Questions pour Thomas C. Spear à l’occasion des dix ans du site
propos recueillis par Stève Puig
Stève Puig : 1. Comment vous est venue l’idée de créer ce site, désormais une référence pour les amateurs de littérature insulaire ?
Thomas C. Spear : Comme pour le site des Ressources Internet Francophones que j’ai mis en ligne au début de l’année 1996, il s’agissait surtout de fournir des outils à mes étudiants. Enseignant et chercheur, je suis forcément concerné par les nouvelles orientations des lectures ; j’ai servi sur les comités de bibliographie, pour la division francophone et au conseil des nouvelles technologies avec l’organisme du Modern Languages Association (MLA). Ainsi, le site Île en île témoigne d’une volonté de fournir au monde entier des données sur les littératures émergentes ou peu connues, avec des informations complètes et fiables. Site non-commercial, il présente les auteurs de façon encyclopédique – une photo, une biographie, une bibliographie – avec un échantillon de textes et de voix qui portent vers la découverte de talents nouveaux et vers une lecture « hors-ligne » de ces auteurs contemporains et du patrimoine insulaire.
2. Quels ont été les obstacles que vous avez rencontrés lors de la création du site ? Sont-ils les mêmes à présent ?
Au début, il s’agissait certes d’établir une base de données. L’Internet en format graphique n’existe que depuis 1995 et évidemment le terrain était très vierge. Les moteurs de recherche sont meilleurs ; les bases de données se sont développées de façon inimaginable. Pourtant, la fracture numérique (« the digital divide ») reste préoccupante et a peu changé : les « riches » ont accès aux nouvelles technologies, à l’Internet et à ses bibliothèques virtuelles ; les pauvres – qu’ils soient francophones ou non – restent à l’écart.
3. Vous avez reçu de nombreux prix ou distinctions pour Île en île. Avez-vous des anecdotes à ce sujet ?
Il faudrait d’abord parler de l’Amérique du Nord. L’Europe en général, et la France en particulier, ont été assez lentes à se brancher sur l’Internet. Les Québécois étaient plus rapides à comprendre l’importance et l’envergure de la Toile. En fait, une bibliographie de littératures francophones que j’avais établie a été mise en ligne sur le « gopher » (avant le web graphique) de l’Université de Montréal en 1994, par Christian Allegre. Île en île a été référencé sur les sites québécois dès sa mise en ligne, tels que Planète Québec, Femmes-Québec et peu après, dans le répertoire BREF de la Bibliothèque et Archives Nationales du Québec. Le web constituait une petite communauté à l’époque, surtout pour les francophones : les premiers liens – de reconnaissance si vous voulez – se faisaient par solidarité ; c’était le cas de Carole Netter de ClicNet, en Pennsylvanie, pionnière, ou encore Karen Fung, fondatrice d’un premier site de référence, Africa South of the Sahara. Certaines mentions importantes à l’époque, comme dans Le guide des meilleurs sites Web (BonWeb) publié en 1999 provenaient des personnes qui connaissaient mon premier site. C’était le cas du supplément papier (et sur le web) de Libération pour Lire en Fête en 2000 et le site du Premier Ministre, Lionel Jospin en 2001, qui signalaient Île en île sans distinguer la base de données du premier site (une collection d’hyperliens), les Ressources Internet Francophones.
Par la suite, la reconnaissance est devenue plus officielle. Une première mention importante a été la sélection d’Île en île par le site EDSITEment du National Endowment for the Humanities, qui reconnaissait le site dès 2000 comme une référence pour les éducateurs. De façon peu étonnante, RFI – avec sa tradition et sa vocation planétaire pour le monde francophone (pionnière d’ailleurs sur l’Internet avec une présence en ligne avant le web graphique) – a été parmi les premiers en Europe à signaler Île en île et à le sélectionner comme site de la semaine en novembre 2001 dans le cadre de l’émission de Dominique Desauney. Africultures avait également sélectionné le site en 2001. La presse française traditionnelle a mis davantage de temps à découvrir non seulement l’Internet mais surtout à consacrer de l’espace aux auteurs de langue française considérés comme « périphériques » à la littérature dite française. Si on prend l’exemple des mensuels, Lire en faisait mention en août 2002 et, dans une section consacrée aux auteurs haïtiens en mai 2004, Île en île a été bien mis en valeur dans Le Magazine Littéraire.
N’ayant pas besoin de cette reconnaissance française, je dois avouer que cela m’a également fait plaisir quand le site a été sélectionné par le quotidien Le Monde en janvier 2004 comme site de la semaine dans le supplément littéraire. J’espère que ce choix témoigne non seulement de la qualité du site mais d’un véritable intérêt pour les auteurs francophones trop négligés dans la « métropole » française, surtout quand les oeuvres ne sont pas publiées à Paris. En fait, il est aberrant de constater à quel point il est difficile de trouver en France les oeuvres publiées dans ses propres territoires d’Outre-Mer (la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie, par exemple, sans parler des départements d’Outre-Mer comme la Réunion). Île en île n’a pas de publicités pour les librairies ou les maisons d’édition, mais une page permet de trouver facilement les coordonnées et sites web des maisons d’édition et librairies du monde insulaire francophone.
C’était un honneur de recevoir des mains du Ministre de la Culture, Renaud Donnedieu de Vabres, le Trophée de la diversité culturelle pour le site en mars 2005. Le voyage jusqu’à Amiens pour la cérémonie était personnellement gratifiant, mais je ne suis pas certain que cette cérémonie télévisée ait fait progresser le taux de fréquentation du site. En revanche, la semaine où le portail Noos signalait Île en île comme site de la semaine (en janvier 2002), ou encore lors de la semaine de la mort d’Aimé Césaire cette année (voir les chiffres du mois d’avril 2008 qui ne comptent même pas les visites de la page du dossier sur Césaire), des milliers de nouveaux internautes ont visité le site.
Île en île n’étant pas une publication encyclopédique traditionnelle sur papier, je me demande s’il ne faut pas évaluer autrement la différence entre la quantité et la qualité des distinctions d’un site web.
4. Quels furent les moments forts de ce site ?
Depuis dix ans, il y en a eu tant… Combien de fois des auteurs m’ont remercié, leur dossier servant de c.v. ou parfois tout simplement de carte de visite en leur permettant d’indiquer aux personnes qu’ils devaient rencontrer à quoi ils ressemblent. Sans fausse modestie, je sais que plusieurs dossiers ont aidé à faire connaître des auteurs peu connus, pour des questions de présentation pour des bourses, publications et reconnaissance internationale. Il sert aux chercheurs et dans les salles de classe partout dans le monde ; la boîte aux lettres du site déborde de questions, demandes, remerciements et parfois surprises…
Respectueusement, il faudrait en premier lieu parler des auteurs qui sont morts depuis la mis en ligne de leur dossier. Le premier auteur que j’ai enregistré pour le site était Émile Ollivier. Il y a des enregistrements de sa voix autres que sa lecture de la nouvelle « La supplique d’Élie Magnan » pour Île en île, mais c’est un des enregistrements (et pas encore numérique !) auxquels je tiens le plus ; Émile Ollivier était déjà devenu un ami. Peu après sa mort en 2002, on a mis des témoignages sur le site pour lui rendre hommage. J’étais en Haïti à ce moment-là, et je venais de rencontrer le poète René Bélance, qui m’avait parlé de l’époque où Émile Ollivier était son élève, bien des années auparavant. Malheureusement, René Bélance n’avait pas de textes avec lui le jour où nous nous sommes rencontrés. Jan J. Dominique, qui travaillait encore à Radio Haïti-Inter – devant les bureaux de la radio, les grands panneaux affichaient les photos de son père, qui venait de se faire assassiner – a enregistré la voix de Bélance pour Île en île quelques semaines plus tard. Tout cela s’est fait, bien sûr, avant la fermeture de Radio Haïti en 2003, et avant la mort de Bélance lui-même en 2004. Une belle anecdote à rajouter : peu après avoir mis le dossier sur Bélance en ligne en 2003, j’ai reçu un courriel de Jimmy Ly, auteur polynésien, content de retrouver sur le site, comme son propre profil, le visage de son ancien professeur Bélance. Jimmy Ly en témoigne dans son texte, « Surréalisme haïtien et littérature tahitienne à Walla Walla, Washington ». Cela m’a fait un grand plaisir de voir comment Île en île a pu de servir de relai, peu de temps avant la mort de Bélance, en mettant les deux auteurs en contact pour qu’ils puissent se parler et évoquer leurs souvenirs de l’époque où ils vivaient dans l’état de Washington, se retrouvant enfin, depuis leurs îles respectives où ils étaient retournés.
Les portraits sont faits avec soin, par moi ou par les nombreux spécialistes, dans le but de promouvoir le talent de ces auteurs. De nombreuses photos d’archives ont été retrouvées et « corrigées » et il y a de très beaux portraits faits par des photographes professionnels. Je ne suis pas photographe, mais, même parmi les miennes, il y en a qui me plaisent, par exemple, celles de Shenaz Patel et de Lucie Julia, et ma photo de Boris Gamaleya où l’on voit la fumée du volcan derrière lui (cette photo a fini sur la couverture d’un recueil de ses poèmes). Puisque je parlais de disparus, il y a la photo de Dany Bébel-Gisler, prise parmi d’autres cette journée mémorable où j’étais allé l’interviewer et l’enregistrer : un accident d’un camion avait bloqué la route, et j’avais du mal à suivre les indications déjà peu évidentes par les repères fournis par des amis guadeloupéens. Je conduisais ma voiture de location à travers les champs de canne pour arriver chez elle et son époux… À sa mort en 2003, comme avec la mort de Paul Laraque en 2007, on m’a demandé l’autorisation d’utiliser la photo. Pour Paul Laraque, la préparation de son dossier m’a permis de (re)découvrir le poète qui offre aux lecteurs du site – maintenant post mortem – une introduction à son œuvre avec sa lecture des extraits de sa poésie.
De la même façon, au moment de la mort de Jacques Rabemananjara en 2005, les informations sur ce grand poète étaient peu nombreuses sur l’Internet, exception faite du dossier préparé par Magali Compan-Barnard pour Île en île (une présentation copiée et republiée comme nécrologie dans un quotidien malgache, d’ailleurs, sans attribution du nom de Compan-Barnard comme auteure). Parallèlement, le quotidien Le Monde applaudissait le rôle de François Mitterrand, Ministre de l’Intérieur de la France qui avait « libéré » le prisonnier Rabemananjara, oubliant soigneusement de mentionner dans leur notice nécrologique le nom du pays qui avait mis en taule, pendant de longues années, l’auteur des Rites millénaires, d’Antsa…
Dix ans, cela donne le temps de vivre des moments forts. Aller à la Librairie la Pléiade à Port-au-Prince et voir au mur des agrandissements des photos d’auteurs, dans les encadrements faits pour le site, des photos retrouvées après des recherches auprès des photographes, spécialistes et héritiers… Se retrouver dans la Bibliothèque Nationale d’Haïti et y voir une série d’affiches faites à partir des dossiers d’auteurs haïtiens… Faire la rencontre de libraires, d’auteurs, de fanatiques et de spécialistes à Tananarive, à Port-Louis, à Pointe-à-Pitre… Retrouver aux salons littéraires des auteurs venus de loin que je ne connais que virtuellement, les ayant présentés en ligne. Établir des liens d’amitié et de passion littéraire avec tant de spécialistes de partout dans le monde. …
Connaître tant d’auteurs se traduit par beaucoup d’histoires passionnantes. Qui aurait cru, il y a dix ans, que l’oeuvre de Marie Chauvet allait enfin circuler librement ? À l’époque, son portrait sur Île en île présentait une œuvre qui ne circulait qu’en photocopie ou grâce aux rares copies difficiles à se procurer. Depuis lors, il y a eu une version clandestine d’Amour, colère et folie et puis la republication officielle de l’œuvre de Chauvet en français. L’année prochaine, une traduction de son triptyque sera publiée dans la collection The Modern Library de Random House, classique dès son entrée en langue anglaise. C’est une écrivaine dont la renommée s’est faite lentement, par du bouche à oreille, par l’enseignement et la recherche, par les réseaux internet, par la communauté d’Île en île…
5. Savez-vous qui consulte le site le plus fréquemment ?
Je ne consulte que rarement les statistiques. À cause du peu de moyens mis à ma disposition, et parce que le site fait partie de celui de la faculté Lehman de CUNY, le seul moyen d’avoir une idée précise des visites est de faire passer les « web logs » (les statistiques immenses de tout le serveur de la fac) à travers un logiciel. En y appliquant un filtre qui permet d’en sortir seulement les données pour Île en île, j’ai constaté que ces logiciels d’analyse ne donnent pas forcément des chiffres fiables. Tout de même, je peux vous donner quelques précisions : les auteurs les plus populaires, par exemple. Les dossiers d’auteurs les plus « visités », en ordre, sont ceux de : Aimé Césaire, Maryse Condé, Édouard Glissant, Patrick Chamoiseau, René Depestre et Gisèle Pineau. Ce sont les statistiques du mois de février 2005 qui donnent cet ordre (pour les dossiers consultés plus de 600 fois ce mois-là ; depuis lors, le taux de fréquentation du site est évidemment plus élevé). Les auteurs « populaires » – puisque ces auteurs sont très lus ? cités ? enseignés ? – varient un peu, mais pas beaucoup. Parfois des événements ou des années commémoratives attirent l’attention sur un auteur en particulier, comme l’année dernière, pour célébrer le centenaire de la naissance de Jacques Roumain (toujours parmi les « Top Ten ») et lors du symposium Léon-Gontran Damas ou, cette année, pour le centenaire de l’exécution du poète Massillon Coicou en 1908. Ainsi, il y a des semaines et parfois même des années de popularité pour certains auteurs.
Pendant plusieurs années, j’ai utilisé un compteur qui s’appelle WebStats4U (maintenant Motigo). Je l’ai enlevé, puisque ce compteur forçait des fenêtres « pop-up », mais les statistiques étaient fascinantes à regarder. Quelques dates sont restées ainsi gravées dans ma mémoire comme cela : le 8 décembre 2003 (par coïncidence mon anniversaire) marquait la journée de plus grande fréquentation de la Toile, des milliers de personnes à la recherche des informations provenant de Port-au-Prince après les violences faites aux étudiants et au Recteur de l’Université d’État d’Haïti à la Faculté des Sciences Humaines, le 5 décembre 2003… Et le 3 janvier 2005 était le point fort des surfeurs qui passaient par Île en île à la recherche des informations concernant le tsunami si dévastateur de l’Océan indien…
En fait, vous voyez que ce n’est pas en premier lieu la littérature qui intéresse les internautes. Pour les actualités, certains passent par Île en île à la recherche des sites de la presse insulaire ; on voit par les mots-clés que ce sont les recettes de cuisine, le tourisme et la généalogie qui amènent de nombreux internautes vers le site où il y a de telles rubriques avec des liens externes. Pareillement, j’imagine que ce sont en grande partie les insulaires de la diaspora qui cherchent des journaux, des librairies et des chaînes de radio. En nombre, il faut dire que la consultation principale du site est donc rapide et accidentelle. Une portion de ces internautes passent ensuite par les pages littéraires ; tant mieux si le site apporte la découverte accidentelle d’une lecture pour ceux qui cherchent, par exemple, une plage mauricienne !
Quant à la fréquentation plus « sérieuse », il y a de nombreuses visites à partir des pages préparées par des professeurs pour leurs cours, surtout en Amérique du Nord, et surtout pour des auteurs précis de la Guadeloupe et de la Martinique. Pour la littérature haïtienne en particulier, des présentations pédagogiques ont également été données dans des pays même non-francophones (l’Espagne, l’Italie, la Tunisie et l’Uraguay) en se servant directement de cette base de données. La consultation des pages haïtiennes est remarquable depuis toute la Caraïbe. Je vois cela non seulement depuis les pays anglophones (la Jamaïque et Trinidad en particulier) mais depuis la République dominicaine ; je n’ai aucune façon de savoir s’il s’agit de Dominicains ou d’Haïtiens vivant en République dominicaine : j’aimerais croire que le site aide à faire mieux relier les deux parties de l’île Quisqueya (voir le texte d’Odette Roy Fombrun quant au nom de l’île), et fasse découvrir des auteurs tels René Philoctète, Jacques-Stephen Alexis et Edwidge Danticat qui, par leur évocation du massacre de 1937, montrent à quel point l’histoire et l’imaginaire de l’île traversent la frontière.
On doit se méfier des statistiques électroniques, puisque les chiffres de visite sont faussés par les spiders (les « araignées » qui répertorient les pages pour les moteurs de recherche). D’ailleurs, le petit chiffre du compteur WebCounter sur la seule page d’accueil depuis le premier jour du site en 1998 cloche ouvertement avec le chiffre beaucoup plus important du compteur StatCounter, qui mesure la fréquentation de dix pages « index » seulement depuis 2005. Selon ce dernier compteur, ces dix pages ont été visitées un million de fois en trois ans. Et pourtant, ce sont plutôt les pages internes de la base de données qui génèrent la consultation principale du site.
Pour ces raisons, au lieu de penser à la « popularité » de l’auteur X ou Y selon quelques chiffres variables, je préfère penser au fait que les pages de presque tous les auteurs sont téléchargées des centaines de fois par mois.
À l’exception de la fréquentation du site depuis toutes les îles concernées directement par la base de données, ce sont surtout les internautes des pays les plus « branchés » (lire, riches, et du « Nord » si l’on excepte l’Afrique du Sud) qui consultent le site le plus souvent ; cela comprend une fréquentation quotidienne du site depuis les pays non-francophones de l’Europe. Les internautes connectés depuis la France sont les plus nombreux à passer dans les pages des auteurs martiniquais et guadeloupéens. Ce sont les internautes du Canada et des États-Unis qui fréquentent plus souvent la section de littérature haïtienne.
Le nombre de visites augmente de façon très visible ces dernières années depuis l’Afrique francophone : du Maghreb (surtout de la Tunisie) et depuis le Sénégal en particulier. La base de données d’Île en île répond ainsi au besoin de fournir des informations biographiques et bibliographiques sur des auteurs qui ne sont pas forcément présentés dans les programmes de littérature scolaire : moins connus, moins disponibles, ou moins enseignés.
6. Avez-vous eu des problèmes de plagiat importants ? Comment les réglez-vous en général ?
Malheureusement, je crois que c’est le prix de la visibilité et le fait que la reproduction est si facile dans le monde numérique. En général, cela se règle de façon correcte : quand les personnes responsables des sites sont informées, elles enlèvent les données reproduites sans permission. Je dois dire qu’il s’agit de toutes sortes de personnes et d’entreprises, sans exclure les professeurs d’université (!), par exemple, aux États-Unis. Très pointilleux pour les précisions bibliographiques et pour la question des droits d’auteurs et de photographes, je trouve très agaçant de voir certaines données reproduites avec des erreurs insérées, les noms d’auteurs des textes biographiques enlevés, et les dossiers déchirés, quand une partie des données est reproduite sans l’accompagnement du dossier complet. Les lois internationales de droit d’auteur et de copyright sont très claires : les sites peuvent avoir leur droit d’exister remis en cause dans des cas particulièrement graves. Île en île reste 100% non-commercial ; le site est toujours disponible en ligne. Les personnes qui s’y intéressent n’ont qu’à faire un lien vers le site ou vers un auteur ou un texte qui les intéresse. On peut croire que la France est un pays beaucoup moins procédurier que les États-Unis, mais je peux vous assurer que ce n’est pas forcément vrai. Ma réponse serait trop longue si je devais citer les cas d’auteurs de livres et de sites web à qui on l’a fait comprendre ; je préfère ne pas en parler et ne pas citer quelques cas, beaucoup plus graves, où les données du site ont été pillées pour en tirer des bénéfices. Le conseil légal de mon université m’a bien aidé, malgré les limites juridiques pour d’autres pays. Pour ne citer qu’un seul exemple (et un exemple non-commercial), Wikipédia est comme tout le monde le sait : du n’importe quoi, très inégal dans sa fiabilité selon les personnes qui volontairement contribuent aux informations avec leur grain de sel ou d’expertise.
J’ai envie d’évoquer un exemple plutôt amusant, puisqu’il s’agit du dossier sur Aimé Césaire, parce que son dossier était le premier mis en ligne il y a dix ans (et reste le plus visité) et parce que le grand poète, politicien et intellectuel est mort cette année. Comme pour tant d’autres photos, j’ai obtenu le droit de reproduire la photo de Césaire par Susan Wilcox, pourvu que son nom soit visible avec un lien vers le site web Full Duck Productions. Regardez les nombreuses copies de cette photo en ligne, et combien peu mentionnent le nom de la photographe. Dans son bureau du maire, Césaire distribuait la biographie d’Albert Largange avec la bibliographie d’Île en île, sans mention du nom de Largange ou du site ; Suzanne Dracius m’a raconté comment elle avait ainsi reçu une copie du texte qu’elle a reproduit dans son recueil Hurricane, cris d’insulaires. Cet exemple me permet également de parler d’Albert Largange, un collaborateur au site qui est mort (très jeune) l’année dernière. J’ai eu une correspondance particulièrement riche et amicale avec Largange (que je n’ai jamais rencontré en personne), au sujet de ses contributions aux dossiers sur Césaire, Guy Cabort-Masson et Joseph Zobel et sur bien d’autres sujets. Le site crée de tels échanges avec les auteurs, chercheurs et spécialistes ; j’espère qu’il reste fidèle à la générosité du partage – intelligent et amical – représenté par le regretté des premiers collaborateurs, Albert Largange.
Sur la page qui présente l’équipe du site, vous verrez les noms de ces personnes qui ont si généreusement offert leur temps et expertise à l’élaboration des données. Ce serait une longue histoire si je détaillais la participation particulière de chacune de ces personnes. Parfois un seul dossier exige des années de recherches et une correspondance longue et assidue. Le moment du bilan des dix ans est propice pour signaler les contributions exceptionnelles d’Anne Bihan, Yves Chemla, Kathleen Gyssels, Josaphat-Robert Large, Rodney Saint-Éloi, Patrick Sultan, Frantz Voltaire (du CIDIHCA) et de Joëlle Vitiello. Sans pouvoir citer tout le monde, je voudrais également remercier publiquement Jean-François Chalut pour ses archives photographiques et Béatrice Coron pour son expertise graphique. Si un photographe comme Ludovic Fremaux offre ainsi l’emploi des photos, à la seule condition que l’on utilise son encadrement et que l’on ajoute un lien vers son site, que puis-je faire quand une de ses photos de Dany Laferrière est reproduite partout, ré-encadrée, sans mention du nom du photographe ? Ainsi chaque collaborateur, chaque ayant-droit nourrit la base de données de façon désintéressée, sans s’occuper de la part de responsabilité de chaque internaute avec les ressources mises à sa disposition.
7. Les enregistrements de voix des écrivains constituent un point fort de votre site par rapport à d’autres. Comment organisez-vous cela ?
On a le droit de me reprocher de réunir tous ces auteurs par une identité insulaire. Un auteur d’envergure ne dépasse-t-il pas les frontières ? Comment justifier une identité insulaire pour de nombreux auteurs qui ont migré ailleurs, sur des espaces continentaux ou sur d’autres îles ? Certaines personnes nées ailleurs et n’ayant jamais vécu sur une île se réclament d’une identité insulaire par affiliation paternelle ou maternelle. Être « francophone », n’est-ce pas déjà une identité problématique, non seulement pour des auteurs qui écrivent aussi dans d’autres langues (créole, malgache, anglais, ma’ohi…) mais pour une écrivaine comme Edwidge Danticat qui n’écrit pas en français ? Si je ne suis pas seul à trouver logique que les auteurs « continentaux » de la Guyane aient leur place sur Île en île, on peut par contre me reprocher de ne pas m’occuper des auteurs de l’île de Montréal…
Chaque enregistrement est relié au dossier d’auteur, si c’est cela que vous voulez dire par « organisation ». Il y a une page qui présente tous les enregistrements, par simple ordre alphabétique, sans souci de l’origine de l’auteur ou du genre de texte. Par contre, une autre page présente, par genre, tous les textes disponibles sur le site – avec ou sans version enregistrée.
Ce sont presque toujours des enregistrements que j’ai faits moi-même. Il m’arrive de présenter le site lors des invitations publiques, dans des conférences et dans des écoles. En jouant quelques extraits, je montre comment la voix d’un auteur peut faire vivre un texte. En écoutant les voix des auteurs dont certains lecteurs trouvent les textes « difficiles » (puisque leur français n’est pas « standard »), on se rend vite compte qu’il est facile à suivre la voix animée des auteures comme Monique Agénor (dont le français est marqué des rythmes et du vocabulaire de registres différents de créole réunionnais) et Paulette Poujol Oriol (dont les textes comprennent du créole, de l’espagnol et de l’anglais).
Certains enregistrements disponibles sur Île en île ont été faits par d’autres personnes. « Débris d’épopée… pour mon Île en péril » est un exemple qui mérite attention ; Claude Pierre lit son poème dans un amphithéâtre vide à Port-au-Prince ; mise en ligne en janvier du bicentenaire haïtien, le poème garde l’urgence de sa composition et de cette lecture, faites pendant les journées tumultueuses à la fin de l’année 2003.
Des enregistrements plus professionnels comprennent la voix du poète Anthony Phelps, qui lit des poèmes de Raymond Chassagne aussi bien qu’un extrait de son propre texte, « Mon Pays que voici ». Anthony Phelps m’a également généreusement autorisé l’emploi des extraits de « Pierrot le Noir », avec les voix et poèmes de Phelps, Jean-Richard Laforest et Émile Ollivier. On entend également la voix de l’inoubliable Toto Bissainthe sur ce disque que Phelps a numérisé en 2005 pour ses Productions Caliban, après le disque 33-tours enregistré en 1968.
Parmi les enregistrements faits par d’autres, il y a des poèmes mis en musique qui ne sont pas en français. « Poto », par exemple, de Georges Castera, est en créole, mise en musique et chanté par Lody Auguste. Le poème « Bon Nouvèl » de James Noël est également en créole, chanté par Wooly Saint-Louis Jean (accompagné sur le site par le texte de la traduction en français par Castera). Certains auteurs sont eux-mêmes musiciens : ainsi, vous pouvez écouter chanter Nassur Attoumani et Christian Jalma, dit Pink Floyd. Offerts au monde, ces poèmes et chansons aident à connaître les rythmes des auteurs.
Dominique Batraville, Gérard Étienne, Frankétienne, Édouard J. Maunick, Monchoachi, Myriam Warner-Vieyra… Ce sont des voix qui me parlent en particulier et que je recommande, parmi tant d’autres, aux internautes. Ce serait tout un roman de raconter les moments passés avec les auteurs qui ont offert leur temps et leur voix pour le site. En fait, au lieu d’en parler, il vaut mieux envoyer les internautes écouter !
8. Quels sont les écrivains ou les courants littéraires qui vous intéressent le plus en ce moment ?
Je ne cache pas ma passion pour la littérature et la culture haïtiennes ; l’année dernière, j’ai publié un recueil de textes, Une journée haïtienne (en co-édition chez Mémoire d’encrier à Montréal et Présence Africaine à Paris), nourri par les rencontres faites pour le site, et un autre exemple d’une volonté à faire connaître la richesse des auteurs haïtiens contemporains.
Île en île garde un regard objectif – du moins je l’espère –, en ne faisant pas trop de distinctions entre les auteurs publiés dans de « grandes » ou de « petites » maisons d’édition. Parfois on me reproche cette place offerte aux auteurs « mineurs », mais je pense que les lecteurs peuvent eux-mêmes établir une hiérarchie de lectures selon les critères qui leur sont importants. Poètes, dramaturges, auteurs de bandes dessinées et de textes pour la radio… les auteurs et les oeuvres présentés sur Île en île ne s’alignent pas non plus par une hiérarchie de genres. Il me semble important de présenter une panoplie d’auteurs, « populaires » ou « difficiles », marqués ou non par une géographie et un imaginaire insulaires.
Ceci dit, j’ai mes propres champs de recherche et d’intérêt. Je travaille depuis longtemps sur les formes de l’autobiographie. Je ne sais pas si on peut dire que les textes publiés cette année par des auteurs comme Maryse Condé, Edwidge Danticat, Jan J. Dominique, Gisèle Pineau et Michèle Rakotoson impliquent une nouvelle tendance d’écriture « autobiographique » ; la publication récente de « récits » par ces cinq écrivaines est pour chacune d’entre elles un genre peu pratiqué. Les auteurs francophones insulaires, de façon très générale, sont peut-être peu portés par la forme autobiographique, à moins que vous ne preniez la poésie lyrique à la première personne comme genre autobiographique, ou si vous comptez les auteurs de la Caraïbe qui ont participé à la collection « Haute Enfance » – Raphaël Confiant, Patrick Chamoiseau, Daniel Maximin, Émile Ollivier – où il s’agit de textes autobiographiques faits pour cette collection.
Le texte Rivages maouls d’Anne Cheynet m’intéresse en particulier pour sa forme autobiographique, mais l’œuvre de cette écrivaine réunionnaise peut vous interpeller pour d’autres raisons. Sa lecture de « Psychédélirrap » souligne l’importance chez de nombreux auteurs insulaires de la tradition orale, et de la pratique de la littérature non pas écrite mais dite, contée, récitée et partagée sur scène et pendant des soirées où l’on « tire » des contes, comme des cartes. En Haïti, la tradition de la lodyans, forme courte et orale pratiquée par des auteurs tels que Justin Lhérisson et ses successeurs, continue dans les veillées poétiques. Dans plusieurs pays, on constate une explosion de littérature pour la jeunesse et de nouveaux salons de livres qui y sont consacrés ; à mon avis, la tradition orale contribue au succès et au talent des nombreuses femmes qui écrivent pour de jeunes lecteurs. Vous remarquerez une présence particulière des contes publiés par les auteurs insulaires ; Mimi Barthélémy, elle est aussi cette présence vivante de conteuse et comédienne devant son public. Quant on parle de l’œuvre de Syto Cavé ou de Pierre Gope, il faut surtout parler de l’œuvre jouée sur scène, partagée en public et au théâtre ; ni le papier ni une technologie perfectionnée de l’Internet ne peuvent reproduire l’expérience de l’œuvre vivante, jouée. À la Réunion, les kabar réunissent des poètes et musiciens, une tradition représentée par des auteurs comme Cheynet, Claire Karm, Mikael Kourto et Patrice Treuthardt. Un choix de poèmes de ces auteurs est disponible sur Île en île, avec des enregistrements faits par André Robèr pour ses Éditions K’A. Écoutez par exemple les consonnes orales, FRICatives et occulaires, de Claire Karm quand elle dit « Ô Fric ! » pour me dire si cela ne vous donne pas envie de les répéter et de reproduire les rythmes et les sons de son poème avec elle…
Et la forme romanesque se renouvelle par les tournures de phrase des conteurs de littérature orale et écrite… Si j’avais à vous dire ce qui m’intéresse le plus dans le roman, je parlerais de la politique mise en musique – d’où mon admiration pour le beau chaos de Frankétienne, ou la simplicité trompeuse de Shenaz Patel. Mon choix de lectures préférées est éclectique – un bon roman satirique, une intrigue bien construite, une belle prose, une langue verte et vivante – et trop souvent coloré par des considérations utilitaires pour la salle de classe… (Je ne réponds qu’avec des exemples des auteurs « insulaires » ; mes archipels de lecture comprennent heureusement les auteurs « continentaux », et même des auteurs de ma langue dite maternelle, l’anglais !) Deux auteurs en particulier m’ont fait récemment repenser la forme du roman, chacun par une construction très originale de la narration. Dans Mon mari est plus qu’un fou: c’est un homme, Nassur Attoumani donne la voix narrative à une femme qui récite à d’autres son histoire. Si le procédé n’est pas forcément nouveau, j’ai été emporté par le rythme de la narration d’Attoumani, en segments intercalés de proverbes et de passages répétés, rythmés. De même, la structure de Nour, 1947 par Raharimanana a bouleversé mes habitudes de lecteur, laissant au portrait du cauchemar historique ses parts d’ombre…
En juin 2009, j’organise avec Françoise Lionnet, de UCLA, un colloque, « La Culture de l’île Maurice : entre mots et images ». Nous avons réuni un groupe de chercheurs prometteur pour prendre compte de la production mauricienne actuelle en littérature et au cinéma. Ananda Devi, par exemple, mérite l’intérêt populaire et critique qui grandit autour de son oeuvre. Son roman Ève de ses décombres sera bientôt adapté à l’écran par son mari, Harrikrisna Anenden, qui a tourné La Cathédrale, un long-métrage basé sur une de ses nouvelles. Barlen Pyamootoo a lui-même filmé Bénarès d’après son roman du même nom. Le dernier roman de Nathacha Appanah, Le dernier frère, n’a-t-il pas a raflé le plus grand nombre de ventes de traduction au salon de Francfort cette année ? Il y a trois jours, l’Académie suédoise a annoncé Jean-Marie Gustave Le Clézio comme lauréat du Prix Nobel de Littérature 2008, raison de plus pour célébrer la littérature mauricienne (dans toute sa diversité française, créole… et universelle). Vous remarquerez de nouveaux dossiers sur des auteurs mauriciens (dont Malcolm de Chazal) ; j’espère que l’occasion de notre colloque aidera à compléter la recherche pour une présentation d’autres auteurs mauriciens sur Île en île.
9. Quel est l’avenir du site ? Allez-vous étendre le domaine à d’autres littératures ou bien vous reste-t-il encore bon nombre d’écrivains à traiter ?
Le champ géographique du site est suffisamment grand pour ne pas avoir à l’agrandir, sauf par ses tentacules diasporiques. De nombreux jeunes talents, surtout poètes, réclament et méritent leur place. La priorité a toujours été de présenter d’abord le patrimoine littéraire historique, avec moins d’urgence pour les auteurs contemporains. Il y a une centaine d’auteurs de toutes les époques dont les dossiers envisagés sont actuellement en cours de rédaction ; cela me dépasse déja !
L’avenir des îles francophones nous dira ce que produiront ses créateurs de demain : Mayotte est en train de passer au statut de Département d’Outre-Mer, scellant la division de l’archipel des Comores ; la Nouvelle-Calédonie sera indépendante, comme nous le rappelle Déwé Gorode, qui fait partie de cette génération qui prend les décisions difficiles et nécessaires pour l’économie et la culture d’un nouveau pays. La Polynésie, sera-t-elle toujours « française » ? Et Haïti, son avenir ?
L’avenir du site dépendra des possibilités à financer son entretien par un soutien institutionnel ou par des partenariats possibles. De façon idéale, je verrais une institution existante qui voudrait s’occuper des mises à jour et du développement continu. Il faudra déplacer le site vers un nom de domaine unique. Avec une refonte esthétique et technique du site, les mises à jour seront plus faciles à faire.
Parmi les projets discutés avec des collègues chercheurs, il y a un supplément vidéo envisagé (une présentation des auteurs dans leur cadre de travail et vie quotidienne) et un développement pédagogique qui pourrait aider les professeurs et les étudiants à mieux exploiter les données par géographie, chronologie et thème. Il a un potentiel énorme à développer un portail pédagogique pour un public au niveau secondaire et universitaire. À long terme, j’aimerais qu’une résolution du cadre institutionnel soit réalisée.
À court terme, j’espère bientôt annoncer un partenariat prometteur avec la chaîne de télévision francophone, TV5. Pour leur site pédagogique, ils sont en train de développer une sélection de lectures audiophoniques pour un dossier sur la Caraïbe.
Deux revues littéraires et culturelles sont hébergées sur le site d’Île en île. Publiée à Port-au-Prince, Boutures a cessé de se faire publier en 2002. Il ne reste que le dernier numéro à archiver ; les quatre premiers numéros de Boutures sont intégralement en ligne. Par contre, la revue Littérama’ohi (« Ramées de littérature polynésienne ») reste une publication dynamique, sous la direction de Chantal Spitz (dont je recommande, par exemple, le texte « Sur la francophonie »). La directrice de la revue lors de la mise en ligne l’année dernière, Flora Aurima-Devatine voulait bien faire cette première mise en ligne des tables de matières et une sélection d’articles de la revue, pour faciliter la diffusion de Littérama’ohi et pour donner une présence globale à ses recherches et créations. Pour Littérama’ohi, comme pour la revue Point-Barre à Port-Louis, il m’est arrivé de mettre des auteurs en contact entre continents et îles, créant avec le site un réseau de diffusion et d’échange très producteur et amical qui continue à porter ses fruits.
Au début, quand j’ai envisagé la fondation de ce site avec Sylvie Roussel-Gaucherand, on imaginait la création de centres multimédia « Île en île », formant des jeunes à créer de la documentation multimédia, à partir des archives et avec des créateurs contemporains. Sylvie a fondé l’association de loi 1901 (à but non-lucratif), « D’île en île » en 1997 ; de cette association est né le nom du site après notre rencontre cette année-là dans un militantisme pour un web francophone qui peinait à démarrer. Je la remercie pour sa solidarité depuis tant d’années, pour le serveur audio qu’elle a pu trouver pour Île en île pendant presque dix ans (les fichiers ont été déplacés sur un serveur aux États-Unis le mois dernier) et pour son exemple en « Île-de-France », développant de façon communautaire l’emploi des nouvelles technologies de l’information. Madagascar et Haïti étaient les « îles » où nous imaginions créer et faire fleurir de tels centres multimédia. Rien qu’à penser aux besoins urgents de conservation (et de numérisation) du patrimoine précieux de ces deux pays, je me révolte contre le fait que les priorités budgétaires sont trop rarement accordées aux projets « culturels » ; mes propres efforts à obtenir des subventions restent vains. Les sagittaires ont peut-être cette capacité excessive de rêver mais, compte tenu des nombreux projets déjà amorcés par les chercheurs, bibliothécaires et responsables d’archives, j’ose être optimiste quant à l’avenir pour une plus grande numérisation et démocratisation des données du patrimoine culturel insulaire, francophone et universel.
Une dernière remarque pour parler de l’avenir du site à court terme. J’aimerais offrir aux internautes un joujou esthétique : une photo qui paraîtrait sur la page d’accueil, la photo de l’auteur (ou des auteurs) dont c’est l’anniversaire du jour. Ce serait une invitation – aléatoire pour certains, pleine de signification pour d’autres – à découvrir un nouvel auteur. Les dates d’anniversaire des deux cent vingt-six auteurs en ligne aujourd’hui sont bien équilibrées sur toute l’année : une vingtaine d’auteurs nés sous chacun des douze signes du zodiaque (avec une douzaine d’auteurs sans date de naissance connue). Mais trois de ces auteurs sont tous nés le 31 mars (Saint-John Perse, Bernard Berger et Stanley Péan), trois le 23 septembre (Jean F. Brierre, Édouard J. Maunick et Lyne-Marie Stanley) et quatre auteurs (Léon Laleau, Jean Vanmai, Axel Gauvin et Monchoachi) sont tous nés le 3 août. Je vois peu de ressemblances par style ou sensibilité entre ces auteurs qui partagent un jour de naissance. Cela ne veut pas dire que chacun mérite ses lecteurs. Une découverte par hasard – d’île en île – n’est pas forcément une mauvaise façon de découvrir un nouvel écrivain. Quelle importance donnez-vous au fait qu’un écrivain soit né un tel jour, sur une île ou sur un espace continental ? De toutes manières, jusqu’à présent, aucun auteur présenté sur le site qui n’est né le 12 octobre.
10. Pourquoi avez-vous choisi la date du 12 octobre pour la mise en ligne du site ?
Quand j’étais petit, on célébrait l’arrivée de Christophe Colomb le 12 octobre comme celle de la « découverte » de notre Amérique. C’était le début de notre Histoire avec un grand H, et on apprenait la chanson, « In fourteen-hundred and ninety-two, Columbus sailed the ocean blue ». Depuis, la fête nationale aux États-Unis se passe le lundi le plus près, et les manuels de classe donnent davantage de contexte pour la présentation du « premier » voyage d’un Européen dans le Nouveau Monde. Mais la fête reste toujours privilégiée chez les Italo-Américains qui se réclament héritiers de l’aventurier génois.
Le site Île en île a vu le jour le 12 octobre 1998 avec une intention de présenter autrement les frères Colomb et le « début » de l’histoire insulaire. J’enseignais un cours sur la littérature de la Caraïbe à l’époque ; comment pouvais-je ne pas présenter cette littérature sans parler du contexte (néo-)colonial et politique ? Avec des collègues, j’ai développé la chronologie antillaise pour ces raisons pédagogiques. Célébrer la date du 12 octobre oblige une chronologie pré-colombienne, pour étudier les Caraïbes, les Arawaks et les transferts culturels à l’époque de la conquête et de l’esclavage. Ferdinand et Isabella d’Espagne, qui ont financé le voyage de Colomb, ont également offert le « décret d’Alhambra » en 1492, expulsant tous les Juifs et les Musulmans de l’Espagne. Si on parle de Christophe et Bartholomé Colomb, on doit également parler de la belle Anacaona et de son héritage, des conséquences de l’Inquisition, de la traite et de l’économie basée sur l’esclavage. Le Code noir de 1685 est une lecture recommandée… « Louis par la grâce de Dieu roi de France et de Navarre » parle à la première personne royale, établissant les règles si « chrétiennes » de l’esclavage. Dans l’article Premier, « enjoignons à tous nos officiers de chasser hors de nos îles tous les juifs qui y ont établi leur résidence »… La « découverte », la conquête et la colonisation de ces îles – aujourd’hui francophones, du moins en partie – fait partie de l’héritage historique et culturel à re-découvrir avec les auteurs qui s’en inspirent.
En 1998, la France revisitait son histoire à l’occasion du 150e anniversaire de sa deuxième abolition de l’esclavage en 1848. Pour Île en île, la date symbolique commémorant Christophe Colomb rappelait le besoin, dès la mise en ligne du site, de présenter les îles dans leur contexte historique – avec des liens vers les archives et les ressources fiables – et d’offrir une place à une variété de narrations, historiques et contemporaines. Dans toute leur diversité, les auteurs originaires de ces îles, marquées d’une colonisation qui a laissé une langue d’écriture – française (maternelle ou non) – sont présentés non pas seulement pour des lecteurs européens, mais pour leur public local, pour des lecteurs qui vivent en diaspora, et pour des lecteurs du monde entier qui les lisent en français ou en traduction.
Les embarcations de Colomb nous rappellent les océans qui nous réunissent. Une série de documents mise en place par Annie Baert pour Île en île présente des explorateurs de la planète Terre. Le voyage de Colomb en 1492, n’est-ce pas la fin de l’époque où les Européens considéraient la terre plate ? Il nous en reste un Orient et un Occident, mais les voyages ne se font plus de la même manière.
La circulation du livre et de la poésie, non plus.
Cinq siècles plus tard, la Toile – l’Internet – nous offre de nouvelles possibilités d’échanges à travers les mers. Avec ces nouveaux outils, Île en île contribue, du moins je l’espère, à une nouvelle orientation du « centre » du monde francophone.
New York, le 12 octobre 2008
Cet entretien avec Thomas C. Spear a été réalisé par Stève Puig à l’occasion du dixième anniversaire du site Île en île. Doctorant à CUNY travaillant sur la litterature francophone et la litterature urbaine en France, Stève Puig a préparé pour le site le dossier sur René Maran.
Si vous désirez réagir à l’anniversaire du site, voir la section « commentaires » en bas du sujet « 10 ZAN » (12 octobre 2008) du blogue X-centri-cités de Thomas Spear.
Maguy Métellus, porte-parole de l’édition 2008 du Mois de Créole à Montréal, anime l’émission « D’une île à l’autre » tous les dimanches de 22h à minuit (heure de Montréal) sur CPAM Radio Union (disponible en direct sur le site de CPAM. Pour l’émission du 12 octobre 2008, Maguy Métellus reçoit Thomas Spear (par téléphone) sur son plateau, pour parler des anniversaires, du Prix Nobel de Littérature Jean-Marie Gustave Le Clézio et de l’anniversaire du site Île en île.
Écoutez l’extrait de l’émission: