Ananda Devi, « Mina »

Mina a un petit nom de fée de pomme de pin de chat frisotté de dé à coudre de rues décrottées de minuits défroqués de cœur bridé puis débridé, une petite poitrine plate de poule humectée de souris en maraude d’impasses égarées de lèvres écarquillées de lits étriqués de mains plurielles de châteaux de chanvre et de jeux de paille. Un corps de cassure de boursouflures de précoces vergetures entre deux portes ouvertes qu’on trouvera dans un caniveau depuis longtemps usé jusqu’aux aisselles usé jusqu’aux marelles de Sihanoukville ou de Bulawayo c’est du pareil au même toutes les Mina se ressemblent de pôle en pôle

Un nom de vierge qui trompe après que l’homme a payé pour l’hymen déchiré un nom à finir dans une caisse de contrebande parmi des pots de moutarde dans un port innommé où grouillent les chairs absentes et les inessences eau douce eau salée les corps dénombrés se balancent

Ciel cela n’a plus de couleur. Mina marche comme une endive blanche en lamelles elle perd de plus en plus de ses épluchures de ses écartelures bribes miettes écorces elle pèle et s’effrange souffle sur son innocence au bout de ses doigts brûlés l’homme n’a pas cessé les hommes n’ont pas cessé depuis combien de temps de temps effréné ébouillanté bien plus échaudé que les chats qui n’ont jamais jamais craint l’eau froide c’est les petits corps qui trinquent plus sûrement que les chats de gouttière lorsqu’au bout de la nuit revenue d’huile tiède elles glissent entre deux aubes vers un lieu inconnu et dormiront dans de sales draps devenus refuge à leurs rêves en papier sablé

Dans la nuit le château de sable glisse sur sa pente elle est revenue de loin avec un nom pareil qui se croit tous les droits qui naît comme on comprend une blessure et la hardiesse d’une paume de fille abrutie de lune Mina Mina un prénom comme ça ça vous fait croire à l’amour et pas autre chose et puis un jour une fourgonnette arrive embarquement pour Mortville

Rêve de papier sablé qui crisse frotte croque la belle amollie Mais ce n’est qu’une petite fille rompue maigre de toutes ses faims l’ombre qui la regarde porte une charge sans nombre pas le rôle de mère tout est inversé puisque c’est Mina qui nourrit qui extrait des billets qui offre un bonbon rouge au petit frère mi-nu l’ombre prend détournée l’argent sans conscience le met dans une boîte de fer-blanc pour les jours de faim pour les jours de soif mais la maigreur à faire peur de Mina c’est son affaire

Son affaire sa charge son noyau de mangue sucé jusqu’à l’os jusqu’à la fibre intime Mina trompe-la-mort tous les jours en marchant anonyme dans la cité sans fibres elle entre dans une bagarre et en sort unanime elle encaisse elle diurne elle vacille elle ristourne elle n’est plus – depuis longtemps déjà – une petite fille ce regard vieux ne tolère plus personne ne profère plus que l’ombre d’une insulte qu’un juron de vieille ficelle lorsque la main s’enfonce loin ce qui fait mal c’est de ne pas savoir mais elle n’ira pas

Chez elle au fond des couloirs étoilés de crachats où les femmes gémissent de faux amour et se taisent de vraie douleur elle attend chaque client est moribond en substance comme elle comme elles mais petit sucre d’orge des étés flamboyants Mina sent la chasse lorsqu’elle soulève ses yeux de profondeur hallucinée aux longs cils qui battent avec lenteur sans larmes rien que la sécheresse de bras morts comme un arbre combien de temps elle ne sait pas beaucoup ont disparu comme de petits rats elle a vu leur poubelle qui s’en allait du pas dansant des ordures

Des hommes des faux de toutes les couleurs qui enfantent et qui n’aiment pas

Sinon comment pourraient-ils

Mina a une quinte depuis quelques jours le cuivre tinte au fond de sa gorge papier froissé d’un estomac qui déchirure ses souvenirs quelques cheveux tristes strient le drap à la maison l’ombre surveille et ne dit rien pourquoi ces cernes sous les yeux pourquoi cette bouche qui saigne pourquoi mais elle ne dit rien et l’enfant mange ses sucreries et sourit grassement à Mina sur une hanche perché

Elle n’ira pas n’ira pas n’ira pas

Sourire de rat musqué mais elle ne sourit pas les engelures se fendent encore des poubelles cette nuit s’en sont allées d’autres chairs sont arrivées suspendues à leur crochet et des fêtards sont venus les chercher après ils sont revenus en demander d’autres, les premières étaient avariées et Mina est partie la plus petite la plus maigre celle qu’on avale sans mâcher au goût de pomme dont elle a mangé le trognon et les pépins jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien écorchures aux mâchoires longue brève histoire

Des jours et des jours et puis plus rien silence peur de ce qu’on n’entend pas Mina se force à écouter mais personne ne parle ne dit plus rien grand vide assoupli baquet de linge sale et visages disparus on les emmène barreaux-dortoirs berceaux des très jeunes enfants on les emmène parce que ça dure ce silence et puis peu à peu elles sont remontées du fond du fond glacé les yeux grands ouverts c’est comme ça que ça dure les cheveux algués les doigts dodus et mordillés elles sont remontées on les a repêchées Mina ne se souvient plus de rien de quoi se souviendrait-elle elle n’a rien vu rien entendu rien su elle n’y était pas il n’y avait que son corps qui y était et encore cela ne lui appartient plus

Elle est quelque chose d’autre pas cette matière vermoulue qui arpente les décrottoirs elle longe d’autres espaces là où l’herbe est si molle qu’on pourrait la manger elle prend un bain de lait et mange une tartine beurrée elle a des couettes sages et un uniforme d’école elle apprend des comptines et compte jusqu’à mille pas seulement des billets elle respire un air créé pour elle seule elle le boit il scintille il passe dans ses veines comme un songe d’or elle serre dans ses bras une poupée de chine il y a encore bien des chemins là-bas vers la prairie il y a des poneys ailés et des chiens cornus ils sont gentils elle n’a pas peur elle entend leur bruit d’amour souffle velu qui parfume le jour pas la nuit il n’y a pas de nuits là où elle est

Ici on parle encore ils manipulent la poupée de chiffons qu’elle est devenue le regard fixe ils palpent pressent auscultent une ombre la regarde puis part sans la reconnaître un médecin est venu elle a une voix grave et un langage étrange et soudain Mina est blanche cette Mina-là, cadavre exquis, pas l’autre qui parle aux poneys et qui franchit les collines, l’autre a tout retrouvé celle-ci demeure et regarde le goutte à goutte insolite la vie qui tremble avant de se décrocher la vie qui tombe, lentement, lentement, avant d’exploser.

– Ananda Devi
22 novembre 2000

« Mina » est un texte inédit, offert par l’auteure aux lecteurs d’Île en île.

© 2001 Ananda Devi; © 2001 Île en île


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mis en ligne : 12 mai 2001 ; mis à jour : 26 octobre 2020