Lucie Julia, 5 Questions pour Île en île


Poète, romancière et assistante sociale, Lucie Julia répond aux 5 Questions pour Île en île.

Entretien de 43 minutes réalisé à Barbotteau-Vernou (Guadeloupe) le 13 juillet 2010 par Thomas C. Spear.
Caméra : José Jernidier.

Notes de transcription (ci-dessous) : Ségolène Lavaud.

Dossier présentant l’auteure sur Île en île : Lucie Julia.

Note technique : vous remarquerez quelques imperfections de caméra et de microphone qui ne devraient pourtant pas gêner le visionnement de l’entretien.

début – Mes influences
04:25 – Mon quartier
11:03 – Mon enfance
22:31 – Mon oeuvre
35:30 – L’assistante sociale
39:48 – L’insularité


Mes influences

Lucie Julia a beaucoup lu de livres d’autres pays, comme de la France, et puis le principal, d’Haïti : Gouverneurs de la rosée ; « je suis jalouse de cet auteur [Jacques Roumain]. J’aurais voulu écrire comme lui, pour faire comprendre un peu comment est mon pays ». Les grandes séries (dont Tolstoï, surtout Anna Karénine) qui racontent la vie quotidienne de ces auteurs. Elle aime la quotidienneté. Georges Sand, « C’est une féministe, j’aime sa vie et La Petite Fadette, La Mare au diable », lus tout jeune.

Ces trois auteurs (Roumain, Tolstoï, Sand), ce sont eux qui l’ont conduite à l’écriture. « Ce sont peut-être des auteurs surannés, mais ils m’ont marquée, m’ont donné l’envie d’écrire ».

D’abord, elle fut poète. « Ce sont ces auteurs qui m’ont charmée et qui m’ont appris à comprendre ce qu’on doit faire en littérature. On doit toucher les gens, ouvrir leur esprit et leur conscience… Je n’ai pas de diplômes de lettres… On raconte la vie des gens. … J’écris comme je sens ».

Mon quartier

Elle n’est pas née où elle habite depuis plus de cinquante ans et là [à Barbotteau-Vernou dans la commune de Petit-Bourg], elle s’est fait « son petit coin » (et non pas en Grande-Terre, dont son mari et elle sont originaires). Après avoir été à Pointe-à-Pitre, ils sont venus à Petit-Bourg, à la campagne. Tous deux (son mari et elle) sont originaires et amoureux de la campagne. Il n’y avait rien, là où ils se sont installés, « pas un seul arbre (sauf un fruit-à-pain), c’était des champs de cannaies ». Ils y ont planté « muscade, goyave, vanille, girofle, … cocotiers, manguiers, avocatiers. Chaque week-end, on venait travailler la terre ». Ils travaillaient en ville.

Mon époux travaillait, moi-même je travaillais, je ne suis pas une femme au foyer. Même avec mes enfants, j’ai toujours travaillé. Mon coin, c’est mon paradis, … avec tout ce que j’ai pu mettre de mon cœur, de mon âme, de mes sueurs…. Nous faisons beaucoup de marches dans la montagne, dans cette forêt guadeloupéenne qui est magnifique. La mer, c’est bien, mais il y a cette forêt, la campagne. Les cascades d’eaux pétillantes. On ne peut pas avoir une vue de la Guadeloupe si on n’a pas vu sa montagne, les Mamelles. Ces fleurs que nous avons et qui sont rares, les épices aussi et les fruits (à part les figues, que tout le monde connaît), les ananas, les goyaviers. Il faut connaître toutes ces choses que l’on ne peut pas dire dans des cahiers de tourisme.

Mon enfance

Je suis née à la campagne – une campagnarde – dans une famille de sept enfants. Mon père a fait la guerre de 14-18, en France. Je suis donc née près de vingt ans après mes premiers frères et sœurs. On vivaient à Espérance, d’où le titre [du roman] Les Gens de Bonne Espérance. Mon père était cultivateur et ma mère vendait des choses (comme pacotilleuse) et élevait ses sept enfants.

Elle vivait une vie de paysan dans les champs de canne, en pleine campagne. Elle apportait les repas aux coupeurs de canne dans les champs. Enfance heureuse, « à courir chercher des crabes, chasser les oiseaux ». Une vieille voisine poétesse, Madame Jeanne de Kermadec [NDLR: 1873-1964], l’a « initiée toute petite à la poésie » et à qui la jeune Huguette (Lucie Julia) apportait en cachette la « chopitte de rhum » achetée pour son apéro. Elle avait 9 ou 10 ans. En comptant les vers, cette dame lui disait « sur quel pied les gens dansent », ce qui lui reste encore en mémoire, et elle y apprit la rythmique. « Sur quels pieds les vers dansent… ».

Le samedi, jour de paie, il s’organisait des quinzaines où les commerçants (dont une commerçante de Ti Lolo) organisaient des « bamboulas au gros tambour » où les enfants allaient en fraude. Elle en a gardé la cadence. Lorsqu’elle entend le gwoka (tambour), elle « ne peu[t] pas, à 80 ans, rester assise ! Je suis une fille du peuple née à la campagne ».

L’école était au bourg, et les enfants mangeaient sur place. « On allait à l’école à pied ». Il y avait d’abord « l’école payée » (garderie d’enfants) où elle apprit à lire et écrire, jusqu’à 6 ou 7 ans, suivie de la Communale, à 7 ans, où elle a « commencé à entendre parler français ». Elle ne connaissait que le créole. C’est là qu’elle apprit le français. Elle a le sentiment qu’on lui a « retiré » tout ce qu’elle avait appris de ses parents, ce qu’elle a « tété de votre mère, entendu de votre père ». Elle écrit en français « parce que c’était comme ça ». Bonne élève studieuse (on lui a dit que l’instruction la sortirait de la misère), elle s’est appliquée à adopter cette seconde langue et la faire sienne. Elle a commencé à écrire à quarante ans.

Une enseignante étrangère qui ressemblait à une Chinoise l’a familiarisée avec les deux cultures en lui faisant tissant des parallèles (comme pour elle, enfant de la campagne). Elle passa des diplômes afin d’avoir un métier.

Mon œuvre

Elle a commencé à écrire très tôt sur la campagne, des récits pour elle-même. Une ami lui avait suggéré d’écrire sur le destin des gens de la campagne. Un peu inspirée par Tolstoï et Sand, elle a improvisé sans méthode, comme ça, petit à petit, et se renseignant pour son récit. Elle a montré ses textes à l’un de ses instituteurs qui lui a dit qu’ « elle va écrire un livre ». C’est ainsi qu’en compulsant ses notes, elle s’est mise à écrire un livre sorti « de ce petit coin d’Espérance » (Son titre, Les Gens d’Espérance, avait était changé pour Les Gens de Bonne-Espérance à la suggestion de son éditeur.).

À l’époque, elle vivait à Morne-à-l’Eau. Par la suite mariée et mère vivant à Pointe-à-Pitre, c’est là où elle a écrit Mélody des faubourgs, situé dans les faubourgs rattachés à Pointe-à-Pitre où elle travaillait. « Je connaissais la misère, les soucis… ». Elle écrit Mélody des faubourgs « pour laisser un souvenir de ces temps-là », dans la solidarité des démunis guadeloupéens.

Vingt ans après la sortie du livre, on lui demande toujours, « Madame Daninthe, qu’est-ce qu’elle est devenue, Mélody ? ». D’où son dernier roman, Le Destin d’Aimely qui se conjugue, avec les deux romans précédents, comme une trilogie.

Elle a écrit beaucoup de poésie qu’elle trouve très difficile, tant à écrire qu’à faire comprendre dans un pays où l’on ne lit pas beaucoup (et encore moins, de la poésie). Elle a fait des livres pour enfants, dont Montrésor à Mantidou paru en édition bilingue (créole/français) chez l’Harmattan, et un conte [Kaïbo, conte de bonne maman] qu’elle a écrit en pensant à sa grand-mère qui lui disait avoir du sang caraïbe dans les veines, pour informer les enfants de ce qu’il y avait avant l’esclavage. Elle a écrit un texte sur une avocate guadeloupéenne célèbre, devenue la première femme députée de la Guadeloupe, Gerty Archimède qu’elle aimait beaucoup. Sa pièce de théâtre [Jean-Louis: un nègre pièce d’Inde] a été jouée par la troupe Pawòl A Neg Soubarou, écrite pour des amis de la commune de Sainte-Anne et pour le metteur en scène, Harry Kancel.

Son dernier roman [lors de l’entretien de 2010] est Le Destin d’Aimely et son dernier recueil de poésie, Au fil des ans, préfacé par son amie Maryse Condé.

« Déjà vieille », dit-elle, elle fait ce qu’elle peut : de la poésie, et ne sait pas si elle aboutira le travail commencé sur ses parents et sur sa vie. « Mais il y a la maison, le jardin et c’est un énorme travail… Il y a tant de choses à dire avant de partir « au grand voyage » ».

L’assistante sociale

Après un séjour d’études en France, elle est rentrée en Guadeloupe. Elle fut – non sans mal, car rejetée –, la seule (pendant plus de cinq ans) et première assistante sociale. Ce qui représentait un travail colossal, avec la Guadeloupe entière : mauvais traitements d’enfants, bourses d’études à trouver, enquêtes à faire pour les départs du Bumidom, s’occuper de la santé de la population… Il n’y avait pas de sécurité sociale à l’époque et elle se battit contre toutes les administrations, « Il y a un maire qui m’a foutue à la porte » quand elle réclamait les médicamments gratuits pour des familles nombreuses, lui disant qu’elle lui apportait « de la merde ! » (électorale et fiscale, pour la gestion de l’aide médicale financière qu’il recevait).

Après, d’autres sont arrivés…

À la retraite depuis plus de vingt ans, elle continue à donner des conseils.

L’Insularité

Je me sens bien sur une île, je n’ai pas peur des tremblements de terre ou des cyclones ; je n’ai aucun complexe d’être sur une île !

Les gens veulent rester accrochés à l’État français pour les bateaux de provisions [ils ont peur que les « jardins sur les quais » n’arrivent pas]. Mais j’ai mon arbre à pain ! Il faut planter pour pouvoir se nourrir. Et que les gens qui dirigent sachent qu’il faut nourrir leur peuple et d’abord, avec ce que l’on a.

Sur une île, il faut connaître les autres, sympathiser avec les gens, aider les autres.  Il faut vivre bien, et il faut mettre son île en valeur. Il suffit de moderniser, oui, mais pas comme on fait dans mon pays maintenant. Il y a trop de voitures : il faut organiser des transports en commun.

Je suis bien sur mon île. Je n’ai peur de rien.


Lucie Julia

« Lucie Julia, 5 Questions pour Île en île ».
Entretien, Barbotteau-Vernou (2010). 43 minutes. Île en île.

Mise en ligne sur YouTube le 1er juin 2013.
(Cette vidéo était également disponible sur Dailymotion, du 17 août 2012 jusqu’au 13 octobre 2018.)
Entretien réalisé par Thomas C. Spear.
Caméra : José Jernidier.
Notes de transcription : Ségolène Lavaud.

© 2012 Île en île


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mis en ligne : 17 août 2012 ; mis à jour : 26 octobre 2020