Chantal Spitz, « Héritage et confrontation »

Où en sommes-nous cent ans après la question posée par Gauguin:
D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ?

Paul Gauguin.      Ce nom avec lequel je suis entrée en collision dans mon enfance par la colère de mes parents fulminant contre l’état français      qui défigurait l’école centrale où ils avaient aguerri leurs intelligences      en lycée Paul Gauguin que nous devions fréquenter plus tard. «Ils osent donner le nom de ce satyre à notre école» avait tonné mon père      «un syphilitique» avait brusqué ma mère     «un sale type… quel exemple pour nos enfants» avait craché ma grand-mère.

Paul Gauguin.      Ce nom qui a      avec la litanie colonialement correcte des Bougainville Loti Melville Segalen      effacé le nom de nos ancêtres scandé par chacun des nœuds de nos aufau fetii aujourd’hui disqualifiés. Ces longues tresses de nape qui confortaient nos mémoires et portaient nos généalogies      pour nous enlacer dans notre histoire nous rattacher à notre fondement. Ces Bougainville Loti Gauguin Melville Segalen nous ligaturent désormais dans le mythe-carcan qui nous fige dans une sous-culture une sous-humanité      nouveaux noms d’un aufau fetii des temps modernes pour nous rattacher à notre nouveau fondement… peuple insouciant… peuple enfant.

Paul Gauguin.      Ce nom mythique porteur de multiples mythes déclinés «l’eden cannibale» de Melville «le mariage de Loti» «les immémoriaux» de Segalen      ces mythes réducteurs qui de la Nouvelle-Cythère à la maison du jouir nous établissent dans une identité immuable      immobile      nous réduisent au silence à l’absence      nous laissent sans voix sans consistance.      Peuple insonore.

Paul Gauguin.      Ce nom signé au bas d’un avis placardé dans les rues de Papeete titré «Tahiti aux Français»      ainsi rédigé      «Nous portons à la connaissance de nos compatriotes non enchinoisés qu’une réunion aura lieu le Dimanche 23 du courant à 8 heures 1/2 du matin dans la Salle de la Mairie      à l’effet de décider des mesures à prendre pour arrêter l’invasion chinoise»      une voix qui vomit lors de cette réunion du parti catholique un discours raciste contre l’immigration des Chinois qui compromet dit-il      «la vitalité de Tahiti: cette tache jaune souillant notre pavillon national me fait monter le rouge de la honte à la face.»     un colon qui condamne avec la société blanche européenne l’importance de la communauté chinoise      et anime une campagne virulente contre «la céleste invasion»      jaloux sans doute des succès financiers des Chinois qui excellent dans l’art du commerce.

Paul Gauguin.      Ce nom qui se confond avec les Marquises      à moins que ce ne soit le contraire      comme si une maison du jouir et une tombe avaient suffi pour effacer un peuple aux mille années de civilisation. La tombe de Gauguin est ainsi devenue une halte marquisienne incontournable au même titre que la tour Eiffel à Paris      naissant ce parau paari des temps modernes      «si tu n’as pas vu la tombe de Gauguin tu n’as pas vu les Marquises» à l’image du célèbre «si tu n’as pas vu la tour Eiffel tu n’as pas vu la France».

Paul Gauguin.      Ce nom affiché exhibé comme aucun autre      rue lycée immeuble musée restaurant paquebot      sans que je ne discerne malgré tous mes efforts      en quoi son séjour à Tahiti puis aux Marquises a influé sur notre pensée notre art. Tahiti et les Marquises ont certes eu une influence majeure sur Gauguin sa vie son œuvre      qui écrit en 1892 «Quelle religion que l’ancienne religion océanienne. Quelle merveille! Mon cerveau en claque et tout ce que cela me suggère va bien effrayer. Si donc on redoute mes œuvres anciennes dans un salon, que dire alors des nouvelles?»      Gauguin par contre n’a eu aucune influence particulière sur notre peuple.      Il n’est qu’une parmi les nombreuses voix occidentales qui nous ont privé de notre expression.

Paul Gauguin.      Ce nom honorifié post mortem      revendiqué par l’état français pour racheter les accusations les condamnations d’une administration d’une religion d’une gendarmerie d’une justice coloniale grosses de leur toute puissance      et se glorifier de compter parmi ses citoyens un aussi grand homme      artiste international      après avoir honni ce «mauvais Français de basse qualité»      ce «triste personnage, nommé Gauguin, artiste de renom, ennemi de Dieu et de tout ce qui est honnête».

Paul Gauguin.      Ce nom omniprésent      comme une figure emblématique de notre pays sans que je ne découvre malgré mes curiosités      personne qui porte considération à l’homme un siècle après sa mort      malgré le génie artistique qui lui est internationalement reconnu. Les réflexions des quelques amis à qui j’ai parlé de ma présente intervention se résument à      «tu t’intéresses à ce pédophile maintenant?»      ou «c’était un dégénéré»      ou «j’espère que tu vas dire que c’était un sale raciste»      ou encore «il a eu une vie de débauché»… formulations lapidaires pour démonter l’illusion d’un Gauguin généreux défenseur d’indigènes      dont il n’aura jamais fait l’effort de partager les langues ni la culture      et rétablir un Gauguin caractériel en guerre contre son administration      grand défenseur des colons français      et parfois de l’indigène      quand cela nourrissait ses acrimonies.

Paul Gauguin.      Ce nom pullulé par les marchands qui jonchent des sempiternelles mauvaises reproductions      pareu calendriers sacs cartes postales plateaux papier à lettres briquets      avec le rêve spéculateur d’une moisson de devises      ce nom foisonné par les auteurs les éditeurs qui sous prétexte de centenaire croulent les étagères des librairies d’encyclopédies analyses essais études      avec le rêve secret d’un best-seller      ce nom subventionné par le gouvernement du Territoire pour attirer sur les traces de Gauguin le sauvage      des croisiéristes argentés aux rêves inavoués      inavouables      d’orgies cannibales.

Paul Gauguin.      Ce nom désormais lié au questionnement-titre de sa toile «D’où venons-nous? Que sommes-nous? Où allons-nous?»      dont il écrit en 1898 «J’ai terminé un ouvrage philosophique sur ce thème comparé à l’Evangile: je crois que c’est bien»      qu’il complètera d’un essai véhément intitulé «L’Église catholique et les temps modernes» dans lequel il fustige la religion l’état et la société entre autres. Les quelques extraits que j’ai choisis de lire aujourd’hui pourraient presque me rendre Gauguin sympathique.

«Tout gouvernement me paraît absurde, tout culte est une idolâtrie. Si l’homme est libre d’être un sot, son devoir est de ne plus l’être.»

«Devant l’immense mystère, que tu ne peux te résoudre à (voir) rester insondable, orgueilleusement et paresseusement tu t’écries: j’ai trouvé! Et tu as remplacé l’insondable, si doux aux poètes et aux âmes sensibles, par un être déterminé à ton image      tout petit et mesquin,      méchant et injuste, s’occupant spécialement (pardonnez-moi l’expression), s’occupant du trou du cul de chacune de ses petites productions. Et ce Dieu écoute tes prières, a ses fantaisies; il est courroucé souvent et s’apaise à la supplication d’une des petites créatures qu’il a mises au monde.»

«L’Église catholique: tel un bâton malpropre, on ne sait vraiment pas par quel bout la prendre.»

«Sous le nom de Patrie, les hommes se déchirent pour des intérêts vils, matériels.»

«Et quels sont donc ces sentiments de justice qui animent la législation de l’État, sinon des sentiments d’intérêt? Quels sont donc ces juges irresponsables de leur jugement puisqu’ils appliquent la loi, ce droit du plus fort, ces juges soi-disant impeccables, sinon des égoïstes, hommes à appointements comme le bourreau lui-même? Et cependant la criminalité augmente de jour en jour. Ne sent-on pas là un système défectueux et cruel? Quel est donc ce droit de punir, si ce n’est le droit de la force?»

«Ces quelques mots suffisent à expliquer la société moderne: d’un côté des êtres qui depuis la plus tendre enfance souffrent de la misère, du mépris des autres et à qui le prêtre offre pour tout dédommagement, toute consolation, l’absolution, le bonheur dans le paradis, tout cela garanti par l’État. De l’autre côté, des juges repus, le bourreau de luxe, des prêtres aussi.»

«(Les missionnaire) marcheraient volontiers […] l’Évangile dans une main, le fusil de l’autre: l’Évangile pour leur Dieu, le fusil au nom de la civilisation d’Occident dont ils se croient les représentants. Nous pourrions citer des noms de missionnaires qui insistaient auprès d’officiers pour que ceux-ci fissent tirer du canon sur des populations qui résisteraient à leur influence. […] D’un autre côté, pour décider les fidèles à délier leurs bourses, les missionnaires ont accrédité mille légendes niaises ou barbares.»

«[…] Parcourant toutes les classes de la société nous ne saurions dire quelle serait la meilleure. En haut la société est plus féroce, plus âpre au gain, plus hypocrite et moins brutale: mieux habillée, plus séduisante par conséquent elle paraît meilleure.
En bas la société a les mêmes vices, mais elle est plus excusable; on peut même dire la seule excusable. Bien entendu des deux côtés il y a des exceptions. Cependant la charité et la fraternité sont plus développées dans la société d’en bas; c’est que pour comprendre la souffrance il faut souffrir. Comme nous disait un Italien: « La misère ne fait pas la guerre à la misère ». Tandis qu’en haut on pourrait dire: les loups ne se mangent pas entre eux.»

Presque aimable ce Paul Gauguin.      Pathétique oviri en quête de lui-même sous tous les cieux      cherchant une paix dans laquelle il aurait pu adoucir son mal-être existentiel      s’enfonçant au fil du temps dans les paradis artificiels de l’alcool et de la morphine      s’infectant d’ulcérations d’eczémas de syphilis      s’aigrissant de difficultés financières de litiges avec l’administration de querelles avec l’église. Prétendant rechercher «l’océanien […] moins abîmé par la civilisation européenne» il part pour les Marquises      plus attiré sans doute par la vie moins chère et la promesse de fillettes de 13 ans dans sa couche que par les anciens cannibales tatoués. C’est à deux pas des locaux de l’administration de la gendarmerie et de l’église qu’il s’installe à Atuona      menant une vie bien éloignée de la simplicité naturelle et primitive qu’il revendiquait pourtant dans une lettre à Morice «en tous cas je fais un dernier effort en allant le mois prochain m’installer à Fatu-Hiva, île des Marquises presque encore anthropophage. Je crois que là, cet élément tout à fait sauvage, cette solitude complète me donnera avant de mourir un dernier feu d’enthousiasme qui rajeunira mon imagination».

Finalement Gauguin qui se plaisait à s’auto-définir «sauvage civilisé» aura transporté dans ses bagages dans ses peintures dans ses écrits sous tous les cieux jusqu’aux Marquises      ses chimères ses fantasmes ses mesquineries ses supériorités ses contradictions ses névroses d’Européen civilisé      auxquels il est resté fidèle jusqu’à son dernier souffle malgré son prétendu désir d’y échapper.

L’art était l’essence de la personnalité de Gauguin      son projet fondamental      qui transcendait ses humaines discordances. «Je suis un artiste et tu as raison, tu n’es pas folle je suis un grand artiste et je le sais. C’est parce que je le suis que j’ai tellement enduré de souffrances. Pour poursuivre ma voie, sinon je me considérerais comme un brigand. Ce que je suis du reste pour beaucoup de personnes. Enfin, qu’importe. […] Tu me dis que j’ai tort de rester éloigné du centre artistique. Non, j’ai raison, je sais depuis longtemps ce que je fais et pourquoi je le fais. Mon centre artistique est dans mon cerveau et pas ailleurs et je suis fort parce que je ne suis jamais dérouté par les autres et que je fais ce qui est en moi» écrit-il à Mette en 1892.

Le pinacle sur lequel l’a juché la postérité lui donne raison.

Ses talents artistiques ne lui permirent cependant pas d’apporter lumière à son questionnement existentiel sur la destinée humaine      les symboles utilisés dans la toile traduisant un désarroi psychologique plus qu’une quelconque illumination. Toile qu’il décrit dans une lettre à Monfreid (1898) «C’est une toile de 4.50m sur 1.70m de haut. Les deux coins du haut sont jaune de chrome avec l’inscription à gauche et ma signature à droite telle une fresque abîmée aux coins et appliquée sur un mur en or. À droite et en bas, un bébé endormi, puis trois femmes accroupies. Deux figures habillées de pourpre se confient leurs réflexions; une figure énorme volontairement      et malgré la perspective accroupie, lève les bras en l’air et regarde, étonnée, ces deux personnages qui osent penser à leur destinée. Une figure du milieu cueille un fruit. Deux chats près d’un enfant. Une chèvre blanche. L’idole, les deux bras levés mystérieusement et avec rythme, semble indiquer l’au-delà. La figure accroupie semble écouter l’idole; puis enfin une vieille près de la mort semble accepter, se résigner […]; à ses pieds, un étrange oiseau blanc tenant en sa patte un lézard, représente l’inutilité des vaines paroles. Tout se passe au bord d’un ruisseau sous bois. Dans le fond, la mer puis les montagnes de l’île voisine.»

Et dans une lettre à Morice: «Près de la mort d’une vieille femme un oiseau étranger, stupide, conclut le poème en comparaison de l’être inférieur vis-à-vis de l’être intelligent dans ce grand tout qui est le problème annoncé par le titre: Que sommes-nous? Existence journalière. L’homme d’instinct se demande ce que tout cela veut dire: D’où venons-nous? Source. Enfant. La vie commence. Derrière un arbre, deux figurines sinistres, enveloppées de vêtements de couleur triste, mettent près de l’arbre de la science leur note de couleur causée par cette science même en comparaison avec des êtres simples dans une nature vierge qui pourrait être un paradis de conception humaine, se laissant aller au bonheur de vivre.»

Magistral flou artistique…

Son essai «L’Église catholique et les temps modernes» n’atteint pas plus le but visé malgré l’affirmation «Le problème: D’où venons-nous? Que sommes-nous? Où allons-nous? se trouve aujourd’hui pour l’esprit moderne, avec le seul flambeau de la raison, considérablement éclairé.»

Ainsi le pinceau ni la plume n’auront accordé à Gauguin l’apaisement du sens donné à l’existence.

Où en sommes-nous cent années après la disparition de Gauguin?

Je n’essaierai pas de prétendre une réponse à un questionnement sans doute né de la première pensée humaine. Je m’attacherai plus simplement à apporter une lueur à la situation actuelle à partir d’extraits de Gauguin.

«Cette jeune fille, une enfant d’environ treize ans, me charmait et m’épouvantait; que se passait-il dans son âme? et dans ce contrat si hâtivement conçu et signé j’avais la pudeur hésitante de la signature, moi presque un vieillard.» Noanoa
«Je vis avec 100 francs par mois, moi et ma vahine, une jeune fille de treize ans et demi.» Lettre à Monfreid, avril, 1896.
«Il me reste à vous dire que Tahiti est toujours charmante, que ma nouvelle épouse se nomme Pahura, qu’elle a quatorze ans, qu’elle est très débauchée.» Lettre à Vallette, juillet, 1896.

Gauguin vivant le mariage de Loti… mythe oblige… pense qu’il suffit de traverser les océans et s’installer à Tahiti pour se permettre impunément des comportements criminels réprimés par les lois de son pays      car si ce n’est pas de la pédophilie      c’est au moins un détournement patent de mineures.      Que la vie sexuelle féminine commençât à la puberté dans un monde aux expressions humaines différentes de l’Europe      ne dédouane nullement les Occidentaux qui se vautraient dans les corps du délit      oublieux de la morale qu’ils exigeaient sans doute pour leurs filles restées aux pays.

Cent années plus tard nos mœurs sexuelles ayant été bouleversées par la morale chrétienne raide      aucun homme ne peut heureusement plus mettre dans sa couche des fillettes de treize ans sans risquer une action en justice.

Fragment de mythe écroulé …
Le mythe dans son entier s’est-il effondré pour autant?

Le peuple insouciant est-il devenu un peuple responsable      le peuple enfant est-il devenu un peuple adulte dans les esprits occidentaux      dans les nôtres?

Que d’insultes à nos intelligences continuons-nous d’entendre      entre autres

«Qu’auriez-vous fait sans la France? Que ferez-vous sans la France?»      insinuant que de tous les peuples humains ayant existé existant nous serions les seuls incapables de nous adapter aux diverses évolutions encore moins intelligents que les animaux de Darwin      que nous serions les seuls incapables de nous composer une destinée souveraine      nous capables du plus grand exploit humain de tous les temps      qui avons navigué l’immensité pacifique pour un destin meilleur      dans des époques où les marins européens navigotaient le long de leurs côtes      de peur de tomber dans le vide passée la ligne d’horizon.

Ou

«Les Tahitiens sont de grands enfants ils vivent dans le présent ils sont incapables de se projeter dans l’avenir»      formule si pratique pour travestir notre art de vivre différent      en une inconsistance coupable convenue      nous qui depuis l’aube de notre espèce pratiquions le rahui pour préserver nos ressources maritimes et terrestres      qui conservions les excès de la nature généreuse dans des tioo      en prévision des temps difficiles.

Mieux

«Inutile d’apprendre le Tahitien il vaut mieux parler Français      c’est la langue des savoirs de l’ouverture      parlée dans le monde entier».      Vouloir nous imposer une langue qui comprime notre expression      comme des souliers trop petits      une langue que notre esprit comprend      à laquelle nos entrailles restent sourdes      Vouloir taire notre langue nos langues      langues naturelles qui nous identifient nous donnent notre authenticité nous enracinent dans la communauté nous relient les uns aux autres nous font ce que nous sommes. Ces langues qui depuis toujours marquent notre appartenance à cette terre      expression de notre originalité      par lesquelles nous murmurons expliquons bavardons commérons plaisantons calomnions apostrophons disputons insultons rêvons chantons apprenons aimons créons bâtissons ordonnons. Ces langues utérines maternelles collectives éternelles      dans lesquelles nous nous immergeons nous ébattons nous ébrouons pour nous exprimer comprendre savoir.      Comme si une langue pouvait avoir moins de valeur qu’une autre      combien même elle ne serait parlée que par quelques-uns.

J’entends de plus en plus que nous reprenons les mêmes propos      comme s’il nous est urgence de nous conformer au mythe      comme si les graines plantées depuis deux cents ans pour nous évangéliser coloniser éduquer éclairer occidentaliser civiliser avaient donné naissance à un arbre luxuriant      généreux en déséquilibres absences mélancolies aveuglements incohérences aliénations complexes et autre névroses      mal-être mal-aise que nous déguisons de revendications souvent nébuleuses ambiguës parfois ésotériques.

Et nous d’exhiber dans toutes les capitales mondiales la mythique beauté de nos femmes de nos hommes      suprême réclame pour attirer le chaland et remplir avions et hôtels      sans jamais évoquer les richesses de notre patrimoine culturel et intellectuel millénaire et contemporain      comme si avouer que nous sommes aussi des êtres créatifs pensant sculptant peignant écrivant      en deux mots humainement intelligents      constituait une faute de bon goût propre à rebuter les éventuels visiteurs.

Et nous de nous faire peur avec un échec scolaire prétendument lié au seul manque de maîtrise de la langue française      échec scolaire genèse d’un échec social      dans une modernité où le diplôme universitaire français est l’unique aune de l’intelligence de la compétence      et nous de nous précipiter dans la démission de nos langues      malgré les discours publics de leurs plus ardents défenseurs qui soucieux du glorieux avenir de leur progéniture ne lui parlent que français et l’envoie en séjours linguistiques anglophones hispanophones.

Et nous de cloîtrer notre identité dans la pratique de la danse du tatouage de la rame      et nous sentir ce faisant      tellement      Polynésiens

«Doux progrès […] Autrefois donc, à Cythère, le ciel était pur […]. […] Les hordes civilisées arrivent et plantent un drapeau ; le sol fertile devient aride, les rivières se dessèchent; non plus une fête perpétuelle mais la lutte pour la vie, et le travail incessant. […] Ils empoisonnent notre terre de leurs excréments infectants […] stérilisent le sol, dégradent la matière animée […]. Tout périt.»

Cent années plus tard cet article paru dans le journal «les guêpes» en janvier 1900 pourrait presque conclure trois décennies d’expérimentations nucléaires dont les séquelles sont aujourd’hui encore récusées par les auto-acclamations du coq      cocorico alléluia hosanna      la France dans son incommensurable génie technologique a vitrifié les déchets radioactifs dans le corail      inventant la seule l’unique bombe propre.

«Tous ces gens-là vont partout dans n’importe quel village, n’importe quelle route, couchent dans une maison, mangent, etc, sans même dire merci, à charge de revanche. Et on les appelle des sauvages ? Ils chantent, ne volent jamais, ma porte n’est jamais fermée, n’assassinent pas.
[…]
Le sol tahitien devient tout à fait français et petit à petit cet ancien état de choses va disparaître» écrit-il à Mette en mai, 1891.

Cent années plus tard nous restons rêveurs au lire de cette description qui nous semble presque      mythique      nous qui avons troqué ce subtil art de vivre contre une urbanisation bétonnée      pistes d’aviation      routes goudronnées embouteillées      bouquets télévisés satellisés      feux rouges      allocations familiales      radios libres      hôtels supermarchés fastfood tourisme      protection sociale      joyeuse transformation dans laquelle nous nous bousculons      défaillant notre imaginaire      mimétisme goulu      imitation fébrile      troupeau en transhumance vers les lumières le bruit la pollution la consommation      pour mieux fuir le ressac le silence l’immobilité des regards anciens.

Nous conquérants de l’ère autonome moderne      aiguisés aux subventions onctueuses aux aides proliférantes aux solidarités nationales aux abondances sociales      Aide-au-Développement-Pacte-de-Progrès-assistanat congénital qui nous vide et nous fracasse inertes      en violence conjugale      désarroi familial      misère sentimentale      dépendance alcoolique      extase toxicomane      suicide adolescent      angoisse culturelle      naufrage langagier      désintégration scolaire.

Nous      esprit désarticulé      sentiments anesthésiés      aspirations désincarnées      applaudissons à la réécriture de notre histoire      de nos sanglantes défaites guerrières      pour mieux nous soumettre      rêvons d’une carrière costumée cravatée climatisée      dans une administration moquettée lambrissée capitonnée      caricaturons notre réalité dans des reconstitutions touristico-culturelles des batailles grapho-grammaticales des euthanasies langagières      artisans de notre propre déliquescence.

 

Cent années plus tard      devenus français francophones exotiques à nous-mêmes      confinés dans une monolangue une monoculture étrangère      déguisons nos enfants dans des journées scolaires spécifiées polynésiennes      nous folklorisons dans des soirées télévisées authentifiées polynésiennes      convaincus que nous pouvions être autre chose que nous-mêmes      Polynésiens      Maohi.

Maohi e

Ils t’ont appris leur langue leur façon de penser
Ils t’ont donné leurs valeurs leurs goûts
Ils ont gagné sans grand mérite
Tu les as vraiment bien aidés
Tu es devenu un singe bien dressé.

Maohi d’aujourd’hui tu es de
Ceux qui ne savent plus penser
Ceux qui exécutent les ordres
Ceux qui imitent et rejettent leur identité
Ceux qui suicident leur âme et vendent leur Terre
Ceux qui bradent leur patrie
Ceux qui admirent l’étranger
Et trouvent meilleur le voisin
Ceux qui se courbent devant l’injuste
Et se cassent devant qui les méprise.

Maohi      qu’a-t-on fait de toi ?
Qu’as-tu fait de toi ?

Te laisseras-tu assassiner
Sans jamais réagir
Sans te relever
Les aideras-tu à te voler ton âme
Les laisseras-tu te voler ta patrie
Les laisseras-tu te tuer et faire de toi
Un nouvel homme sans âme et sans patrie ?

Maohi d’aujourd’hui
Quand tu rencontreras tes Pères
Dis-leur qui tu es
Ils ne te reconnaîtront pas
Pâle imitation d’une
Race qui n’est pas la leur.

Maohi d’aujourd’hui
N’oublie jamais :
Les singes dressés
Sont toujours pathétiques.
Ia ora

Te aroha ia nui


Ce texte de Chantal Spitz, « Héritage et confrontation », a été lu par l’auteure le 6 mars 2003 à l’université de Polynésie Française à Punaauia à l’occasion du colloque commémorant le centenaire de la mort de Paul Gauguin, du 6 au 8 mars 2003. Il est publié pour la première fois sur Île en île.

© 2003 Chantal Spitz et Île en île


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mis en ligne : 23 juillet 2003 ; mis à jour : 21 octobre 2020