elle un besoin «nostalgique» de faire un saut imaginaire vers son île natale:

C’est alors que j’ai noté quelques souvenirs de mon pays, de mon enfance. (JM, 21)

Le souci de relater son histoire depuis sa toute petite enfance oblige à une démystification, comme nous le révèle la narratrice sous le couvert d’une analogie:

Il s’est arrêté de neiger, les rues de Paris sont redevenues sales, mais j’avais pris du plaisir à écrire, et maintenant je continue bien que le printemps soit venu et qu’il fasse moins froid. (JM, 21)

À titre d’«immigrée en terre étrangère» [6], la narratrice concevra son projet d’écriture comme une vocation, comme un cri libérateur dans la mesure où l’exode est pris au piège du récit. De l’hiver au printemps, du sentiment d’aliénation au retour sur la conscience, l’épaisseur du présent force à une remontée dans le passé: ce mouvement rétrospectif devient lumière et, par un retournement naturel, s’ouvre sur une prospective créatrice, la projection devenant projet.

Autobiographie et gémellité

Dans son étude sur le mode autobiographique, Mikhaïl Bakhtine tient à une distinction entre le moi-auteur et le moi-pour-moi lesquels rivalisent dans la mise en écriture du sujet.

L’auteur de la biographie, c’est l’autre possible, celui dont j’admets le plus volontiers l’emprise sur moi, dans la vie, celui qui se trouve à mes côtés lorsque je me regarde dans le miroir… c’est l’autre possible qui a pénétré dans ma conscience et qui, souvent, gouverne ma conduite, mon jugement de valeur et qui, dans la vision que j’ai de moi-même, vient se placer à coté de mon moi-pour-moi[7]

Cet autre possible représente donc l’idéologie dominante qui impose un système de pensées et un système de valeurs étrangers au vécu des personnages. Mayotte vit ce moi-auteur pour toute la Martinique quand elle commence à façonner sa vie d’après les valeurs du monde blanc, celles des lecteurs possibles de son autobiographie.

La nature autobiographique du récit reflète à la fois l’unité d’un sujet et une dualité et renforce la problématique de la gémellité, elle aussi unité et dualité (identité unique du corps, identités plurielles des individus). [8] Dès les premières lignes de son texte, la narratrice nous signale le mode de lecture à adopter: celui de la gémellité. «Lorsque nous étions petites, ma sœur jumelle et moi, nous nous ressemblions tellement que notre mère devait nous faire rire pour nous reconnaître» (JM, 7). Très tôt dans sa vie, Mayotte se voit dans Francette et déclare «(…) c’était comme si je me regardais dans un miroir» (JM, 47). Il est intéressant de noter que les deux sœurs sont toutes les deux mulâtres, et que cette identité métisse influera également sur leur perspective et leur interprétation du réel.

Dans The Psychology of Twinship  [9], Ricardo Ainslie prétend, à partir de ses observations et de ses examens, que les jumeaux et les jumelles rencontrent souvent des difficultés particulières dans le processus de formation identitaire. C’est précisément la double nature du sujet qui pousse à chercher une identité individuelle. Le jumeau, comme la jumelle, a tendance à se comparer constamment à son double (l’autre qui projette l’image de soi). Il s’ensuit assez souvent que les jumelles divisent entre elles des traits polarisés afin d’éviter le conflit dans la recherche d’une identité individuelle. Une jumelle peut manifester des traits plutôt masculins, tandis que l’autre exprime des traits plutôt féminins. Cette polarisation sert très souvent à consolider l’identité individuelle et l’amitié des jumelles. Mais le conflit s’avère inévitable et ne peut qu’éclater dans l’espace étroit où se meuvent les jumelles. Selon Ainslie, en Amérique du Nord, la mythologie populaire présume une intimité particulière entre deux jumeaux. Cette mythologie traduit une perception idéalisée de la liberté, de l’égalité, de la fraternité dans notre société.

Par contre, dans le contexte de la Caraïbe, les tensions ouvertes pulvérisent de telles illusions. Comme Maximilien Laroche le remarque, l’écrivain haïtien relate l’histoire d’une lutte entre frères ennemis. [10] La thèse de Laroche, selon laquelle la problématique de la gémellité dans la littérature haïtienne reflète celle des contradictions jumelées qui déchirent le pays, peut également s’appliquer à toute la Caraïbe, malgré les particularités historiques et politiques propres à chaque île.

Chez Capécia, la relation gémellaire ne va pas faciliter la tâche, car elle témoigne de la difficulté de faire respecter les spécificités antillaises dans le contexte d’une liaison avec la France. En effet, la narratrice insiste sur les différences multiples, voire les tensions psychologiques entre elle et sa sœur Francette: «Pourtant, nous sommes très différentes de goûts et de caractère. «Moi, par exemple, je n’ai jamais été très douée, j’appris à marcher beaucoup plus tard que Francette» (JM, 7). Cette distinction des jumelles sur les plans psychologique et physiologique traduira également les prises de position divergentes au cours de leur vie. Mayotte manifeste le besoin de se distinguer de son double par une polarisation des traits immobilité/mobilité, masculin/féminin, beauté/laideur. L’univers des deux sœurs sera scindé par les parents: Mayotte vivra chez ses parents pauvres, Francette chez sa tante riche. La séparation des jumelles pour des raisons économiques va transformer à jamais les relations sororales.

Sémiotisation des figures gémellaires

Comme dans l’hypothèse de Laroche selon laquelle la tension entre jumeaux traduit une société divisée, le rapport entre Mayotte et Francette reproduit en effet les tensions entre classes sociales. Cet écart de classes figure dans les deux premières pages de son texte. Décrivant sa séparation de sa sœur jumelle dès leur petite enfance, Mayotte observe: «Je restai donc seule à la maison, une maison de bois avec un toit de chaume, une maison de pêcheur à l’extrémité du village de Carbet, une maison à un étage, comme en habitaient les gens de couleur ou les blancs pauvres» (JM, 7). Étant donné sa conscience sociale, elle s’identifie avec les marginalisés. Par contraste, elle associe sa sœur avec les créoles riches qui jouissent de leurs privilèges.

Francette, comme son nom le suggère, en vient à symboliser l’enfant de la France. Elle respecte les normes et le système de valeurs que sa tante lui inculque. Aux yeux de Mayotte, Francette est l’enfant choyée élevée par sa tante riche, qui lui prodigue une éducation religieuse et lui obtient les leçons particulières d’un précepteur (JM, 77). Elle incarne le personnage ayant des liens étroits avec les institutions coloniales, notamment l’école et l’église. Elle souscrit à leurs systèmes de pensées, fidélité qui générera de multiples disputes entre les sœurs du fait qu’elle interprète tout autre raisonnement comme une forme de déviance. Le ton moralisateur et la foi inébranlable de Francette en «Monsieur le Mai’» et «Monsieur le cu’é» dérangeront à tel point sa sœur qu’elle l’accusera de tenir «un langage diabolique» (JM, 89).

Par contre, Mayotte, dont le nom fait référence à la topographie africaine (petite île de l’archipel des Comores), en vient à symboliser l’héritage africain du peuple martiniquais, une figure de refus et de contestation, d’où ses multiples rixes avec les institutions du pouvoir colonial. Elle se rebelle à sa façon contre les institutions françaises, préférant laisser tomber ses études et ses classes de catéchisme pour explorer l’espace martiniquais. Elle crée le groupe les «Mauvaises Herbes» et en planifie les activités clandestines qui pourraient constituer des formes de marronnage.

Il est intéressant de noter que l’auteure nous montre que la mobilité économique de Francette n’élargit pas son champ d’action. Tout au contraire, Francette est constamment enfermée dans la maison, alors que Mayotte se ballade avec ses amis à travers champs et rivières. Au début du texte, Mayotte ne souffre pas de voir sa sœur vivre sous les contraintes de l’église et de l’école. Mais lorsqu’elle commence à faire face aux vicissitudes de la vie, après la mort de sa mère, elle perçoit l’injustice de ne pas bénéficier des privilèges de sa sœur, et ne supporte plus la disparité économique:

Ce fut à cette époque de ma vie que naquit chez moi un sentiment qui m’a fait beaucoup de mal: celui de l’injustice. Je n’étais pas jalouse de Francette; mais, lorsque je la voyais si bien habillée, si bien élevée, si choyée et si gaie parce qu’elle n’avait pas de soucis, je me disais que je n’avais pas de chance. (JM, 76)

Les jumelles étant nées égales, c’est le hasard qui élève l’une à une classe privilégiée et rejette l’autre à une classe opprimée. Mayotte regrette que l’injustice vieillisse prématurément les enfants (JM, 133). Après le décès de sa mère, elle se rend compte de l’infantilisme de sa sœur, qui ne s’inquiète de rien (JM, 136). A plusieurs reprises, l’auteure se sert de la figure de la gémellité pour souligner l’arbitraire d’un système de classes. Le renversement des rôles de Francette et de Mayotte accentue davantage ce rôle du hasard. La mort de la tante renvoie Francette à la maison paternelle, tandis que Mayotte découvre de nouveaux privilèges dans sa liaison avec André. Quand cette dernière revient finalement chez son père, Francette se plaint à son tour de son sort:

Pendant que tu t’amusais en ville, je montais su’les cocotiers comme un jeune singe. J’ai même coupé des a’b’ pu’ fai’ du cha’bon. (JM, 194).

Les tensions entre les deux, et le renversement de leurs rôles respectifs, mettent en lumière leurs divisions profondes et le caractère imprévisible du réel antillais. Capécia semble suggérer que l’absence de solidarité et les rivalités continues entre classes font obstacle à une identité nationale.

Outre l’effet du hasard, l’inscription de la gémellité soulève aussi la question de la double appartenance à des traditions philosophiques de pensée africaine et euraméricaine. Allusion est faite au quimbois, aux croyances populaires, au vaudou grâce à Mayotte alors que Francette se voue à l’église à tel point qu’elle prend la décision d’entrer au noviciat. Chez Mayotte, la pratique de la religion est plus formelle que ressentie sincèrement. Elle préfère les défilés du Carnaval et ses figures merveilleuses, telles la guiablesse, Vaval, le zombi… Elle est plus sensible au rituel du Carnaval car, à ses yeux, le spectacle s’apparente au théâtre où chacun/e peut se divertir et donner libre cours à son corps (JM, 127). Au silence imposé lors des cérémonies religieuses s’oppose l’expression bruyante des participants du Carnaval, lesquels «(…) parcourent les rues en chantant, hurlant, courant et dansant (JM, 128).» Mayotte est intriguée par le Carnaval car elle y voit l’exorcisme des codes sociaux et constate le pouvoir séducteur de la femme. Il est significatif de noter que sa métamorphose en loup pendant le Carnaval fait écho au comportement licencieux de son père auprès des jeunes filles. Alors que sa mère prie et pleure en cachette devant la découverte de l’infidélité de son mari, Mayotte se révoltera. Si la mère a pu la protéger pendant son vivant, il en est tout autrement après son décès. Mayotte ne peut supporter que son père sorte avec «(…) une jeune fille qui n’était guère plus âgée que moi» (JM, 87). La présence d’une autre, d’un double ayant le pouvoir de séduire la figure d’autorité que symbolise son père, l’amène à se voir dans le miroir de sa mère, à se ranger du côté des faibles. Si l’on considère que, depuis son enfance, elle se plaît à disposer de sa personne comme bon lui semble, ce sentiment d’impuissance qui l’envahit intensifiera et fera éclater la relation père-fille.

Mayotte vs l’autorité paternelle

La présence du père est marquante dans la vie de Mayotte. [11]  Étant donné que sa mère meurt très jeune, c’est le rapport avec le père qui aura des répercussions sur les programmes narratifs du personnage. Sa gourmandise (JM, 7, 23, 29, 31) est en étroite relation avec l’avarice de son père (JM, 75). Elle partage les qualités qui, dans le texte, se manifestent plutôt chez les personnages masculins: l’indépendance, la «passion pour le jeu, le sport, la bagarre…» (JM, 8). Ses qualités de leadership se révèlent dans l’équipe des «Mauvaises Herbes» (JM, 10).

La mise en filière des images est à cet égard intéressante. En décrivant les combats de serpents et de mangoustes (JM, 77-80), Mayotte se révèle à elle-même et au lecteur. Sa prédilection pour la mangouste, l’adversaire défavorisée, correspond à sa propre situation. Mayotte explique que «(…) la bonne mangouste était toujours victorieuse du méchant serpent qui finissait par se laisser traîner par elle sans plus se défendre». La sexualisation du combat entre la mangouste et le serpent évoque les conflits des relations avec son père, et trahit son souhait de renverser l’autorité paternelle. Elle se lie d’amitié avec deux compagnons d’enfance et d’adolescence, qui sont tous les deux noirs (Paul et Horace). Elle s’est fiancée avec ce dernier, mais elle rompt avec lui après sa querelle avec son père. Elle s’en prend à lui et à tous ceux qui lui renvoient l’image de son père. Et encore, dans le chapitre où la narratrice reproduit le cadre naturel de son premier acte sexuel avec Horace, Mayotte rappellera également la scène de la rencontre du zombi. L’interrelation des deux séquences, celle de l’éveil de la sexualité avec celle de la zombification, est significative. Au niveau de la structure et de la symbolique du texte, la relation entre les sexes semblerait déboucher sur une inquiétude, celle de la passivité, du retrait ou du refus d’engagement de sa personne. Ayant observé le sort de sa mère, puis celui de la nouvelle épouse de son père, elle veut sauvegarder sa liberté coûte que coûte, de peur de subir le même sort qu’elles.

Au miroir du présent: les rapports entre femmes

Le récit favorise les programmes narratifs de Mayotte et de celles qui projettent une image de la femme noire dans le contexte politique et social de la Martinique. Le cas de Loulouze nous fournit un bon exemple. Les deux éléments de son nom (lou/lou) préfigurent l’ambivalence de sa «mission» comme on le voit dans les deux parties du texte où elle joue un rôle stratégique. Elle annonce le destin de la femme en signalant le cercle vicieux, le déterminisme biologique et social de la Martinique. La déclaration de Loulouze: «La vie est difficile pou’ une femme, tu ve’as, Mayotte, su’tout pou’ une femme de couleu’…» (JM, 20, 58) sert de refrain à l’histoire personnelle des deux femmes. L’une et l’autre deviendront blanchisseuses non par choix mais par la force des circonstances, pour survivre. Puisque l’inégalité des relations raciales à la Martinique fait obstacle à la mobilité socio-économique du peuple antillais, ce métier de blanchisseuse, dans le texte comme dans le contexte, abonde de connotations péjoratives et renvoie plus souvent à la politique d’assimilation en vigueur.

Par ailleurs, Mayotte a tendance à admirer la vision et les qualités masculines, comme nous le suggèrent son comportement et son choix de costume pendant le Carnaval, mais la narratrice suggère que c’est dû aux images que lui renvoient sa sœur, Loulouze et sa mère: celles de la soumission, de l’obéissance, du sacrifice et de la résignation. Au fur et à mesure que se déroule le récit, Mayotte se rebelle de plus en plus contre les forces sociales qui lui prescrivent un rôle subalterne. Bien des fois, son désespoir d’être femme exacerbe son caractère jusqu’à des conflits interpersonnels. Tout au long de sa relation avec André, elle craignait avant tout d’être considérée comme une enfant: «Alors une crainte me prit: ne me traiterait-il pas dorénavant en enfant, comme font en général les blancs qui ont des liaisons avec des filles de couleur» (JM, 139). La relation enfant/adulte fait la lumière sur les relations entre les sexes et dénonce les discours sociaux qui font obstacle à l’épanouissement de la femme. Le statut de dépendance de la femme fait écho à celui de son île perçue et symbolisée au féminin. La narratrice reprend et modifie le refrain de Loulou sur le statut de la femme noire aux Antilles pour ajouter sa mise en infériorité par l’homme:

Seulement une femme de couleur n’est jamais tout à fait respectable aux yeux d’un blanc. Même s’il l’aime, je le savais. (JM, 202)

Sous le couvert symbolique de la femme, la narratrice montre les effets psychologiques des politiques de domination, tant dans la sphère privée que dans la sphère publique.

Gémellité et enjeux du pouvoir

Puisque les jumelles se ressemblent et projettent la même image, le jugement des autres est capital dans leur formation identitaire. Le critère distinctif de la beauté devient d’autant plus incisif chez elles (JM, 83, 152). Mayotte prend conscience de sa beauté d’après les regards des blancs, quand elle accompagne André au gala. Grâce aux recommandations d’André, «(…) toutes les têtes se tournèrent vers nous et je vis, dans tous ces yeux d’hommes et de femmes, que j’étais belle» (JM, 152). Il faut noter que Mayotte cherche la confirmation de sa beauté d’abord chez sa sœur, puis chez les figures de l’autorité: le curé, l’officier. Elle cherche paradoxalement l’approbation de ceux contre qui elle se révolte. Malgré les fortes différences de caractère qui distinguent Francette de Mayotte, les jumelles sont toutes les deux vulnérables aux regards de l’autre. Leurs amants (Georges/André) deviennent juges de leur beauté, de leur mérite, de leur estime personnelle. De ce fait, Mayotte rivalise avec sa sœur et redouble d’efforts pour séduire ceux qu’admire Francette; elle n’hésite point à assumer l’identité de sa sœur pour séduire Georges, un cher ami de Francette. Une fois éprise du curé, elle se remet à ses leçons, et passe l’examen de sa première communion. La représentation de la cérémonie qui marque sa réussite suggère la transformation d’identité implicite dans cette réconciliation avec l’Église. Le «garçon manqué» (JM, 8) qui essayait de noircir les blancs avec son encrier porte pour l’occasion une robe d’une «éclatante blancheur» (JM, 65). Cette première transformation prépare Mayotte pour sa liaison avec André. Le choix d’un amant français entraîne encore un rapprochement avec le monde blanc. Quoiqu’elle retienne son accent et refasse la maison à sa façon, elle manifeste une aliénation grandissante vis-à-vis d’elle-même et des siens. Retournant à son village natal avec André, elle constate: «Je le trouvai si petit que j’en eus une sorte de pitié. Mais, peut-être était-ce moi qui avais grandi…» (JM, 162).

Lorsque le regard de l’amant fait autorité, il influe non seulement sur l’identité de la femme mais il la transforme en objet de son regard. Quoiqu’elle exprime son désir de se pavaner en public avec André, son amant blanc, elle sait très bien qu’elle brave les interdits et devra en subir les conséquences: «(…) les blancs n’épousent pas une femme noire» (JM, 131). Étant donné l’absence de débouchés, Mayotte voit en André la possibilité d’améliorer tant bien que mal sa situation économique. Ses deux amants n’ont pas le même statut au niveau du récit. Horace, son premier amant est noir et suscite en elle des sentiments de tendresse. La narratrice du récit décrit la première relation sexuelle comme étant «une union pure et complètement naturelle» (JM, 99). Quand elle se liera avec André, c’est lui qui percevra leur relation comme étant «pure», elle insistant plutôt sur les différences: «(…) rien n’était fait pour nous unir, ni mon pays, ni nos races, ni nos origines, ni nos éducations» (JM, 137). Le fait qu’elle caractérise André par négation est, à cet égard, révélateur de la distance entre les deux amants. À ses yeux, André n’est pas beau, n’est pas noir, n’est pas grand, n’est pas pauvre, n’est pas coureur de jupes…. Il est tout simplement le contraire des hommes qu’elle a connus. En d’autres termes, André ne lui rappelle ni son père ni son premier amant Horace. Elle sera, elle-même, consciente des conséquences de leurs relations: «[..] je me sentais devenir autre» (JM, 139). Le recours à des termes tels «appartenir» ou «avoir la permission» pour décrire les dynamiques de sa relation avec André suggère sa transformation en objet. C’est tout de même Francette qui l’oblige à voir le réel. Lorsque Mayotte rend visite à sa sœur pour lui faire connaître André, Francette s’exclame: «Tu as de la chance… tu es heu’euse» (JM, 164), et l’autre répond «tristement» par l’affirmative. Francette déclenche très souvent chez Mayotte un examen de conscience.

Puisque Mayotte ne veut pas subir le sort de sa mère, elle choisit un amant avec qui elle ne veut pas s’engager à long terme. À la fin, elle se trouve amoureuse de lui, recherchant une relation là où André ne cherchait qu’une possession. Elle croit pouvoir jouer la comédie, mais ses émotions la trahissent: «Je pensais que j’avais un amant merveilleux! Un blanc! Un officier!» (JM, 130). André essaie à plusieurs reprises de la transformer à son image. Il lui fait «la lecture d’un poème de son pays» (JM, 114), il l’amène au cinéma ou à un concert», il lui fait connaître la musique classique (JM, 119). Nulle part dans le récit ne voit-on André s’intéresser à la culture antillaise; au contraire il invite Mayotte à épouser UN système de pensée, le sien. En cédant à ses avances, elle sait très bien que cette relation est éphémère, et il est évident que la raison, à elle seule, ne définit pas ses relations avec André, d’autant plus qu’elle s’acharne à se conformer aux fantasmes de son amant. Toute relation étant inégale, elle choisit l’homme qui améliorera son statut socio-économique, sans pour autant prendre en considération cette dimension de l’affectif qui entre en jeu. Tout comme dans ses relations sociales, le hasard intervient dans ses relations intimes sans qu’elle puisse tracer sa propre voie.

Cette dépendance dans l’amour n’est pas sans lui causer du souci. Elle est très consciente des frontières et des relations inégales entre les races, entre les cultures et entre les sexes. Puisque le politique paralyse les relations interpersonnelles, la narratrice en vient à se demander si l’amour ne contribue pas à l’oppression sexuelle. Au niveau de l’intention du récit, on reconnaît que Mayotte et Francette ont tendance à accorder la détermination de leur identité d’après le regard autoritaire du pouvoir colonial; mais, au niveau de la narration, l’ambivalence sollicite le lecteur à prendre ses distances par rapport aux discours politiques et sociaux. Je suis martiniquaise établit un lien entre la puissance et la jouissance, en soulignant les dimensions politiques et sociales rattachées à la relation personnelle dans le couple. Présentée comme un fait accompli, la liaison amoureuse déclenche le nœud du récit puisqu’elle en investit toutes les étapes. Le quimbois que lui laisse sa domestique sonne le glas d’une stabilité quelconque avec André. Le quimbois représente un tournant dans le récit car il coïncide avec la fin de l’administration vichyssoise et la montée du régime gaullien. Il s’ensuit que ce transfert de pouvoir ne fait qu’aggraver la situation personnelle de Mayotte. André, un officier blanc français stationné à la Martinique la quitte, et elle se trouve méprisée par sa communauté en raison de sa liaison avec lui.

Le legs de Mayotte: l’enfant

D’après Je suis martiniquaise, on serait porté à croire que la configuration du récit est déterminée par la double scène de représentation [12] (celle de la narratrice et celle du personnage, celle de la réalité sociale et celle d’une cosmogonie merveilleuse, celle du dit et du non-dit… ). Or l’inscription de l’enfant déstabilise les paramètres du récit. Il y aurait même lieu de parler d’un tiers-espace, qu’on pourrait rapprocher de la notion de «dossa» élaborée par Maximilien Laroche. Je suis martiniquaise offre, sous le couvert d’un récit autobiographique, trois paradigmes d’enfance correspondant à Mayotte, à Francette et à François. Les deux premiers paradigmes sont contemporains et s’inscrivent dans l’opposition. Le troisième, séparé par un écart temporel assez important, opérera un déplacement ou un ébranlement de ces deux pôles opposés tant sur les plans du thématique que du symbolique.

Le paradigme de l’enfance est un moyen d’intervenir dans les champs d’opposition que la narratrice évoque sur le plan social: la race, la classe, la religion et le sexe. La succession des deux premiers chapitres insiste sur l’écart temporel entre le passé remémoré et la vie au présent. La remontée à son enfance ainsi qu’à celle de sa sœur jumelle jette de la lumière sur les contradictions de sa vie. La présence de l’enfant remet en cause les motivations de la narratrice, et invite à une distance critique vis-à-vis des modes de pensée qui favorisent la binarité.

Si Mayotte et Francette oscillent entre les qualificatifs de pauvre/riche, prolétaire/bourgeoise selon le hasard, François pour sa part n’a pas de statut fixe. Il se glisse entre les classifications culturelles et raciales où il est français/antillais, ni français ni antillais, français non antillais, antillais non français… Mayotte n’insiste pas sur le versant positif de cette relation. Elle essaie plutôt d’oblitérer la honte et le mépris (JM, 193), mais ne peut s’empêcher de revoir son enfant en soulignant sa différence: il ressemble «trop» à son père (JM, 187), sa peau est «trop blanche», elle est fière de lui «quand même qu’il soit blanc» (JM, 201). On pourrait voir là un renversement de sa prise de position initiale alors qu’elle était fascinée par la race blanche. On n’a qu’à se rappeler sa grande surprise devant le fait de découvrir que sa grand-mère était blanche, ou devant le fait d’avoir un amant blanc. Si, à un moment donné, on pouvait croire à une fusion des identités des deux sœurs (JM, 198), symbolisée par l’interchangeabilité et l’usage indifférencié de leur passeport, on mesure finalement la distance qui les sépare par leur appréciation personnelle de certains discours sociaux, notamment sur la relation avec André ou le statut du fils. [13] La présence de l’enfant et son droit à la différence mettront fin à la relation gémellaire initiale. Les préjugés de Francette, qui correspondent également à ceux des villageois de Carbet, empêchent l’adaptation du fils à la Martinique. Mayotte est perçue comme une «traîtresse», une «pécheresse», pour avoir transgressé les codes raciaux. La notion de péché est plusieurs fois évoquée, surtout à propos de son enfant (JM, 196, 198). L’enfant, honni par Francette (JM, 196) et par la communauté (JM, 190-191), renvoie dans leur discours au «crime» ou au «péché» de la mère. Par conséquent, Mayotte se préoccupe du présent et de l’avenir de son enfant.

Ce souci maternel la conduit à revoir son propre lien filial et à se réconcilier avec son père, qui l’impressionne par son attitude envers son petit-fils: accueil sans réserve, protection contre l’hostilité de la communauté, transmission du savoir. Jadis froide figure du pouvoir, il a maintenant le visage de la bonté humaine:

Je restai donc seule avec mon Père et mon fils. Ceux-ci s’entendaient très bien. Ils aimaient jouer ensemble. (JM, 198).

Mayotte verra en lui une force positive pour son enfant, et elle restera à son chevet jusqu’à son dernier soupir. Elle se rappelle avoir senti la vie, la force de son père passer en elle, force qui lui donnera le courage de se frayer un chemin vers l’avenir en bâtissant sur le passé. Il est donc peu surprenant qu’elle n’embrasse aucun système politique ou religieux (christianisme, marxisme, socialisme…) même confrontée constamment à de tels codes. L’œuvre de Capécia ne fait ni l’apologie de la négritude ni l’éloge du nationalisme français. En effet, son récit ouvre une clairière dans l’entre-deux, juste assez rassurante pour servir de tremplin – à travers une interrogation sur la binarité et son organisation – tremplin vers un horizon de mouvance et d’ambivalence. André abandonne Mayotte au moment de la naissance de leur fils. Sur le plan symbolique, l’auteure semble suggérer ici un manque d’engagement du gouvernement français vis-à-vis de la tentative de créer une société nouvelle. Dans Je suis martiniquaise, l’expérience de l’après-guerre n’améliore pas les relations raciales aux Antilles. André, Francette et toute la communauté de Carbet refusent d’accepter François et empêchent le projet d’établir un ordre nouveau.

L’Enfance: temps et espace fluides

Si les programmes narratifs des personnages s’inscrivent en fonction du double et du multiple, l’enfant montre la complexité et l’ambivalence du réel. La rupture et l’ouverture occasionnées par la présence de l’enfant a pour fonction d’ébranler les certitudes et de créer un espace fluide ou mouvant qui permettra à la narratrice de rétablir la relation nature/culture qui l’avait toujours soutenue au cours de son enfance et son adolescence. Bien que le programme narratif de Mayotte débouche sur l’incapacité de se forger un espace à elle, les aperçus symboliques interviennent dans le récit pour valoriser les rapports positifs entre l’être et la nature. Ces liens laissent entrevoir un espace ouvert sur le possible.

Pour remédier aux conflits d’ordre culturel, Mayotte situe Carbet dans son espace naturel: «petit village serré entre la montagne et la mer» (JM, 162). Sur le plan descriptif, la narratrice nous fait le portrait de «sa maison de bois» et, au fur et à mesure de la relation des expériences de Mayotte, c’est le rapport élémentaire (l’eau, le feu, l’air et la terre) qui ressort. La mer et la vie marine (pêcheurs, oiseaux marins, poissons…) sont évoqués sous le mode nostalgique, et lui rappelleront toujours le village sur la mer. Le déménagement de la famille, d’un village au bord de la mer à une case située dans la campagne des terres de l’intérieur, suscitera chez Mayotte un malaise, un sentiment de serre chaude. Le village marin, c’est le lieu de son enfance, de son bonheur, le gardien de ses souvenirs (JM, 97, 99, 100, 130). Elle y puise des forces régénératrices et, où qu’elle aille désormais, elle ressentira toujours l’appel de la mer, ouverture au bonheur et purification salvatrice.

Elle retourne à son village natal après la guerre, pour faire connaître à son fils ce lieu lourd de souvenirs: «Je retrouvais ma rivière Cambeille, avec ses crues brusques comme des colères, les cris des oiseaux de la mer, le vent dans les palmiers, le grand souffle des vagues sur la plage» (JM, 112). La rivière ne reflète pas seulement son état d’âme, mais également son propre espace. La symbolique de la mer rejoint des caractéristiques nettement féminines: elle est protectrice (JM, 25, 50), nourricière (JM, 25), pourvoyeuse de plaisir et de bonheur (JM, 13). Mayotte se rappelle le soir où les enfants se rassemblent sur la plage et accourent pour «recueillir les fruits de mer que les pêcheurs avaient cultivés» (JM, 25). Au départ, la rivière satisfait sa soif sur le plan physique, elle en viendra à apaiser sa soif affective. Depuis sa tendre enfance, elle s’échappe au bord de sa «chère rivière» pour réfléchir (JM, 18). Après la scène de dispute avec son père à Fort-de-France, c’est au bord de la mer qu’elle se réfugie pour se calmer (JM, 116). La rivière de son enfance devient la mer de son adolescence qui devient l’océan de son âge adulte.

Il est vrai aussi que la symbolique de l’eau dans le texte est fortement rattachée à la sexualité. Après avoir entendu le chant d’amour de deux amants dont la pirogue se berçait sur la mer, Mayotte prend conscience des sentiments amoureux d’Horace. Leurs premières expériences sexuelles sur la plage, comme leur description, sont baignées des effluves marins. La narratrice évoquera les vagues qui jouent aux pieds, «la mer et cette plage où je venais d’être aimée» (JM, 104). Les relations avec les éléments servent de miroir à l’émoi, au tressaillement de la protagoniste. À plusieurs reprises, la narratrice nous décrit la vie intérieure de Mayotte qui transpose ses états d’âme sur les éléments de la nature, jusqu’à l’audacieuse prosopopée. L’eau entre en relation tantôt avec le feu tantôt avec l’air; la rivière, la Cambeille est ainsi décrite: « (…) elle pouvait d’un instant à l’autre se transformer en torrent furieux. Comme si une digue s’était rompue, un flot d’eau se précipitait alors avec un grondement qui ressemblait à celui d’une éruption» (JM, 10). Cette identification entre le sujet et la rivière ajoute comme un halo aux traits distinctifs de l’eau.

Gaston Bachelard signalera: «La plus délicieuse des possessions: avoir une rivière à soi. Alors vraiment les images de l’eau nous appartiennent; elles sont nôtres; nous sommes elles». [14] Mayotte n’apprécie pas seulement le calme mais aussi la turbulence de l’eau: «Orages de mon pays, comme j’aimais vos violences et les grandes vagues de vos pluies et cette eau des hauteurs, toutes chargées de vos foudres» (JM, 11). Mayotte dans sa jeunesse est à la fois susceptible et courageuse. Elle n’accepte pas le statu quo et transgresse les normes de sa société. Ses traits émotifs se reflètent sur la mer. Comme Mayotte engourdie par la mort de sa mère, «la mer sans vagues brillait comme de l’acier poli» (JM, 71) et, d’habitude mouvante et dynamique, elle est maintenant immobile et froide. Cosmogonie élémentaire, mais soutien dans les vicissitudes de la vie!

L’enfance et la recherche d’une écriture

Le choix du personnage de l’enfant et la manière de l’inclure dans le récit témoignent d’une nouvelle pratique d’écriture, caractérisée par le rappel des siens, la présentation de la réalité sociale, l’expression des lieux d’ouverture. La narratrice adulte, installée à Paris, s’interroge sur les mobiles de son projet d’écriture. Devant la neige, le froid, l’aliénation qu’elle ressent à Paris, elle tente par le biais de l’écriture un retour symbolique vers la Caraïbe. La narratrice s’applique à révéler les contradictions de sa vie et à montrer l’espace intercalaire où elle se trouve maintenant.

Avoir choisi de résider à Paris, comme d’avouer éventuellement l’échec de son projet de mariage (JM, 21), révèle l’intention ferme de l’auteure de mettre en veilleuse la solution de Mayotte. La narratrice connotera de façon négative l’espace parisien: «(…) les rues de Paris sont redevenues sales» (JM, 21). Fanon s’est contenté d’analyser les rapports entre le sujet et le récit de vie sans prêter trop d’attention à l’écriture, [15] au contraire de Capécia chez qui la symbolique de la gémellité et du tiers-espace vise à déstabiliser les assises du discours colonialiste, en explorant la diversité des êtres humains et la «fluidité» du langage.

Pourtant, l’ambivalence de sa situation n’est pas négative. La protagoniste ballottée entre deux pays (la France et la Martinique) se trouve dans un espace mobile, fluide, ouvert. La mer est toujours son refuge, son espace identitaire, la matrice de son écriture ainsi devenue espace mouvant dont les vagues guident le lecteur tout comme la mer guide les navires aux ports. Son projet d’écriture se transforme en flots, en vagues, pour abreuver l’enfant qu’elle était, l’enfant qui dort en elle, l’enfant qu’elle a mis au monde…. De ce fait, son projet d’écriture se veut porteur d’une énergie nouvelle pour transformer l’univers dans lequel elle se trouve. Sa vie comme l’histoire de son pays continuent mais ce qui leur donne un sens n’est plus ce qu’elle pensait. D’où la nécessité pour elle d’inscrire ses personnages dans le double espace naturel, faisant à l’occasion place au tiers-espace. L’écriture de Capécia se veut à la fois un devoir de mémoire (faire revivre les êtres chers de sa vie), de connaissance (écrire et donner sens à sa vie) et de régénération (espoir d’un meilleur avenir).

Le sentiment de solidarité avec les siens la pousse à essayer de dépasser la clôture du texte. Le dernier souffle de son père passe en elle, et elle répétera cet élan à l’égard de son fils (JM, 201). Le pont se construit entre père et fille, et plus tard entre mère et fils. Éthique et écriture se rejoignent dans la révélation du système de valeurs qui régit la société martiniquaise. Elle est toujours l’enfant de ceux qui «rodent» autour d’elle. Les conditions de son écriture ne sont pas seulement d’ordre matériel. Devant l’absence de tradition littéraire, l’auteure cherche sa place dans le temps, dans l’espace et dans un langage balisant les incertitudes de la vie, et tout en prenant ses distances vis-à-vis des procédés rhétoriques réducteurs.

Somme toute, le texte a certainement donné naissance à d’autres textes à l’exemple de l’œuvre magistrale de Fanon, Peau noire masques blancs[16] L’œuvre de Capécia se pose à la fois comme l’objet et le sujet de son texte, se soumettant ainsi à la double critique d’elle-même et du lecteur. L’enfant, tout comme son texte, devient l’objet des regards condescendants de la communauté. Elle anticipe la condamnation de ce texte. Même à titre d’écrivaine, elle se trouve orpheline car elle n’a aucune place dans sa société. Elle s’en trouve excentrée et tiraillée par les contradictions de son existence où l’Un et le Divers s’affrontent dans des négociations dont la solution ne peut se trouver dans la convention collective du moment. L’enfant créole n’a peut-être pas de voix, mais sa présence suggère déjà des métamorphoses et des orientations en gésine.


Notes:

1. Beatrice Stith Clark, «The Works of Mayotte Capécia (With Apologies to Frantz Fanon», CLA Journal 16 (1973): 425. «Peut-être les fils de Mayotte et d’Isaure ont-ils réussi à dégager des vestiges de la frustration, de la culpabilité et de l’humiliation de leur mère une forme d’héritage dont ils peuvent être fiers». [Je traduis.] Les citations renvoient toutes, sauf indication contraire, à cette édition du texte: Mayotte Capécia, Je suis martiniquaise (Paris: Éd. Corrêa, 1948) = JM. [retour au texte]
2. Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs (Paris: Seuil, 1952): 54.  [retour au texte]
3. Roger Toumson, La Transgression des couleurs (Paris: Éd. Caribéennes, 1989) II: 349.   [retour au texte]
4. Roger Toumson, La Transgression des couleurs, II: 345-346. Cf. l’article de Michel Giraud, «Political Subordination and Society in the French Antilles», Society and Politics in the Caribbean, sous la direction de Colin Clarke (New York: Presses St. Martin, 1991): 239-240.   [retour au texte]
5. Se dessine donc chez Capécia une identité fondée davantage sur l’idée d’un sujet à part entière que sur la catégorisation des individus. La critique de Fanon s’est penchée sur les deux facteurs (celui de la race et, à un moindre degré, celui de la classe) mais il a passé sous silence la question du sexe qui n’est pas sans importance.  [retour au texte]
6. Cette expression s’inspire de la déclaration de Moïse au moment où il accueillait son fils Guerchom né en terre égyptienne: «car, dit-il, j’ai été un résident [guér] en pays étranger». (Exode, II:22). Cette référence au livre de l’Exode mériterait une étude approfondie d’autant plus que la nouvelle génération d’écrivains antillais se penche sur la question de l’exil. À plus forte raison, on retrouve des passages entiers de l’Exode, retranscrits et intercalés dans L’Exil selon Julia de Gisèle Pineau (Paris: Stock, 1996).   [retour au texte]
7. Mikhaïl Bakhtine, Esthétique de la création verbale (Paris: Gallimard, 1984): 159.  [retour au texte]
8. Cf. les études de Maximilien Laroche, Le Patriarche, le Marron et la Dossa (Québec: GRELCA, 1988) et La Double scène de représentation (Québec: GRELCA, 1991).  [retour au texte]
9. Ricardo C. Ainslie, The Psychology of Twinship (Nebraska: University of Nebraska Press, 1985): 50-99.  [retour au texte]
10. Laroche, Le Patriarche, le Marron et la Dossa, 170.  [retour au texte]
11. L’analyse de Fanon n’a pas prêté beaucoup d’attention aux relations entre Mayotte et son père ni à leur mise en représentation.  [retour au texte]
12. Cf. les travaux de Maximilien Laroche: La Double scène de représentation, 19-23 et Sémiologie des apparences (Québec: GRELCA, 1994): 9-15.   [retour au texte]
13. Cf. Le Chant des sirènes de Marie-Thérèse Colimon-Hall (Port-au-Prince: Éditions du soleil, 1979), en particulier la nouvelle «Pour un plat de lentilles», où Aglaé-Euphrosyne usurpe l’identité de sa sœur et renonce à son identité nationale pour se rapprocher d’un amant qui appartient au monde blanc. Alors que Mayotte cherche une confirmation de son mérite chez un amant français, Aglaé cherche plutôt la survie auprès d’un amant haïtien qui habite aux États-Unis. Dans les deux cas, la relation avec l’autre passe par le renoncement à son identité nationale.  [retour au texte]
14. Gaston Bachelard, L’air et les songes (Paris: J. Corti, 1963): 226.  [retour au texte]
15. Cf. la réflexion de Bachelard sur la symbolique de l’eau: «L’eau est la maîtresse du langage fluide, du langage sans heurt, du langage continu, continué, du langage qui assouplit le rythme, qui donne une matière uniforme à des rythmes différents». L’air et les songes, 252.  [retour au texte]
16. Cf. le paradigme de la gémellité dans «Le Plat des lentilles» de Marie-Thérèse Colimon-Hall et «Tourment d’amour» de Gisèle Pineau (Écrire la parole de nuit, sous la direction de R. Ludwig, [Paris: Gallimard, 1994]: 79-87).  [retour au texte]


Sources critiques sur Mayotte Capécia

  • Alpha, Jenny. «Note sur Je suis martiniquaise» de Mayotte Capécia». Présence africaine, 1948.
  • Arnold, James A. «The Gendering of Créolité». Penser la créolité. Sous la direction de M. Condé et de M. Cottenet-Hage. Paris: Karthala, 1995. 21-40.
  • Bergner, Gwen. «Who is that Masqued Woman? or Th Role of Gender in Fanon’s Black Skin, White Masks». PMLA 110.1 (1995): 75-88.
  • Cook, Mercer. «Je suis martiniquaise». Journal of Negro History 34 (1949): 360-371.
  • Corzani, Jack. La Littérature des Antilles et de la Guyane françaises. Paris: Désormeaux, 1978. Tome 4: 199-210; 211-215
  • Coulthard, G. R. Race and Colour in Caribbean Literature. London: Oxford UP, 1962.
  • DeSouza, Pascale. «Inscription du créole dans les textes francophones: de la citation à la créolisation. Penser la créolité. Sous la direction de M. Condé et de M. Cottenet-Hage. Paris: Karthala, 1995. 173-190.
  • Fanon, Frantz. Peau noire, masques blancs. Paris: Seuil, 1952.
  • Johnson, Ilona et Christiane Makward. «La longue marche des Franco-Antillaises: Fictions autobiographiques de Mayotte Capécia et Françoise Ega». Elles écrivent des Antilles. Sous la direction de S. Rinne et J. Vitiello. Paris: L’Harmattan, 1997. 309-321.
  • Maugarny, Solange. «Femmes imaginaires, imaginaire de la femme.» Itinéraires et contacts de cultures 3 (1983): 83-91.
  • Paravisini-Gebert, Lizabeth. «Feminism, Race and Difference in the Works of Mayotte Capécia, Michèle Lacrosil, and Jacqueline Manicom». Callaloo 15.1 (1992): 66-74.
  • Stith-Clark, Beatrice. «The Works of Mayotte Capécia». CLA Journal 16.4 (1973): 415-425.
  • Toumson, Roger. La Transgression des couleurs. Paris: Éd. Caribéennes, 1989. 345-351
  • Zimra, Clarisse. «Patterns of Liberation in Contemporary Women Writers». L’Esprit créateur 17.2 (1977): 103-114.

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mis en ligne : 16 juillet 1999 ; mis à jour : 5 janvier 2021