Rodney Saint-Éloi, Combattre la toute-puissance du ressentiment !

Identité et urgence

Quand Madame Nancy Roc m’a fait part du thème que j’avais à traiter. J’avais tout de suite rétorqué que je n’ai rien à y voir. La question ne m’intéresse pas. J’ai commencé par dire en toute bonne foi que la question identitaire est dépassée et qu’il importe de réorienter le débat. Car mon argument: l’identité n’est pas stable et qu’elle évolue en fonction des vécus, circonstances et contextes. Dans une journée, plusieurs identités me convoquent: le matin, en amenant mes enfants à l’école, je suis père de famille, en arrivant aux Éditions Mémoire, je suis éditeur, et le soir, dans la bibliothèque, quand je lis, je suis lecteur, quand j’écris, je suis poète. Quand je suis auprès de ma femme dans notre lit, je suis à la fois amant et mari. Et ici, je suis peut-être conférencier. Vous voyez, il y a dans ces successions de rôles, des successions d’êtres qui me ressemblent et qui m’échappent à la fois.

Madame Nancy Roc et le poète Claude Pierre m’ont arrêté et m’ont demandé de dire cela. En fait, c’est un peu cela cette conférence; et j’ai continué, tout en blaguant à leur dire que l’être que je suis aujourd’hui n’a pas été ce que j’étais, il y a six mois. Politiquement, c’est-à-dire, en tant que citoyen regardant/agissant dans la cité, les questions que je me posais ont subi de grandes mutations. Ceci dit, je commencerai par dire que la question identitaire est à la floue une quête, si elle est mal posée, devient un canular. Et j’aime pas trop les canulars, ces jeux et enjeux entre intellectuels et hommes de pouvoir qui reconfigurent, à coup de débats, la carte des privilèges nationaux. Je suis tenté de dire que le débat ne me concerne pas. Mais avec quels mots?

D’abord, je me pose la question: ce qu’est l’identité.

Le dictionnaire universel francophone (édition 1997/ Hachette-Édicef) me dit ceci:

1) Caractère de ce qui est identique ou confondu ou encore état d’une chose qui reste toujours la même.

La réponse pose problème, car je suis perplexe. Comment approcher ce «tout-monde» dont parle Glissant si je revendique cette unicité d’ordre ontologique; donc, je nie même l’incontournable démarche ontologique, qui se définit comme connaissance de l’être en tant qu’être, de l’être en soi.

Donc, j’écarte cette poétique du divers et de la vérité en soi et sur soi… Ainsi, j’écarte la question essentielle de l’Autre.

2) Ensemble des éléments permettant d’établir, sans confusion possible, qu’un individu est bien celui qu’il dit être ou qu’on prétend qu’il est.

Cette deuxième réponse pose encore problème. Car, ce que je suis n’est que provisoire. La logique contemporaine va plutôt vers le flou, le travestissement identitaire ou plutôt la crise d’être ce que l’on est et/ou de choisir cette identité personnalisée, repérable sur une carte, dans une archive et/ou sur un acte. Aujourd’hui dans certains pays, des hommes et des femmes changent de nom, de sexe, de pays, etc. Ce qui montre les limites en fait de cette définition.

Je voudrais, à défaut d’arguments, parler de la peur qu’engendre la question identitaire. Et je ressors de ma bibliothèque un livre qui m’a beaucoup appris. Il s’agit de «Les idéologies du ressentiment» de Marc Angenot, XYZ Éditeur, Montréal, 1996.

Pour Marc Angenot, «Le ressentiment a été et demeure une composante de nombreuses idéologies de notre siècle, tant de droite (nationalismes, antisémismes) que de gauche, s’insinuant dans diverses expressions du socialisme, du féminisme, des militantismes minoritaires, du tiers-mondisme.»

Il y a, d’après Marc Angenot, une pensée fondée sur le ressentiment. Il y a dans cette pensée un renversement axiologique: les valeurs sont inverties. La bassesse et l’échec sont indices du mérite. Et dans cette même perspective, la pensée du ressentiment devient un mode de vie, une manière faite de réel et de fantasmes. Compensation fantasmée avec des passages à l’acte.

Il y a en Haïti des dizaines de slogans, qui montrent ce renversement axiologique: Pito nou lèd nou la, Naje pou sòti, Jan l pase l pase, analfabèt pa bèt, Love it or live it.

Le ressentiment est d’origine ethnique. Les sociétés qui écartent sciemment les vraies questions de leur genèse ont toujours tourné le débat sur le «Comment vivre ensemble» en ressassement du ressentiment de cette identité bafouée. Car le ressentiment est lié à la perception ethnique. Et l’identité affichée est souvent cette identité ethnique qui fait de l’Haïtien non un étant, c’est-à-dire un être au monde, mais un objet enfermé sur lui-même, au hasard des dérives climatiques et des humeurs des tyrans.

Pour reprendre un peu, le ressentiment peut être compris d’abord comme des attitudes (identitaires), des états d’esprit, proches de la convoitise, de la rancœur, d’envie, de désir de vengeance. Et ensuite, on peut voir le ressentiment comme mise en discours, doctrines, visions du monde, voire même stratégies politiques.

Ainsi, le ressentiment, en tant que repli haineux, ne peut déboucher sur une demande populaire de justice, de pain et de démocratie. Il est plutôt fondé sur la revanche, en remâchant des griefs séculaires, et en participant de l’aliénation qu’elle entend combattre.

Vous vous demandez peut-être avec raison où est le rapport entre identité et ressentiment? Je voudrais ici questionner le champ identitaire comme s’il s’agissait d’un paradigme. Et je l’associerai avec l’idéologie du ressentiment. Je reviens encore avec Marc Angenot qui a étudié le ressentiment contemporain et qui l’a mis en relation avec l’identité.

Marc Angenot a analysé le ressentiment comme identité et communauté. Permettez que je cite un long extrait d’Angenot:

«Ressentiment et narcissisme collectif. Narcissisme de l’échec et du groupe stigmatisé. L’enfermement identitaire comme self-determination. S’installer à demeure au stade du miroir. Du rapport du ressentiment avec le complexe identitaire: un narcissisme de l’opprimé, compensation au retrait d’amour du monde extérieur, moyen de ne pas affronter les habitus serviles et envieux qui résultent de l’oppression même, volonté affirmée de s’émanciper un jour – mais en prétendant fantasmatiquement conserver les traits et les habitudes, les manières de voir qui résultent de l’oppression. Les exalter même, faute de pouvoir en changer. En imposer la présence aux Autres, les obliger à feindre de me considérer. Par une inconséquence bien connue, décrier certes les valeurs des Autres, mais attendre cependant des autres qu’ils me reconnaissent un jour et confessent voir ma grandeur et ma force – eux que je hais parce qu’ils me voient bas et faible et me le font depuis toujours sentir.»

Ce ressentiment communautaire témoigne d’un malaise. Il n’est autre que l’expression de la peur. Et le discours social qui le fonde cherche le consensus, tacite toutefois, à chérir et à défendre sa terre, sa patrie, sa tribu, au nom d’une «certaine» identité collective, jugée «spéciale et inviolable». D’où un chauvinisme de clocher, une attitude collective d’affichage d’un manque absolu et une dénégation camouflée par des stratégies de substitution.

L’aboutissement de cette identité fondée sur le ressentiment est qu’elle sème la confusion et débouche sur la chimérisation de l’État et des individus. En Haïti, on est malheureusement là. Les problèmes à peine esquissés trouvent des réponses-refuges, à la fois hâtives et bêtes.

L’aboutissement aussi est que le ressentiment légitime toutes les formes de violences au nom du fétichisme de la tribu et d’un «Nous fantasmatique» à préserver, de cette spécialité devenue nature propre. Donc, Haïti serait un pays spécial pour des gens spéciaux.

L’aboutissement de cette identité fondée sur le ressentiment est la sclérose de la pensée, en développant un rapport défaitiste au temps, en jouant sur une temporalité pervertie, en retournant au passé, en ressassant, pour notre cas, L’alma-mater L’Afrique. En dessous, il y a la volonté officielle de nationaliser, en les généralisant, la bêtise et le mensonge.

Le mouvement fondateur du ressentiment, nous dit Angenot, a «pour conséquence première le refus de l’altérité, de la diversité et du multiple».

Et voilà bien cette identité que je rejette en toute urgence. Aujourd’hui le débat serait de penser identité et construction démocratique, de penser identité non plus comme exclusion (de la paysannerie, des classes moyennes basses) mais plutôt comme facteur d’intégration sociale et du Comment vivre ensemble. Et là, je serais preneur à ce chantier ouvert, qui, loin des dogmes, et de la bêtise des uns et des autres, serait une voix au partage, à la générosité.

Je voudrais terminer en parodiant ce vers du poète camarade Paul Laraque:

Ce que je ne veux pas démériter ce n’est pas d’être haïtien. Car la peine capitale est de démériter de l’homme.


Texte inédit d’une conférence prononcée à Culturenet à Port-au-Prince en novembre 2000, « Combattre la toute-puissance du ressentiment! » est publié pour la première fois avec « île en île ».

© 2002 Rodney Saint-Éloi et « île en île »


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mis en ligne : 19 mars 2002 ; mis à jour : 5 janvier 2021