Suzanne Crosta, L’enfance sous la rhétorique de l’édification culturelle: La poétique régénératrice chez Joseph Zobel

Tu parles et ton miroir fulgurant me renvoie nos souvenirs d’avant l’enfance (Zobel, D’amour et de silence, 144)

La Rue Cases-Nègres de Joseph Zobel est sans aucun doute l’un des textes les plus connus de la Caraïbe. À en juger par le nombre d’éditions, de traductions, d’extraits reproduits pour l’usage des anthologies et des guides pédagogiques, et par l’accueil enthousiaste dès sa parution en 1950 (Prix des lecteurs 1950), ce récit d’enfance a su toucher les sensibilités de plusieurs communautés de lecteurs. Paru pour la première fois en 1950, aux éditions Jean Froissart, et puis, ensuite en 1955, aux Quatre Jeudis, La Rue Cases-Nègres devra attendre jusqu’à 1974, lors de la nouvelle édition publiée par Présence africaine, avant de recevoir ses titres de noblesse de la critique et du public. Par ailleurs, l’adaptation filmique d’Euzhan Palcy (couronnée par le César pour le meilleur film en 1984, le Lion d’argent et le prix Darling Légitimus au festival de Venise en 1983) a su rejoindre à la fois le public antillais et un public plus vaste de cinéphiles et de téléspectateurs. La disponibilité du film sous forme de vidéocassette contribue maintenant à son rayonnement et à sa consécration. La meilleure preuve en est que le texte figure désormais dans bon nombre de programmes scolaires et de cours universitaires.

Genèse d’une œuvre

Considéré comme son chef-d’œuvre, La Rue Cases-Nègres ne peut se dissocier des champs de discours qui rivalisaient au moment de sa production. Les diverses éditions de ce texte et les variantes qu’on y trouve jettent un éclairage significatif sur les pratiques d’écriture de Zobel à la lumière des débats et des écrits des intellectuels noirs de la Caraïbe (Aimé Césaire, Frantz Fanon, René Ménil…) et de l’Afrique (Bernard Dadié, Camara Laye, Léopold Sedar Senghor…).

La première édition de La Rue Cases-Nègres joue sur le terrain de l’autobiographie, [1] elle met l’emphase sur la vie de l’auteur et sur celle des siens. Les éléments paratextuels renforcent les liens entre l’auteur, le narrateur et le personnage comme l’atteste la dédicace:

À MA MÈRE,
Domestique chez les Blancs.
À MA GRAND’MÈRE,
Travailleuse de plantation,
et qui ne sait lire. (RCN, 1950)

Les allusions généalogiques à la lignée maternelle de l’auteur correspondent de façon allusive à celle du protagoniste José dans le récit. Lors d’un séminaire à l’université Laval en 1996, Zobel ne sépare point son projet d’écriture de sa vie personnelle.

Quand j’ai voulu écrire le livre, ce n’était pas pour fustiger qui que ce soit, ce n’était pas pour condamner qui que ce soit, c’était pour me livrer en toute liberté au retour du souvenir, si j’ose dire, et puis alors une manière de glorifier ma grand-mère. C’était à ce moment-là que je me rendais compte du génie qu’elle était. [2]

La dédicace et les témoignages personnels posent les bases d’une lecture où se manifeste l’authenticité. L’extrait de l’épître de saint Jacques (V:4), cité en exergue, présente la thématique du livre: l’exploitation ouvrière et la quête de justice.

Voici, le salaire des ouvriers
qui ont moissonné vos champs,
et dont vous les avez frustrés, crie. (RCN, 1950)

Si tous les éléments concourent à souligner la réalité sociale de son roman, Zobel dès 1970 insiste sur une lecture littéraire de son œuvre.

De son propre aveu, Zobel ne souscrit pas à une théorie particulière de la création littéraire, mais à une pratique signifiante de son projet d’écriture, comme il le confirme lors de son entrevue avec Raymond Relouzat:

Pas une théorie; mais j’aime, en tant que lecteur comme en tant que romancier, que la manière dont on raconte et dont on écrit importe davantage que ce que l’on raconte. Quel que soit son sujet, un roman doit être une œuvre d’art. [3]

Cet aveu suggère une lecture de son œuvre qui ne serait pas attachée à une signification idéologique, mais plutôt à un processus de lecture de sens. Tout en insistant sur son rôle d’artiste créateur, Zobel fait le pont entre l’expression de la réalité sociale et le jeu de l’imaginaire:

Certes, l’amour et l’expérience vécue de ce que j’ai peint dans mes premiers romans d’une part, et d’autre part, le désir d’appréhender le milieu dans lequel j’avais vécu jusque-là, m’ont incité à le reconstituer dans sa vérité réelle. Cette voie m’attire moins maintenant; je serais plus tenté par la création originale à partir de la réalité – comme le paysagiste japonais qui impose son ordre à la nature pour créer une nature plus naturelle que la nature. [4]

Puisqu’il s’agit toujours d’une représentation de la réalité sociale, Zobel souligne l’importance de la démarche créatrice, qui, elle, exprimerait sous des formes propres à elle, la fiction et le vécu, la représentation de l’être et la symbolisation des catégories sociales. L’écrivain travaillant la matière première, les mots, s’évertue à les faire signifier autre chose, à déplacer les images pour que puissent se déstabiliser les déterminismes et les certitudes idéologiques qui cloisonnent l’avenir des communautés antillaises.

Outre les éléments paratextuels, un certain nombre de rapprochements entre le contexte et le texte, entre le vécu de l’auteur et celui du protagoniste dans La Rue Cases-Nègres sont à considérer. D’abord, les repères spatio-temporels à la fin du texte, «Fontainebleau, le 17 juin 1950 (RCN, 311)» se rapporteraient non au temps de l’histoire mais au temps de l’écriture. Ces indications temporelles jurent avec l’ancrage temporel du récit qui relate une enfance de l’entre-deux-guerres. Dans le récit, le système de plantation, même en voie de transition, demeure toujours intact. Étant donné qu’il n’y a aucune allusion à l’Occupation, tout porte à croire que l’histoire se déroule pendant l’entre-deux-guerres, d’autant plus que le père de José, un combattant, n’est jamais revenu de la guerre. Si on considère la chronologie de l’auteur (né en 1915), l’ancrage spatio-temporel de l’histoire de José correspond au pan de vie de l’auteur. La proximité des prénoms, Joseph (auteur) / José (protagoniste) ainsi que l’expérience rurale dans cet univers de plantation ajoutent à la relation autobiographique. Somme toute, la première édition invite à une lecture autobiographique de La Rue Cases-Nègres. Cette remontée dans le passé se fait lorsqu’il se trouve en France, déraciné de son île natale. Les affinités entre l’enfance de Joseph Zobel et celle de José Hassam ont été soulevées par la critique littéraire, surtout quant aux catégories de race et de classe et quant à leur signification dans le contexte socio-politique de la Martinique au début du XXe siècle. [5] Se dédoubler en enfant, pour revivre un pan de vie truffé de misères matérielles mais de richesses de sensibilité humaine, correspond également à l’époque où il rédige son texte et se préoccupe de subvenir aux besoins de sa famille; il est alors père de trois enfants en bas âge.

En 1955 paraîtra une nouvelle édition de La Rue Cases-Nègres, où le travail de réécriture montre une prise de distance vis-à-vis de la démarche autobiographique. Il y enlèvera les indications et les références personnelles, à savoir la dédicace, l’extrait de l’épître de saint Jacques. En 1950, en 1955 et en 1974 (édition peu différente de celle de 1955), années où paraissent les diverses éditions de La Rue Cases-Nègres, le récit de vie et les autobiographies sont des genres à la mode. On répertorie un nombre croissant de récits à la première personne sous la plume d’intellectuels noirs de l’Afrique et des Antilles. Citons, entre autres, Climbié (1956) et Un nègre à Paris (1959) de Bernard Dadié, L’enfant noir (1953) de Camara Laye, Une vie de boy (1956) de Ferdinand Oyono, Dominique, Nègre esclave (1951) de Léonard Sainville, Je suis un civilisé (1953) d’A.E. Whily-Tell. Ces récits à la première personne tiennent un discours engagé contre les idéologies colonialistes de l’époque.

On pourrait multiplier les exemples, mais dans tous les récits d’enfance d’auteurs africains, il existe tout de même une relation indubitable entre le sujet-écrivain et l’arrière-pays. Le retour à l’arrière-pays nourrit cette vision et la résistance contre la colonisation française. À la différence des intellectuels noirs de l’Afrique, pour qui le récit d’enfance était ancré dans un espace-temps de la Nation, le récit autobiographique des écrivains antillais ne pouvait que s’inscrire dans un discours oppositionnel à la promotion de la citoyenneté française. Roger Toumson inclut La Rue Cases-Nègres dans une typologie synoptique du genre romanesque entre 1945 et 1965, qu’il décrit de la façon suivante:

Historique ou autobiographique, dramatique ou pathétique, symbolique ou réaliste, ironique ou sentimental, chacun de ces romans donne forme à l’expression d’une protestation et d’une revendication: protestataire, il dénonce l’inégalité raciale et sociale; revendicatif, il réclame l’élévation juridique et politique du colonisé au plein exercice de la citoyenneté française. [6]

Alors que l’anticolonialisme des œuvres de Laye, de Dadié ou de Soyinka puise sa légitimité dans un espace-temps précolonial, l’anticolonialisme de Zobel ne peut contourner la spécificité historique du peuplement des Antilles: la traite, les migrations imposées, l’esclavage, la colonisation n’ont pas débouché sur l’histoire d’une Nation martiniquais, mais sur l’histoire d’une dépendance continue vis-à-vis de la France. L’analyse de Fanon sur la décolonisation mérite d’être relevée, car il établit une corrélation entre la question de l’arrière-pays et l’échec d’une révolution aux Antilles. Il pose d’abord la thèse selon laquelle la société martiniquaise est une société transplantée, constituée et définie par le système colonial:

La société martiniquaise est une société composite qui n’a pas été constituée dans une plage temporelle absolument longue petit-à-petit; il n’y a pas d’éléments ancestraux qui viennent du fond des âges. C’est une société qui est littéralement fabriquée par la colonisation… [7]

À son avis, la société martiniquaise étant «un pays de transplantation», elle est plus exposée à l’emprise de la politique d’assimilation, principe de base de la colonisation française.

Ce principe n’a pas pu être mis en acte en Afrique ou en Asie par exemple, parce qu’il y avait là des pays ancestraux venus du fond des âges et dans un espace physique très important qui permettait des formes de résistance globale très évidentes. La Martinique est donc un pays où le colonisé est en proie à l’usure de la colonisation. [8]

Les particularités de la colonisation aux Antilles font comprendre les affinités thématiques et symboliques présentes dans la prise de position de Zobel envers l’autobiographie. La démarche autobiographique se rapproche davantage de celle des récits d’esclaves pour qui l’arrière-pays est une réelle source d’inspiration mais il ferme ses frontières à ses exilés en devenir américain, latino-américain ou antillais. [9]

Entre 1950-1955, il ne faut sans doute pas oublier la réception et les débats qui ont accompagné la parution du Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire, et de Peau noire masques blancs de Frantz Fanon. [10] Ces deux textes font irruption sur la scène antillaise aussi bien que sur la scène internationale en raison de leurs analyses politiques et psychologiques sur la décolonisation. La critique acerbe de Fanon à l’égard des textes de Mayotte Capécia suscite toute une polémique au moment de sa parution, débats qui n’auraient pas échappé à Zobel. L’Affaire Capécia aurait certainement découragé l’écrivain de s’exposer et de s’exprimer dans ce genre «personnel». La lecture d’un «je» antillais est une affaire périlleuse comme en témoigne l’affaire Capécia, car Fanon n’a jamais tenu compte du travail de l’écriture dans Je suis martiniquaise. Protagoniste, narratrice, auteure ne sont point dissociées, de sorte que le dévoilement des mécanismes de la politique d’assimilation en vient à signifier l’allégeance de l’auteure au statu quo, à l’idéologie de la citoyenneté française. La démarche de Zobel dont l’exclusion des détails personnels avait le double avantage de détourner l’attention loin de sa personne, et de soumettre à la réflexion son modèle d’enfance.

Les changements effectuées d’une édition à une autre, en particulier l’actualisation des données, constituent également une réflexion sur son projet d’écriture. La parution de Diab’là, tardive en raison des mesures de répression du régime vichyssois, a nourri l’anticolonialisme de Zobel. Ce qui est en jeu dans son premier roman, c’est la projection de nouvelles structures économiques et sociales visant le démantèlement du système de plantation. En effet, Diab’là postule une économie de subsistance qui ne s’éloigne pas de la notion du «coumbite», que Jacques Roumain proposera pour Haïti dans Gouverneurs de la Rosée.

Tout comme Manuel, le protagoniste de Diab’là s’en prend à l’infrastructure économique de son île. Alors que la prise de position de Manuel est mûrie par ses expériences dans les canneraies de Cuba, celle de Diab’là est reliée au système de plantation propre à son pays. Tous les deux refusent le destin de travailleur d’habitation et proposent une vision autre pour leur communauté. Sur le plan économique, Diab’là propose une économie de subsistance basée sur l’agriculture, et une idéologie d’interdépendance mutuelle. Les traces de ce rêve inachevé se manifestent dans la production de son roman ultérieur, La Rue Cases-Nègres.

Poétique des «Damnés de la terre»

La Rue Cases-Nègres retrace le parcours de José Hassam, petit-fils d’une travailleuse agricole qui se sacrifie corps et âme pour qu’il puisse fréquenter l’école et améliorer son niveau de vie. Le protagoniste José appartient à la classe la plus défavorisée de la société martiniquaise d’antan, celle des ouvriers agricoles démunis et dévalorisés par le système de plantation. Le narrateur adulte vise à subvertir les critères d’évaluation de la communauté «Rue Cases-Nègres» en renversant les stéréotypes et les préjugés générés et imposés par la machinerie coloniale. Ce récit d’enfance chez Zobel représente plus qu’une trajectoire individuelle: il porte en son sein le sceau de la colonisation, et il projette les méandres d’une conscience historique d’où se dégage une communauté en devenir.

La Rue Cases-Nègres de Zobel partage de nombreuses affinités avec les récits d’esclaves issus du contexte africain-américain. Gates affirme que les récits d’esclaves prennent plus souvent la forme autobiographique. Les auteurs insistent sur les conditions matérielles d’existence ou de subsistance (faim, abri insalubre, salaire modique…). La Rue Cases-Nègres suit précisément le modèle des récits d’esclaves suivant la thématique: critique et lutte contre le système de plantations. Tout comme le récit d’esclave, le récit de Zobel critique et dénonce les conditions, les institutions et les attitudes qui délimitent les horizons du travailleur agricole pendant l’enfance de l’auteur. On a souvent signalé un lien entre le temps de l’histoire de José et le temps de l’Histoire de l’écrivain: cette relation est fort significative pour expliquer la vision de l’écrivain. Tout comme dans les récits d’esclaves, le narrateur agit comme un orphelin, et il se perçoit comme un étranger dans sa propre communauté. Cette distance est voulue par la grand-mère, qui veut frayer un espace différent à son petit-fils. Pareillement aux récits d’esclave, il y a cet espoir d’un meilleur avenir: les transformations sociales vont améliorer les conditions de vie des subjugués.

Le jeu des miroirs entre auteur, narrateur, et personnage a pour but de valoriser une communauté en quête de voies et de sens pour l’avenir. La mise en scène d’un personnage de modeste condition, d’où se déploient la perspective et la voix narratives, renvoie une image inversée de la situation sociale de la Martinique où le fait d’être noir, pauvre et enfant limite les champs d’intervention. Le récit propose un jeu de regards où ces multiples inversions s’adressent à la réalité sociale. Le plus démuni aurait accès au savoir qui lui permettrait non seulement de réhabiliter le passé, en améliorant le sort de sa grand-mère et de sa mère, mais de tracer un avenir meilleur en offrant quelques lueurs d’espoir pour les démunis.

Dans La Rue Cases-Nègres, il existe deux positions narratrices distinctes: on a d’abord la position de l’enfant parlant et décrivant simultanément ses faits et gestes, puis la position de l’adulte qui se remémore et relate l’histoire. Contrairement au récit autobiographique de Laye, où la focalisation met en évidence une prise de position affective (nostalgie, aigreur, tristesse) vis-à-vis des expériences vécues et narrées, la focalisation chez Zobel est rattachée aux expériences diverses de l’enfant au cours de sa formation identitaire. [11] José, enfant de la faim et de la misère, remet en cause le politique et l’économique du système colonial. À ce monde violent, misérable, vieillissant, Zobel oppose la dignité et l’humanité de l’innocent dont José, l’enfant, sera le symbole. La stratégie de Zobel est subtile dans la mesure où il contraint le lecteur à prendre conscience de chacun des paliers narratifs qui jettent un éclairage sur l’univers de l’enfant. En amenant le lecteur à s’identifier avec l’enfant, il rompt l’illusion exotique des îles, pour ensuite l’inviter à épouser celle vécue par l’enfant. Personnage et narrateur œuvrent pour authentifier le projet d’écriture et déstabiliser les certitudes du lecteur. Chez Zobel, le recours à la première personne actualise les données de l’histoire et ramène la situation de l’auteur à celle du lecteur.

Dans La Rue Cases-Nègres, on s’aperçoit que le narrateur cède sa voix de façon stratégique. Il la cède à M’man Tine lorsqu’elle transmet son histoire personnelle, depuis le viol par le Commandeur M. Valbrun jusqu’à sa situation présente, en passant par les déboires essuyés par Man Délia, sa fille, et la mère de José. Il y a également un renversement de la hiérarchie avec la valorisation «des damnés de la terre». Apparaissent devant le lecteur les effets humains de la hiérarchie sociale, qui dicte les rapports sociaux entre les classes. L’absence de recours à un corps juridique, qui protégerait les droits des démunis, remet en cause les critères définitoires de la citoyenneté française. Contrairement à Capécia, le narrateur adulte ne se contente pas de diagnostiquer le mal: il a une vision idéologique qu’il veut transmettre à ses lecteurs. [12]

Sémiotisation de la domination

Sur le plan esthétique, La Rue Cases-nègres se trouve au carrefour de plusieurs traditions littéraires et culturelles concernant le récit de vie (africain, antillais, africain-américain, français…). Devant cette situation complexe où l’amnésie historique et l’amnésie culturelle se font visibles, Glissant préconisera des stratégies de lecture (pratiques du retour, du détour…) et d’écoute, pour sonder les traversées et les échos de l’arrière-pays dans le vécu quotidien. Pour sa part, Zobel, lui, se penchera sur les courants et les diverses traditions philosophiques de pensée (africaines, caribéennes, européennes…) qui rivalisent et se prolongent dans les champs artistiques du visuel.

La Rue Cases-Nègres comporte plusieurs éléments qui insistent sur une appréhension manichéenne de l’univers. Le narrateur se remémore les lieux de tension entre l’île rêvée (paradisiaque) et l’île réelle (infernale), entre les lieux des dominants et les lieux des dominés. Une logique manichéenne établit des paramètres délimitant le champ d’action et la mobilité des personnages. Le texte refigure le conflit profond inhérent aux diverses relations humaines en milieu colonisé, où les différences de race, de sexe, de religion, de statut économique sont réduites à deux termes qui s’excluent.

Contrairement à Diab’là, où l’ancrage spatio-temporel se situe dans l’actualité temporelle de la vie de l’auteur, La Rue Cases-Nègres remonte dans le passé afin de fouiller la mémoire historique et y déceler la source des aveuglements. Diab’là avait pour but de valoriser une vision et un mode de vie basés sur l’autosuffisance; La Rue Cases-Nègres part du constat de l’impossibilité de mettre en vigueur un tel projet, vu l’économie de dépendance qui définit les relations entre la métropole et les départements d’outre-mer. Fanon, dans son essai Les Damnés de la terre, expliquera précisément que le régime colonial et les idéologies qui le soutiennent ne peuvent que profiter d’une telle vision manichéenne, qui ramène systématiquement la complexité du réel antillais. [13]

Selon Fanon, l’analyse marxiste ne pourra point répondre à la situation coloniale aux Antilles, d’autant plus que la lutte des classes se joue sur plusieurs terrains (race, sexe, religion…) et sur plusieurs espaces politiques (la métropole et les départements d’outre-mer). [14] La Rue Cases-Nègres s’avère une réflexion sur les drames du réel antillais, où la figure de l’enfant remet en lumière les effets des relations de domination.

Les relations de domination se manifestent dans l’organisation narrative de La Rue Cases-Nègres avec la prolifération des oppositions binaires qui suggèrent un déterminisme du réel antillais à plusieurs niveaux: économique (béké/ouvriers, riches/pauvres), racial (noirs/blancs, noirs/mulâtres, blancs/mulâtres), sexuel et temporel (hommes/femmes, adultes/enfants), spatial (villes, bourgs, /campagne, champs de cannes); religieux (prêtre/fidèles et chrétiens/non-chrétiens); culturel (formation coloniale/traditions populaires) ainsi de suite.

Zobel emploie la technique de la juxtaposition pour créer des situations de contraste, où le drame des ouvriers agricoles est imputable à un système de pensée et à un régime politique qui légitiment leur exploitation économique. Le système de plantation se transforme chez Zobel en cadre conceptuel, où rivalisent le bien et le mal, la lumière et les ténèbres, le sacré et le matériel. La représentation de la logique manichéenne invite à un moment d’interrogation et de réflexion sur l’injustice et la souffrance humaine. Elle éclaire aussi la vision politique de Zobel pour qui le monde colonial est injuste, et pour qui tout humain possède une dignité à restaurer.

Hiérarchie topographique

Dans la première partie, le récit se déroule au Petit-Morne, dont la topographie spatiale est disposée selon une configuration triangulaire, le Petit Morne reflétant la structure pyramidale du régime de plantation (RCN, 19). La typologie hiérarchique est déjà précisée par le narrateur:

La rue Cases-Nègres se compose d’environ trois douzaines de baraques en bois couvertes en tôle ondulée et alignées à intervalles réguliers, au flanc d’une colline. Au sommet, trône, coiffée de tuiles, la maison du géreur, dont la femme tient boutique. Entre «la maison» et la rue Cases, la maisonnette de l’économe,le parc à mulets, le dépôt d’engrais. Au-dessous de la rue Cases et tout autour, des champs de cannes, immenses, au bout desquels apparaît l’usine. Le tout s’appelle ici Petit-Morne. (RCN,19-20)

Quoique l’esclavage soit aboli depuis 1848, Zobel nous présente un univers où le travail agricole s’inscrit dans un système économique à base servile. Les travailleurs de la rue Cases-Nègres triment depuis l’aube jusqu’au soir pour un piètre salaire. La représentation de la Martinique chez Zobel renverse l’image exotique projetée par les commerces touristiques. L’auteur se soucie des portraits qui ne correspondent point au vécu des personnages. Au début du texte, l’enfant a une vision idyllique des champs de cannes. Sa perspective d’enfant nous offre un regard innocent et parfois bucolique sur les travailleurs et les travailleuses agricoles. Cette vision idyllique de José fait place à une vision tragique de l’existence de ces mêmes travailleurs, par suite des expériences qu’il a vécues.

La technique de la juxtaposition apparaît, dès le début du texte: l’enfant s’étourdit dans la description d’une journée de bonheur (RCN, 9-17) et d’une journée de malheur (RCN, 17-48). Et encore nous avoue-t-il que l’une est une occasion rare, tandis que l’autre résume plutôt l’existence quotidienne. Le contenu du récit porte sur les conditions matérielles des membres de la communauté: la faim (RCN, 21, 26, 127), l’accoutrement et l’hébergement, ainsi que sur les effets psychologiques: la peur, l’ennui, la solitude (RCN, 27, 35, 37, 38, 74, 198). [15]

L’ancrage temporel n’est pas à minimiser non plus. Alors que la tendance autobiographique privilégie le pan d’une vie, Zobel, la prolonge dans l’histoire de la communauté vivante de l’enfant, communauté qui remonte dans le temps et dans l’espace. Cette temporalité perçue non en tant qu’instant (individuel) mais en tant que durée (communautaire) transparaît dans la configuration des motifs de la Rue Cases-Nègres. Cette œuvre pose deux scènes de représentation déplacées dans le temps et dans l’espace. [16]

La juxtaposition de l’image du paradis tropical et de l’image de l’enfer des plantations témoigne de la logique binaire qui règle les conduites et les relations sociales. Le glissement d’une image «paradisiaque» de l’île à une image «infernale» invite le lecteur à prendre conscience des pressions économiques et des expressions diverses des travailleurs et travailleuses agricoles devant la souffrance. Ce glissement se veut vraisemblable, naturel d’autant plus qu’il coïncide avec le développement du protagoniste, José Hassam, à travers ses diverses expériences de la vie. La juxtaposition entre le narrateur adulte et l’enfant personnage n’est pas accentuée dans le récit afin de renforcer la liaison entre le protagoniste et le lecteur. Zobel crée cette liaison afin de développer sa représentation de l’île d’une manière qui ne choque pas le lecteur à en juger par les premières descriptions du roman:

«Il y a de grands arbres, des huppes de cocotiers, des allées de palmiers, une rivière musant dans l’herbe d’une savane. Tout cela est beau. (RCN, 20).

On comprend très vite qu’il s’agit là d’un regard naïf et innocent. Beverley Ormerod insistera avec justesse sur la naïveté de José quant aux critères de race et de classe, et quant aux relations inégales entre elles. C’est la petitesse de son univers, l’insularité d’où il n’est jamais sorti qui le poussent à voir les choses ainsi (RCN, 11, 19-20). La symbolique du soleil nous fournit un cas intéressant: «Je pense que le soleil est une excellente chose parce qu’il conduit nos parents au travail et nous laisse jouer en toute liberté.» (RCN, 14). Pour les enfants, l’absence des adultes en vient à signifier la liberté (RCN, 48). Les relations de pouvoir que vivent les parents trouvent leurs expressions tantôt positives tantôt négatives dans leurs relations avec leurs enfants. Cette répartition n’est donc pas à renforcer mais à assumer puis à dépasser. Les liens affectifs de José vis-à-vis des aînés vont dans ce sens.

Sémiotisation des cultivateurs du jardin

La représentation des travailleurs agricoles dans La Rue Cases-Nègres est elle-même soumise à plusieurs lectures chez l’enfant. Contrairement au portrait positif des cultivateurs du jardin dans le conte philosophique Candide de Voltaire, le portrait des travaileurs agricoles dans La Rue Cases-Nègres de Zobel est filtré par le regard de l’enfant dont les siens meurent dans les champs et tombent dans l’oubli. Peut-on considérer ce récit de Zobel comme une réécriture du conte philosophique de Candide selon maintenant la perspective de Martin, le manichéen? Chez Zobel, le rôle de Candide est attribué aux cultivateurs du jardin nommément M’man Tine et M. Médouze qui y triment tous les jours non pas pour éviter le mal, le vice et le besoin mais pour enrichir les maîtres de la plantation. Au cours du roman, le jardin n’est pas un moyen d’échapper aux maux existentiels mais tout au contraire, il les engendre. L’impossible projet de Diab’là sert de force motrice à La Rue Cases-Nègres.

Par ailleurs, dans le conte philosophique de Voltaire, Candide rencontre Martin et sa philosophie manichéenne, mais, tout bien considéré, il adopte une philosophie du travail au lieu du pessimisme de Martin. Chez Zobel, le conte commence là où se termine celui de Voltaire. Or dans La Rue Cases-Nègres, le jardin s’est transformé en champs de cannes, en lieu de d’esclavage. Si José adopte une vision manichéenne au lieu de la philosophie du travail, c’est qu’il en voit les effets: leur lente déshumanisation jusqu’à leur mort. José constate la transformation de M. Médouze en «[…] une chose noire, longue, osseuse et revêtue de haillons» (RCN, 97). À plusieurs reprises, le narrateur précise que les cannes (et tout ce qu’elles comportent au niveau du travail) ont tué les cultivateurs (RCN, 99-100, 211). Plus tard, José fait allusion au concept de spleen (RCN, 259; 266), qui renvoie àSpleen et Idéal de Baudelaire, poète à tendance manichéenne.

Cette relation avec la terre est empoisonnée par les abus endurés. Si l’on prend en considération à la fois l’importance de la terre dans les traditions philosophiques de pensée africaine, et la symbolisation de la terre dansDiab’là, il y a lieu de s’interroger sur les remèdes possibles pour rétablir la relation nature/culture. Le dispositif énonciatif renverse les pôles d’autorité narrative dans les champs discursifs du récit quand le discours narratif appartient à un enfant du pays dont le vœu est de restaurer la dignité des siens.

Chez Zobel, la lutte contre le manichéisme oblige à une relecture du mythe de la chute d’Adam et Ève faite par un jeune manichéen. Au début du roman, José adore le monde dans lequel il vit – bien sûr, il a toujours faim, mais il est fort débrouillard, et il arrive à surmonter les obstacles de la faim. Il parle de la nature avec admiration (RCN, 9, 20). Dans ce paradis, il ne comprend pas la différence entre le bien et le mal. Mais plus tard, quand il poursuit son éducation afin d’améliorer ses conditions de vie, son univers lui deviendra étranger. L’accès au savoir occasionne une occultation qui suscitera ses sentiments d’aliénation.

Quête du meilleur des mondes possible

«Sans le Certificat d’études, nous tomberions tous dans les petites-bandes et tous les sacrifices de nos parents auraient été vains» (RCN, 201).

Ces paroles de Monsieur Roc reprises par José font écho à la vie personnelle des jeunes en milieu défavorisé. Quand il reçoit son éducation, il apprend les différences entre sa culture et celle qu’on lui enseigne à l’école. L’étude des pièces de Molière, de Corneille, de Racine, classiques de la littérature française, ne correspond pas à sa réalité: ces pièces n’ont pas été revues, ni adaptés à son milieu. Ces textes dont dépend la réussite de José, mettent en position supérieure la culture française. Zobel poursuit son analyse en insistant sur l’éducation coloniale laquelle est responsable d’inculquer et de générer ces ambiguïtés verbales chez les jeunes écoliers. C’est dans ce milieu scolaire que José prend conscience de sa classe sociale mais aussi de son appartenance raciale. Il est aussi ironique de constater qu’il devient conscient de sa mise en infériorité. Quand il s’agit des propres données de sa culture, José se rend compte de la mise en infériorité des Noirs. C’est pendant sa scolarisation, qu’il apprend qu’il est différent des autres étudiants: «Personne ne me ressemble […] je suis le seul de mon espèce» (RCN, 221). Il en vient à avoir honte de lui-même et des siens, tout comme Adam et Ève une fois chassés du paradis avaient honte de leur corps. Dépourvu des mots pour décrire le sort de sa grand-mère sans sacrifier la dignité de celle-ci, José constate son rapport difficile au français: «Oserais-je dire: « Elle [M’man Tine] travaille dans les champs de canne à sucre », que toute la classe éclaterait de rire […] Cultivatrice, bredouillais-je enfin» (RCN, 234). Cette recherche des mots accuse la présence du référent créole. À ce sujet, Zobel suggère:

[…] un écrivain peut prendre le parti d’écrire en français ou de créer un français ayant subi l’impact du parler populaire antillais. [17]

Cette absence/présence dans le langage se manifeste aussi dans le champ filmique. José critique l’exploitation de la production des images par Hollywood. Cette prise de conscience l’entraîne à interroger l’identité culturelle des producteurs et des réalisateurs: «Qui a créé pour le cinéma et le théâtre ce type de nègre, boy, chauffeur, valet de pied, truand […] générateur de moquerie?» (RCN, 289). Il reste implicite que la critique de la caractérisation du langage des Noirs dans les films; il y aurait une projection et une production d’un langage autre.

Une question se pose: peut-il rentrer dans le paradis de jadis en oubliant les opposés ou en les réconciliant? José demeure toujours dans un monde manichéen et il en souffre jusqu’à la mort de sa grand-mère. Il est intéressant d’observer que la mort de celle-ci ne renforce pas sa tendance manichéenne, mais, tout au contraire, elle nourrit chez lui une conscience sociale et un engagement politique. Elle lui permet de dépasser la logique manichéenne qui imprègne son quotidien. Le texte ne se clôt pas sur sa scolarité, sur sa réussite mais sur un moment tragique, lourd d’affectivité. La mort de sa grand-mère jette de la lumière sur les ombres de la vie. Chassé du paradis comme Adam et Ève en cherchant la sagesse, il ne peut trouver aucun salut du fait qu’il n’y a pas de paradis sans son envers, l’enfer.

Il est manifeste, dans le texte, que la cosmogonie symbolise une idéologie européenne utilisée pour sauvegarder le statu quo et la hiérarchie raciale et culturelle des colonialistes ou des Français. Les synonymes pour les deux forces du manichéisme, le bien et le du mal – ce sont les lumières et les ténèbres. Autant dans les textes colonialistes que dans les textes de la Négritude, ces forces sont affectées de connotations raciales qualitatives sur le plan symbolique. Le couple lumière/ombre ainsi que leurs connotations qualitatives fonctionnent simultanément aux niveaux religieux, politique et psychologique. Puisque les deux forces sont mutuellement exclusives, cette métaphore alimente les justifications réitérées par les colonialistes pour légitimer la ségrégation raciale. José en vient à épouser provisoirement cette vision pendant sa formation scolaire comme nous l’atteste sa vision objective à l’égard de ses camarades de la rue Cases-Nègres:

Et parmi ce ramassis d’êtres puants, aux couleurs de fumier, des mains terreuses, mais les plus amicales qui fussent, se tendaient vers moi, à travers les sourires les plus lumineux que le contentement puisse allumer sur d’aussi sombres visages. (RCN, 266)

Zobel montre l’intériorisation d’un système de pensée colonialiste chez José. L’enfant perçoit ses amis en termes dégradants et réducteurs. Cette séparation des siens sur le plan psychique ne remet pas en question les structures du pouvoir, le statu quo. L’univers de plantation tel que perçu par José pendant ses vacances ne contient ni un sens d’un devenir historique ni une vision différente du présent. Quand José fait mention du spleen, il ne mentionne point l’idéal. Ceci pourrait s’expliquer par le fait que le monde idéal des Blancs est si éloigné de sa réalité, qu’il ne peut même pas l’envisager ou même l’imaginer. Les Blancs sont dans un autre monde, un monde «idéal» mais inséparable du «spleen» de José.

La tradition chrétienne fait également de nombreuses références au manichéisme surtout quand elle apparente le mal au monde matériel, au monde naturel. Il s’ensuit un rapport disjonctif avec la terre. En tombant dans la connaissance de ce monde manichéen, José méprise le monde sensuel qu’il aimait autrefois: «un champ représentait toujours à mes yeux un endroit maudit où des bourreaux qu’on ne voyait même pas condamnent des nègres…» (RCN, 210) et encore «je renie la splendeur du soleil…» (RCN, 211). On peut constater le pouvoir des idéologies colonialistes sur la formation intellectuelle de l’enfant, formation qui peut entraîner le sujet à détester ce qu’il aimait autrefois. Quoique José ait, au départ, pris plaisir à siroter les cannes à sucre, il déteste maintenant tout ce qui est associé à la canne à cause de la dégradation de la vie des Noirs. Donc, une autre lutte des opposés est née dans l’esprit de José: la dignité dans la souffrance ou l’altérité dans le confort matériel. Qu’on fasse mention du Cid n’est pas pur hasard. La pièce cristallise le conflit entre l’amour de l’estime et l’amour de l’inclination (II, ii, 93-98). Donc, son amour naïf pour le beau soleil, la belle rivière et les fruits de la nature, est contrecarré par son amour pour la dignité des peuples noirs, une dignité minée par le travail assommant aux champs. Ainsi la sémiotisation de la domination a pour but d’expliquer et de traduire la souffrance et l’isolement des Noirs dans La Rue Cases-nègres.

En effet, La Rue Cases-Nègres offre une relecture et une révision de Candide aux yeux de Martin, le manichéen dont les préalables ont été évoqués dans Diab’là. La problématique de l’aliénation de la terre est au centre des réflexions du projet d’écriture de Zobel. S’attaquant aux enjeux des idéologies inculquées aux colonisés, Zobel évoque plusieurs récits allégoriques pour les juxtaposer et les désarmer. L’allégorie de la chute d’Adam et Ève se manifeste dans l’organisation sociale du système de plantation. Le travail agricole est perçu comme une punition, les travailleurs agricoles comme des pécheurs, le commandeur et le géreur comme des bourreaux. Il reste à savoir s’il est possible de renverser cette cosmogonie manichéenne où abondent l’isolement, les complexes d’infériorité et les conflits psychiques des colonisés. Le texte ne se termine pas sur cette vision manichéenne. La quête de José ne débouche ni sur le cynisme ni sur le pessimisme. L’organisation narrative concourt à sortir des déterminismes historiques. C’est encore aux aînés de la Rue Cases-Nègres que José, héritier de leur sagesse, doit sa vision et sa position de tiers.

Motifs de résistance

Pour revenir à notre thèse de départ, La Rue Cases-Nègres s’inscrit dans le mouvement de la décolonisation qui battait son plein au moment de la production de ce texte. Il est possible d’y voir une résistance aux idéologies coloniales telles que «la mission civilisatrice» et «la christianisation des païens». [18] La lecture de ce texte vise à redéfinir nos critères d’évaluation en épousant la perspective de José, pour qui la notion de héros, les critères de beauté, de richesse et de sagesse seront doublés d’une dimension morale.

Sur le plan artistique, le récit renferme une dimension spirituelle qui correspond aux diverses traditions de la pensée philosophique caribéenne et africaine. Cela peut se vérifier dans l’organisation narrative, dans le dispositif énonciatif, dans la technique de juxtaposition qui bat en brèche une lecture linéaire du récit, certaines données cosmogoniques telles la chute d’Adam et Ève et le manichéisme. Au fond, La Rue Cases-Nègresvalorise la transgression, perçue comme le moyen le plus efficace pour rompre les chaînes de la dépendance économique, les définitions classificatoires, la hiérarchie pyramidale et ses conséquences, enfin les règles de l’uniformisation intellectuelle.

Le narrateur commence et termine le récit de son enfance en privilégiant la figure de la grand-mère, M’man Tine. Elle est indispensable non seulement à sa formation identitaire, mais aussi aux horizons d’ouverture où elle projette l’enfant-narrateur. Dès les premières lignes du texte, le narrateur nous signalera les conditions de lecture du récit de vie de l’enfant à partir des figures discursives mises en jeu. Au début du texte, le narrateur adulte nous rappelle la figure de M’man Tine à partir de sa perspective d’enfant. Il parle de son accoutrement et en particulier de la robe rapiécée de M’man Tine. Il en fournit au lecteur une description des plus minutieuse. Le recours à la métonymie est ici assez significatif. La robe rapiécée à plusieurs reprises en vient à représenter celle qui la porte. Le tissu est endommagé par les tiges de la canne et la couleur ainsi que le motif en sont méconnaissables. Comme l’ont souligné les critiques de Zobel, l’accoutrement de la grand-mère est évocateur des conditions d’existence des travailleurs agricoles et des préjugés de classe intériorisés par eux-mêmes les plus petits, dont José.[19] Faire table rase des préjugés intériorisés est une tâche difficile chez les adultes, mais non impossible chez les enfants, dont la vie est pleine de promesses et de possibilités.

À première vue, José s’en prend à l’état, à l’usage, et au rapiéçage de la robe. Sa vision est essentiellement négative du fait qu’il ne supporte pas les ruptures des motifs «conventionnels». Le regard de José est remis en cause par sa grand-mère dont l’amour inconditionnel l’invite à modifier son regard pour qu’il approfondisse ses connaissances et perçoive les ombres de son existence. Tout comme José, le lecteur est initié à cette quête des profondeurs et à cette nécessité de voir au-delà des apparences et de bien saisir les conditions matérielles où croupit le peuple, non par choix mais par volonté de survie. On peut y voir un parallèle entre les enfants qui pensent que tout va bien au Petit-Morne et les lecteurs qui pourraient partager une vision exotique de la Caraïbe, ceux pour qui l’abolition de l’esclavage aurait réparé complètement la condition des peuples noirs. Monsieur Médouze signale à José que «(…) la loi interdisait de nous fouetter, mais elle ne les obligeait pas à nous payer comme il faut… nous restons soumis au béké, attachés à sa terre: et lui demeure notre maître (RCN, 58). Ce qui ressort du discours de Médouze, c’est que les lois traitent plutôt le symptôme et non les véritables causes de l’inégalité raciale. L’abolition de l’esclavage n’a pas entraîné de transformations au niveau des institutions ou de l’infrastructure de l’île. Toujours propriétaires des terres, les Békés ont su maintenir leur position privilégiée.

La dimension pédagogique ainsi que la mise en garde contre des jugements de valeur trop faciles sont évoquées et remises en question par le recul du narrateur (la présence de l’adulte derrière la silhouette de l’enfant) et l’expérience vécue des ouvriers agricoles. Ainsi le narrateur prend-il en charge le lecteur dans le but de l’initier aux réalités matérielles et au domaine affectif de l’enfant, en insistant davantage sur les facteurs qui concourent à bloquer sa mobilité économique. Cette robe à ramages témoigne non seulement des difficultés de relation et d’adaptation à l’économie du pays, mais sert aussi de paradigme littéraire favorisant l’interprétation du monde colonial et son émergence sociale.

Valorisation de l’oralité

Le recours aux procédés de l’oralité chercherait en quelque sorte à démanteler les lieux clos du visuel. Les devinettes, les proverbes, les contes et les récits généalogiques, dégagés de leur manifestation orale, s’insèrent dans le texte comme valorisation poétique des relations, dépassant la fascination du visuel pour s’ouvrir sur d’autres sens et d’autres approches herméneutiques de l’univers. [20]

M. Médouze initie José à une appréhension de son milieu naturel et culturel. L’investigation ne peut se situer sur le territoire géopolitique avant que soient résolus les problèmes du champ intellectuel de l’enfant. Si Zobel part d’une focalisation de l’enfant, dont l’innocence et la naïveté sont les principales caractéristiques, c’est qu’il voudrait que le lecteur tout comme l’enfant soit disposé à modifier son regard. L’insistance sur l’innocence n’est pas à négliger. Cette voix pure, naïve, candide incarnée dans le personnage de José, correspond aux modes sensoriels d’apprivoisement de son univers. La dimension morale naît des circonstances. Au départ, il ignore la souffrance et l’oppression des travailleurs agricoles; il ne saisit même pas la gravité de ses actes, comme nous le révèle l’épisode où les enfants mettent accidentellement le feu aux cases des leurs. Tout au long du récit, l’innocence est convoquée pour exposer et critiquer les injustices politiques, sociales et économiques. Cette innocence rend José vulnérable; pour le protéger contre lui même, c’est M’man Tine qui éveille sa conscience sociale, et M. Médouze qui lui donne les outils conceptuels pour rompre les discours cloisonnant son existence.

La communauté à laquelle appartient José est peut-être démunie sur le plan matériel, mais elle est spirituellement très riche. La communauté est gérée par des aînés disposés à transmettre leur savoir et leur sagesse aux jeunes générations. José devient sensible à l’écoute, et elle apprécie davantage le privilège de la parole. D’où l’importance de se mettre à une écoute active des voix. Les indices textuels renforcent cette problématique en insistant sur la prise de parole particulière des personnages. M’man Tine s’exprime plus souvent en «monologues à mi-voix», sa voix est basse, monotone et trahit sa fatigue (RCN, 15-16). Sa voix s’inscrit sur un mode plutôt horizontal. L’expression vocale de M. Médouze se caractérise par la verticalité. Il est souvent question de la voix qui monte de M. Médouze, surtout quand il relate des contes ou son histoire personnelle.

L’initiation de José par des aînés comme M’man Tine et M. Médouze a pour effet d’éveiller les dispositions intellectuelles de l’enfant. La communauté de la Rue Cases-Nègres est régie sur une classe d’âge où les aînés et les adultes ont droit à la parole et où les enfants ont l’obligation de l’écoute. Quoique le système de plantation ait pour effet de faire intervenir les rapports de forces dans cet enjeu, José, lui, en tire bénéfice. Cette écoute active de la parole de M’man Tine et de M. Médouze lui permet de distinguer des mécanismes de survie et de résistance sur lesquels il bâtira sa propre philosophie. Si au départ, José ne voit en sa grand-mère que sa robe, c’est que son regard s’en tient aux apparences, voire à la superficie.

M’man Tine lui transmettra son récit de vie pour qu’il comprenne ses origines et son histoire personnelle et familiale. Elle sert de connexion entre son passé et son avenir, et elle guide l’enfant dans la vie quotidienne dans l’espoir qu’il pourra un jour sortir des champs de cannes où sont destinés les enfants des travailleurs agricoles. Son récit de vie relate les expériences de sa grand-mère, de sa mère et des membres de sa communauté et deviendra un puits d’images où l’enfant tirera la matière de son écriture.

Tout comme M’man Tine, M. Médouze élargit les horizons intellectuels de l’enfant et lui propose d’abord un regard autre sur son univers. Il encourage l’enfant à suivre un système de valeurs où s’inscrivent l’être, le temps et l’espace dans des rapports intersignificatifs. Fidèle à ses traditions philosophiques, M. Médouze préfère la durée à l’instant, et il crée une certaine ambiance pouvant faire surgir «la parole de la nuit»:

Il en est ainsi presque chaque soir. Je ne peux jamais entendre un conte jusqu’à la fin. Je ne sais si c’est M’man Tine qui m’appelle trop tôt, quoiqu’elle me gronde toujours de m’être trop attardé, ou si c’est Médouze qui ne raconte pas assez vite. (RCN, 56)

M. Médouze, source intarissable de contes, de devinettes, de chansons (RCN, 53, 55, 56), fournit des clés de compréhension et d’explication sur son milieu naturel et culturel. Dans cette veine, la parole du conteur en imitant par exemple, le galop d’un cheval, s’harmonise avec les bruits et les sons de la nature. L’initiation de José vise non seulement à valoriser les sources vives de l’humanité mais à reconnaître aussi les sièges du mal. À cet égard, le témoignage suivant est percutant:

Tout l’attrait de ces séances de devinettes est de découvrir comment un monde d’objets s’apparente, s’identifie à un monde de personnes ou d’animaux. Comment une carafe en terre cuite qu’on tient par le goulot devient un domestique qui ne sert de l’eau à son maître que lorsque ce dernier l’étrangle. (RCN, 53-54).

Ainsi M. Médouze lui fait l’apprentissage du lexique et du discours de domination qui perpétuent l’exploitation des pauvres et démunis. Les contes de M. Médouze renferment des outils de résistance où la présence des personnages-animaux interroge le statu quo et favorise les préceptes éthiques.

Outre le but d’établir un rapport entre l’être humain et son entour naturel et culturel s’ajoute celui de lui faire connaître les connexions entre le réel et le merveilleux. Quand M. Médouze parle à José du «Lapin [qui] marchait en costume de toile blanche et chapeau panama», ou «[…] du temps où toutes les traces de Petit-Morne étaient pavées de diamants, de rubis, de topazes (toutes les ravines coulaient de l’or et le Grand Étang était un bassin de miel» (RCN, 54),[21] il montre à José une autre façon de voir, de penser, d’imaginer son univers. Au fond, M. Médouze cultive la résistance de l’enfant contre les tendances hégémoniques de la culture de l’oppresseur en enseignant à José les lieux vitaux de son existence:

Ainsi, sur la simple intervention de M. Médouze, le monde se dilate, se multiplie, grouille vertigineusement autour de moi (54).

M. Médouze lui fait part des récits qui valorisent ses sources africaines. La valorisation de la Guinée, comme arrière-pays et comme lieu de repos des âmes en peine, sert de gages de fidélité.

Le programme narratif de M. Médouze s’inscrit dans la visée idéologique de l’auteur qui est celui de valoriser le vécu des personnages dans leur lutte contre l’Histoire et dans leur tenace résistance au discours hégémonique. Son récit généalogique de l’esclavage, de la colonisation sert d’arrière-plan au tableau de la Rue Cases-Nègres. Les contes, les devinettes, les récits constituent un corps de savoir où le religieux, l’histoire, le politique et le social sont pensés non par rapport à la civilisation française mais par rapport aux civilisations antillaises et africaines. M’man Tine et M. Médouze se démarquent en raison de la grandeur de leur vision et de leur parole. Leur présence transgresse la mort que lui ont destiné les champs de cannes. Le récit rend hommage aux leçons de M’man et de M. Médouze car le narrateur puise dans la mémoire des lieux et des êtres et dans des situations d’oralité pour donner sens à sa démarche créatrice. De ce fait, La Rue Cases-Nègres réhabilite la civilisation africaine en insistant sur les affinités historiques et culturelles qui rattachent l’Afrique et sa diaspora dans le «Nouveau monde».

Réconciliation du Corps/Esprit:

Chez Zobel, les diverses expressions de l’oralité sont inextricablement à l’identification de l’enfant antillais avec son héritage africain. La présence/absence continue des békés (M. Lasseroux, M. Valbrun, M. Fusil), figures d’autorité économique et politique, s’oppose à la présence des conteurs (M. Médouze, M. Assionis, Vereil), figures de résistance culturelle. Les conteurs permettent à l’enfant de cultiver une force intérieure pouvant lui donner courage et combattre les forces de l’ordre. José n’hésitera pas non plus à devenir, à son tour, conteur et précepteur auprès des siens. Ainsi se solde l’esprit de solidarité qui mobilise la communauté de la rue Cases-Nègres. Cette solidarité se distingue de cette « idée d’une société d’individus » qu’estime la classe béké.[22] À titre d’exemple, M. Lasseroux , le patron de Maman Délia habite tout seul, dans une grande maison, personne à qui parler, même sa propre famille.

La scolarisation de l’enfant chez Zobel est au centre du récit car elle comporte plusieurs risques dont l’individualisme, l’assimilation et l’isolement. Par le biais des réflexions de José et ses conversations avec ses amis, José interrogera l’institution scolaire, le programme d’études, la sélection des textes et les stratégies pédagogiques qui font défaut à son apprentissage. La critique littéraire, en particulier l’étude de Roger Toumson, a bel et bien souligné la représentation de l’école comme un lieu de dysfonctionnement social. En effet, chez Zobel, l’aliénation culturelle de l’enfant correspond à ses réussites scolaires. Il lui devient de plus en plus difficile de se lier d’amitié avec ses pairs étant donné les tensions entre ceux de races et de classes différentes. Pour ajouter à son malaise, les enseignants pratiquent une pédagogie qui exclut la participation des apprenants. Issu d’une communauté où les techniques du conteur sollicitent la participation des auditeurs, José perçoit sa scolarisation comme un lieu de conformité où l’obéissance et la digestion de l’information se substituent au respect d’autrui et à la connaissance.

Cette mise en silence de l’apprenant et l’occultation de sa culture maternelle exacerbent les sentiments d’infériorité chez José. La matière scolaire valorise la culture française et ne tient nullement compte de son vécu. José ne sait atteindre la «substantifique moëlle» des œuvres françaises à l’étude en raison de la rigueur des pratiques pédagogiques. La représentation de la leçon sur Corneillle et les références à une scène dramatique (Acte I, scène ii) du Cid renforcent la problématique de l’exclusion. Si on tient compte du fait que la scène en question a été jugée à l’époque d’aucune signification, et donc exclue de sa représentation, on comprend que cet épisode sert de paradigme pour rappeler la problématique de l’exclusion aussi bien dans les re/productions culturelles que dans les expériences vécues des gens. Le narrateur prolongera ses réflexions et accusera également la représentation des Noirs dans d’autres disciplines tels que les films. C’est cette sensibilité aux formes esthétiques qui obligera José à transformer son regard et son discours.

L’intellectuel, en milieu colonisé, comme nous le renseigne Fanon, ne peut se rapprocher de sa culture traditionnelle que dans le souvenir:«Comme il entretient des relations d’extériorité avec son peuple, il se contente de se souvenir. De vieux épisodes d’enfance seront ramenés du fond de sa mémoire, de vieilles légendes seront réinterprétées…» [23] Pour Fanon, le cri ne sert à rien contre le colonialisme: «Ces choses, je vais les dire, non les crier. Car depuis longtemps le cri est sorti de ma vie».[24] À ses yeux, il n’y aurait que la révolution armée qui puisse mettre en marche la décolonisation. Zobel, pour sa part, ne souscrit pas à l’appel aux armes. Le texte communique les préoccupations matérielles et spirituelles d’une communauté agricole à la Martinique, à travers la vision d’un enfant qui se nourrit d’essence et d’expérience. La proximité du narrateur et du lecteur au fur et à mesure de l’aventure existentielle et intellectuelle de José a pour but de sonder les voies à balayer pour élargir les seuils de tolérance.

De la métonymie à la synecdoque: Kenbé rèd pas moli

Il n’est donc pas surprenant que la dernière image que nous offre le narrateur est bien celle du corps abruti de sa grand-mère. José s’approche du cadavre de M’man Tine, l’examine de long en large pour s’arrêter aux extrémités. Le portrait minutieux des mains révèle un glissement de perspectives allant de l’objectivité à l’intersubjectivité. [25] Au début du récit, le regard de José s’en tient à l’accoutrement, et par extension, aux apparences trompeuses qui vaporisent l’individualité de sa grand-mère. Dans son évaluation de la beauté, M’man Tine garde comme horizon les contradictions et les limites de la réalité vécue dans les plantations. Seulement, les expériences et les observations de José au cours du récit lui permettront à la fin du récit de sonder les êtres et les choses. Ainsi le regard lucide de José, maintenant imprégné de tendresse et d’amour retient les grandes lignes et l’énorme sacrifice d’une existence individuelle.

La reprise de l’image de M’man Tine, en particulier l’image de son corps, à la fin du récit, signale un glissement au niveau des figures rhétoriques, allant de la métonymie (la robe de M’man Tine) à la synecdoque (aux mains et aux pieds de M’man Tine). Le glissement des figures discursives renvoie aux rapports de proximité et d’écart entre José et sa grand-mère. Au début, José dépend totalement de sa grand-mère. Même les bribes descriptives consacrées à M’man Tine reflètent la proximité. À titre d’exemple, la longue description de la robe de M’man Tine. Au fur et à mesure que se déroule le récit, l’enfant se sépare de plus en plus loin de sa grand-mère, et cet écart se manifeste également dans le choix de figures discursives. À la fin du récit, l’écart entre José et M’man Tine trouve son expression la plus percutante dans l’appréciation des extrémités corporelles de M’man Tine. De plus, la figure de M’man Tine n’engage pas seulement sa personne mais celle de sa communauté. M’man Tine porte en elle les signes de la résistance à tel point qu’elle donne corps à l’expression: «Kenbé rèd pas moli» («Il faut prendre son courage à deux mains»).

Devant l’aveu de José: «M’man Tine n’avait-elle pas été vraiment la fée qui avait réalisé mon rêve?» (RCN, 137), le lecteur se rend compte que le personnage, le narrateur et l’auteur concourent à rendre hommage à M’man Tine dont la vision «merveilleuse» a su rejoindre «le réel». Il convient de noter que le récit est le terrain de transformation des signes: le soleil, les champs de cannes, la vie des travailleurs agricoles, le sort des enfants… La métamorphose de M’man Tine en fée va dans ce sens car la laideur de son corps cède à la beauté de son âme. Cette lecture peut également s’appliquer à l’œuvre entière qui se voue au salut des pauvres. La dédicace au début du film, «A toutes les Rues Cases-Nègres du monde», ajoute foi à cette mission humanitaire.

Écriture de soi pour sa communauté

Si la culture du système de plantation a eu pour effet de taire ou d’exclure la voix des travailleurs agricoles, comme M. Médouze et M’man Tine, José, fils de la communauté, cherche à y porter remède en livrant au public un récit de vie où se conjuguent l’écriture de soi et de sa communauté.[26] Puisque M’man Tine ne peut produire ou se représenter en raison des exigences de sa vie, elle se contente de projeter son rêve sur José dont les premières activités sociales visent à pallier l’analphabétisme de la nouvelle génération. Combattant contre la pauvreté, José se rappelle les sacrifices de sa grand-mère et les dénis de justice dont souffrent les membres de sa communauté et tient à enseigner à d’autres jeunes tels Jojo et Carmen à élargir leur territoire intellectuel et leurs champs d’intervention.

Le récit que nous livre José, une fois adulte, transgresse les lieux de clôture, en actualisant le cheminement de sa vocation d’écrivain où se joue la production des images de sa communauté. Tout au long de son apprentissage, José apprendra que, pour survivre, il lui faudra transgresser les règles de jeu. Déjà, lors de sa formation scolaire, José n’ayant rien à manger devra traverser les frontières de la propriété privée pour avoir accès aux vergers fruitiers. La réflexion critique et théorique est perçue comme un préalable au champ d’action et la transgression, une démarche incontournable. Il a fallu que José passe par une remise en question de sa vision et de sa pratique, avant qu’il ne puisse s’engager dans le champ d’action politique. On peut y voir une mise en garde contre les lieux de l’objectivation et une réflexion sur les fonctions de l’art. Zobel s’interroge sur les croisées multiples de l’esthétique et de l’éthique. Comme nous l’avons souligné, le récit nous oblige à réfléchir sur les critères de beauté, surtout à la fin du texte. La beauté se manifeste aussi dans cet engagement vers une transformation des êtres et des mentalités. S’interrogeant sur le type d’histoire qu’il écrirait un jour, José précisera: «Celle que je sais le mieux et qui me tente le plus en ce moment est tout à fait semblable à la leur. C’est aux aveugles et à ceux qui se bouchent les oreilles qu’il me faudrait la crier» (RCN, 311).

Si, au départ, la lecture est perçue comme un plaisir individuel, c’est qu’elle sert à la fois d’échappatoire et de thérapeutique aux maux existentiels. José se réjouira de lire, de critiquer et de théoriser avec ses pairs. Dans leurs lectures, les enfants s’interrogeront sur les producteurs d’images, sur leur représentation biaisée ou déformée, sur l’intérêt à sauvegarder le statu quo que manifestent leurs productions filmiques.

Regards en contrepoint

Le texte de Zobel ne se limite pas à l’acceptation des termes d’opposition. Si le monde colonial génère des positions extrêmes, des contradictions où l’enfer de l’un est le paradis de l’autre, la présence de José suggère une interrogation sur la possibilité d’une position de tiers qui pourrait contrecarrer le schéma manichéen. José n’est ni ouvrier agricole ni béké, ni noir ni blanc, il est à la fois étudiant et enseignant, bon et mauvais, sensuel et rationnel. Cette position de tiers est d’abord floue, lui permettant d’osciller entre un pôle et un autre jusqu’au moment où la mort de M’man Tine l’oblige à prendre position. Il est tout aussi significatif de noter que ce n’est pas l’enfance en tant que moment que privilégie le narrateur mais le déroulement et la traversée de ce moment. Chez Zobel, il y aurait lieu de négocier entre les pôles de relations entre dominants et dominés pour voir étinceler un espace où l’individu peut s’enraciner dans un domaine intellectuel et géopolitique pouvant lui permettre de se réaliser pleinement.

La pratique d’écriture de Zobel est à cet égard significative: le glissement de l’autobiographie vers l’autofiction est révélateur de ses stratégies d’individualité et de préservation. Cette pratique d’écriture s’harmonise aussi avec les traditions philosophiques et visuelles de ce que Robert Farris Thompson appelle «Black Atlantic», ou dans ce cas particulier la pensée Mande. Elle met aussi en lumière cette technique de juxtaposition que nous avons relevée au cours de l’étude. L’analyse esthétique que fait Thompson sur la rupture des motifs dans les activités quotidiennes est fort pertinente:

«In the British West Indies patchwork dress keeps the jumbie, a spirit, away from a resting place. In Haiti a man procures from a ritual expert, when necessary, a special shirt made of strips of red, white, and blue to break up the power of the evil eye. […] In Senegambia it was important to randomize the flow of paths, since «evil travels in straight lines». And the Mande themselves coded, in discretionary irregularities design, visual analogues to danger, matters too serious to impart directly. […] The double play of Mande influences, individuality and self-protection – suggested by the rhythmized, pattern-breaking textile modes, and the group affiliation mediated by communal rounds of cone-on-cylinder houses- completes a history of resistance to the closures of the Western technocratic way. [27]

Ce jeu sur l’individualité et la préservation de soi fait partie des influences Mande et peut se vérifier dans les tentatives de l’auteure pour rompre les motifs, les lieux de clôtures… Zobel met sur scène une individualité personnelle solidaire de sa communauté mais qui sert d’histoire de résistance aux clôtures de la voie technocratique à l’occidentale. On peut y déceler l’absence de rupture entre l’art et l’artisanat, dans la mesure où il est possible d’adopter ou de transposer certaines techniques de l’artisanat pour métamorphoser le réel.

La technique de la juxtaposition, telle qu’elle se trouve articulée dans le texte, vise une lecture syntagmatique où le sens ne se déploie pas de façon linéaire ou frontale mais de façon transversale. La technique de la juxtaposition met en relief l’injustice et la quête de justice, l’oppression et la résistance, tout en donnant l’impression que les choses procèdent de façon linéaire et successive. La fonction de l’artiste ou de l’artisan est de signaler les lieux de rupture, d’exposer des lieux d’ouverture afin d’épanouir le sentiment d’une logique du récit. L’élan linéaire du récit est ponctué d’audaces langagières où Zobel élabore ou déplace de manière non linéaire la question de l’objet du désir, qu’il s’agisse du désir de dominer, de civiliser, de connaître, d’écrire. L’enfant, être en transition, se prête bien aux multiples transpositions. La libération, tout autant que la liberté, est inscrite au cœur du projet littéraire de Zobel. Il tente de nous sortir de la géométrie carcérale vieillissante qui enferme tout ensemble le dénuement matériel de son peuple et le fatalisme de sa conscience. José lutte contre la misère spirituelle, la pire de toutes les misères. Zobel nous recommande de lutter contre elle, et il s’évertue à inventer un langage qui libérera un espace original devant la dictature du verbe du colonisateur. De façon analogique, Zobel nous souligne que la tapisserie que représente notre vie, offre aussi un bel exemple de juxtapositions, véritable mosaïque originale de projets et de réalisations. Il incombe à chaque individu de trouver une voie qui lui permettra de s’épanouir selon ses inclinations et ses aspirations.


Notes:

1. Cf. les analyses de Randolph Hezekiah, «Joseph Zobel: The Mechanics of Liberation», Black Images 4.3-4 (1975): 44-55; Eileen Julien, «La Métamorphose du réel dans La Rue Cases-Nègres», French Review 60.6 (1986-87): 781-787; Beverley Ormerod, «The Plantation as Hell», An Introduction to the French Caribbean Novel, (London: Heinemann, 1985): 56-86; Raymond Relouzat, Joseph Zobel. La Rue Cases-Nègres (Fort-de-France: Librairie Relouzat, s.d.): 1-35. Les citations renvoient toutes, sauf indication contraire, à cette édition du texte: Joseph Zobel , La Rue Cases-Nègres (Paris: Présence africaine, 1974) = RCN. [retour au texte]
2. Conférence enregistrée lors d’un séminaire à l’université Laval en 1996. Je suis redevable à Maximilien Laroche pour cette référence. [retour au texte]
3. Relouzat, 32. [retour au texte]
4. Relouzat, 32. [retour au texte]
5. Cf. les analyses de Randolph Hezekiah, de Raymond Relouzat, de Roger Toumson et de Keith Walker citées dans la «Bibliographie». [retour au texte]
6. Roger Toumson, La Transgression des couleurs (Paris: Éditions caribéennes, 1989): II, 323. [retour au texte]
7. Frantz Fanon, Les Damnés de la terre (Paris: Maspéro, 1968): 89. [retour au texte]
8. Fanon, Les Damnés de la terre, 89. [retour au texte]
9. Cf. Édouard Glissant, Le Discours antillais (Paris: Seuil, 1981): 88. [retour au texte]
10. Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme (Paris: Présence africaine, 1955); Frantz Fanon, Peau noire masques blancs (Paris: Seuil, 1952). [retour au texte]
11. Un certain nombre d’affinités thématiques et narratives rapprochent le texte de Camara Laye, L’Enfant noir, et le texte de Joseph Zobel, La Rue Cases-Nègres: représentation de l’enfant noir et de sa communauté, pertes culturelles de l’enfant noir devant la politique de l’assimilation et de l’évangélisation, nostalgie et désir de témoigner de son histoire personnelle. Il y aurait de quoi faire une étude comparée des deux auteurs quant à la traversée des espaces. Chez Laye, on passe par trois lieux spatiaux: Kouroussa, Tindican, Conakry pour ensuite se rendre à la métropole. Il en est de même chez Zobel: on passe par la Rue Cases-Nègres, Petit-Bourg, Fort-de-France et ensuite la métropole. [retour au texte]
12. Le texte de Capécia pose précisément le problème parce qu’il interroge le statu quo et son envers. Les modes de relations se font et se défont; ainsi Mayotte avoue son émoi devant les réactions de ceux qui s’en prennent à elle parce qu’elle est entrée en relation avec l’autre. Chez Zobel, la réponse est définitive: «(…) mieux vaut pour une négresse être domestique chez un béké et faire l’amour avec un nègre, plutôt que d’être mise en garenne pour les besoins d’un maître qui vient faire ses saillies lorsque, la veille, sa dame a boudé au lit ou parce que celle-ci est trop vieille; et que, même dans l’intimité, on n’ose pas appeler autrement que: «Monsieur» (RCN, 277). [retour au texte]
13. Fanon, Les Damnés de la terre, 89. [retour au texte]
14. Aimé Césaire aura déjà évoqué les limites du marxisme lorsqu’il démissionne du parti communiste dans sa Lettre à Maurice Thorez (Paris: Présence africaine, 1956). [retour au texte]
15. Pour une analyse approfondie de cette question, voir avec intérêt l’étude de Beverly Ormerod, «The Plantation as Hell», An Introduction to the French Caribbean Novel (London: Heineman, 1985): 65, 70. [retour au texte]
16. Cf. l’analyse magistrale de Laroche dans La Double scène de représentation (Ste-Foy: GRELCA, 1991). [retour au texte]
17. Relouzat, 33. [retour au texte]
18. Cf. Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme (Paris: Présence africaine, 1955): 8-10. [retour au texte]
19. Sur la représentation de M’man Tine, voir, entre autres, Hezekiah, 49; Julian, 784; Ormerod, 66, 70-72. [retour au texte]
20. Pour une explication de la fonction pédagogique que se donne l’écrivain noir, voir l’incontournable travail de Phanuel Akubueze Egejuru, Black Writers: White Audience (New York: Exposition Press, 1978): 135-137.[retour au texte]
21. Aimé Césaire, Birago Diop, Ousmane Sembène ont tous abordé la question de l’anthropophagie dans leurs œuvres littéraires et critiques. Il serait aussi utile pour s’en tenir aux Antilles d’examiner le conte «Le Roi, le compère Tigre et le Compère Lapin» dans Le Discours antillais (Paris: Seuil, 1980): 243 et l’explication que nous fournit Édouard Glissant. [retour au texte]
22. Fanon, Les Damnés de la terre, 37. [retour au texte]
23. Fanon, Les Damnés de la terre, 166. [retour au texte]
24. Fanon, Les Damnés de la terre, 25. [retour au texte]
25. Contrairement à Diabl’à qui promeut une économie de subsistance par le biais du travail agricole, La Rue Cases-nègres épouse plutôt une intégration dans l’économie de concurrence où l’alphabétisation est de mise.[retour au texte]
26. Voir l’excellente analyse de Jacques André sur les limites d’un discours interculturel chez Zobel, «Les Délices de l’origine», Caraïbales (Paris: Éditions caribéennes, 1981): 61. [retour au texte]
27. Robert Farris Thompson, Flash of the Spirit (New York: Random House, 1983): 221-222. [retour au texte]


Sources critiques sur Joseph Zobel

  • Abou, Antoine. «La scolarisation et l’émancipation des esclaves à la Guadeloupe: des décrets à La rue Cases-Nègres». Créoles de la Caraïbe. Sous la direction d’Alain Yacou. Paris: Karthala, CERC, 1996. 161-176.
  • André, Jacques. «Les Délices de l’Origine». Caraïbales. Paris: Éd. Caribéennes, 1981. 53-108.
  • Hezekiah, Randolph. «Joseph Zobel: The Mechanics of Liberation». Black Images 4.3-4 (1975): 44-55.
  • Hottell, Ruth. «Chanter son pays — La Rue Cases-Nègres d’Euzhan Palcy». Elles écrivent des Antilles. Paris: L’Harmattan, 1997.
  • Julien, Eileen. «La Métamorphose du réel dans La Rue Cases-Nègres». French Review 60.6 (1986-87): 781-787.
  • Kandé, Sylvie. «Renunciation and Victory in Black Shack Alley». Research in African Literatures 25.2 (1994): 33-50; «Renoncements et victoires dans La Rue Cases-Nègres de Joseph Zobel». Revue francophone9:2 (1994): 5-23.
  • Ménil, Alain. «Rue Cases-Nègres ou les Antilles de l’intérieur». Présence africaine 129. 1 (1984): 96-110.
  • Minot, Leslie Anne. «Questions of Narrative Mastery: Joseph Zobel and Simone Schwarz-Bart». L’Héritage de Caliban. Sous la direction de Maryse Condé. Paris: Jasor, 1992. 165-173.
  • Ormerod, Beverley. «The Plantation as Hell». An Introduction to the French Caribbean Novel. London: Heineman, 1985. 56-86.
  • Relouzat, Raymond. Joseph Zobel. La Rue Cases-Nègres. Fort-de-France: Librairie Relouzat, s.d. 1-35.
  • Warner, Keith. «Emasculation on the plantation. A reading of Zobel’s La Rue Cases-Nègres». CLA Journal 32 (1988-1989): 38-44.
  • Wylie, Hal. «Joseph Zobel’s use of Negritude and Social Realism». World Literature Today 5.56.1 (1982): 61-64.

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mis en ligne : 16 juillet 1999 ; mis à jour : 29 octobre 2020