Ismaÿl Urbain

Ismaÿl Urbain

photo des archives de la famille Levallois, reproduction autorisée prise à Marseille chez Camille Brion, 1868

Ismaÿl Urbain, né Thomas Urbain, voit le jour à Cayenne le 31 décembre 1812. Étrange prénom guyanais, Ismaÿl, qui traverse la Guyane pour y naître et la quitter huit ans plus tard et dont le parcours ne cesse d’étonner. Il lui vaut bien des notices biographiques dans des revues et sites spécialisés, celle publiée par Beringanine Ndagano et Monique Blérald-Ndagano dans Introduction à la littérature guyanaise en 1961, et trois monographies scientifiques importantes : celle de la psychanalyste Anne Levallois, Les écrits autobiographiques d’Ismayl Urbain : homme de couleur, saint-simonien et musulman : 1812-1884 ; de Michel Levallois, historien saint-simonien, Ismayl Urbain : une autre conquête de l’Algérie ; et l’édition de ses œuvres annotée et postfacée par Philippe Régnier en 1993, Ismayl Urbain : voyage d’Orient. De fait, peu connus en Guyane, ses écrits sont recensés dans le fonds Gustave d’Eichthal (son ami juif de la première heure), à la bibliothèque de l’Arsenal et au Centre Outre-mer d’Aix-en-Provence. Étrange prénom pour un Guyanais fils naturel d’un marseillais, du nom d’Urbain Brue, patronyme que lui refuse le père, préférant lui « céder » comme nom son prénom ; et de Marie-Gabrielle Apolline, femme de couleur libre et mère de sept enfants.

Étrange prénom, que le hasard d’une rencontre intellectuelle autant que le flou identitaire ressenti par le jeune Thomas conduisent à forger de toutes pièces, cherchant une filiation dans la famille de Saint-Simon, le père en la personne d’un des émissaires de la doctrine, Barthélémy-Prosper Enfantin et un nouveau prénom dans une terre qui, en apparence, ressemble si peu à celle de son enfance, l’Égypte ! Ismaÿl Urbain renaît musulman, au Caire, en 1833. Il a 22 ans.

Pour comprendre Ismaÿl Urbain, il faut le replacer dans l’histoire des idées portées par le Comte de Saint-Simon et ses héritiers, l’histoire coloniale où l’Orient est un enjeu majeur de la colonisation, l’histoire personnelle où l’amour et ses chagrins, la peau et ses avatars sont fondateurs de ses choix, et l’histoire de l’Algérie comme terrain d’expérimentation de sa philosophie et tentative d’harmonie. Il forme à lui seul une tranche de l’Histoire et des tranches de vie. Un vrai roman.

Des premières huit années de Thomas Urbain à Cayenne, on en sait ce qui transpire des courriers qu’il entretient avec son père, ses écrits autobiographiques, magnifiquement analysés par Anne Levallois ; puisqu’à Cayenne, lieu de naissance, nulle trace de son passage. À l’instar de Saint-John Perse, ces années ancrées en Guyane fondent le reste : la relation à sa famille, la quête d’une re-naissance dans le cercle des Saint-Simoniens ; les re-trouvailles dans une famille métisse du Caire ; la re-naissance en l’islam ; la fondation de son propre foyer ; l’adéquation recherchée, dans tous ses actes (politiques et amoureux), entre la pensée, la chair et ses conséquences, le consensus ; enfin sa poésie. La postface de Philippe Régnier, spécialiste de la littérature française du 19e siècle, nous éclaire sur la complexité pour ne pas dire ambivalence de la personnalité d’Ismaÿl Urbain, à la fois produit et vecteur d’une vision du monde autant mystique que pragmatique.

À l’occasion de sa retraite à Ménilmontant, Thomas Urbain intégre le groupe saint-simonien du Père Enfantin en tant que novice. Ce qui le séduit dans cette nouvelle famille, c’est cette notion de clan partageant un idéal ; une liberté de parole ; un esprit qui interroge l’etablishment, l’exploitation de l’homme par l’homme (esclave, domestique, serf, ouvrier) ; la relation à la femme, et surtout une volonté d’agir ailleurs de manière pacifique, par le dialogue et la négociation. C’est également de croire possible la rencontre de l’Occident et l’Orient comme en attestent ses amitiés égyptiennes, sa conversion « militante » à l’islam sans nier ses racines chrétiennes, son mariage algérien dans tous les sens du terme. C’est de dire son être nègre, d’être accepté et même encouragé à être tel qu’il est, fils d’anciens esclaves, enfant naturel et de chanter ce qui vaut chant (moins subtil, extrêmement sensuel, exalté toujours !) de prénégritude, ou de pré-créolité.

Dans son parcours, l’Égypte est l’occasion du premier grand émoi amoureux et de sa vision conciliatrice du Noir et du Blanc, du Noir et de l’Arabe, de l’Orient, de l’Occident et du Nouveau monde. L’amour radicalisera ses options dans les bras de :

  • Halimeh Dussap, abyssinienne et esclave d’origine (comme lui).
  • Hanem, fille d’Halimeh, métisse (comme lui), morte comme sa mère de la peste.
  • Djeymouna Ben Misraoun El Lebaïti, la jeune Algérienne, dont le mariage et la naissance de sa fille sont symboliques à plus d’un titre puisqu’ils servent son projet humaniste de rapprochement des peuples.
  • Louise Lauras, amie chrétienne de sa première fille, version occidentale et syncrétique du même projet, dont il aura un fils qui mourra à onze ans.

L’œuvre littéraire d’Ismayl Urbain est parvenue à la postérité grâce au Cercle des Saint-Simoniens, archivistes de sa mémoire. À l’exclusion des nombreux courriers recensés (1700 lettres) et ses articles édités dans les journaux prestigieux de l’époque, cinq types de recueils nous aident à comprendre son parcours et sa pensée :

  • Poèmes à Ménilmontant (1832), petit corpus rédigé lors de sa retraite, odes exaltées à une Guyane encore proche, à la femme noire, à l’esclave, à sa foi nouvelle.
  • Voyage d’Orient (1833-1836), carnet de voyage multiforme, de Marseille à Damiette, qui retrace ses pérégrinations, ses rencontres, ses convictions religieuses et inclut des poèmes « égyptiens » ainsi que des contes orientaux. Entre voyage interculturel et récit initiatique à l’amour décomplexé, ces « cahiers » relatent dans le détail la mue de Thomas Urbain en Ismaÿl Urbain.
  • Deux récits autobiographiques qui apparaissent comme une mise à nu de l’auteur, dans sa dimension spirituelle, politique et proprement intime :
    • Notes autobiographiques (1871) à l’intention de son fils.
    • Notice chronologique (1883), commande de son ami d’Eichthal.
  • Deux textes politiques majeurs : L’Algérie française : indigènes et immigrants (1862), manifeste anticoloniste faisant suite à L’Algérie pour les Algériens (1861).

C’est en Algérie qu’il veut poursuivre le déroulement d’une « autre » Histoire. Saint-simonien dans l’âme, arabophile de cœur, interprète de profession, il s’emploie à défendre une idée « anti-coloniste » de la conquête algérienne, à protéger les intérêts des « indigènes » notamment dans la propriété de leurs terres, l’administration de la colonie, à imaginer sous la gouvernance de Napoléon III, une politique du « Royaume arabe » plus juste qu’il aurait probablement voulu appliquer dans sa Guyane natale. Reconnu par ses pairs comme un agent efficace de la cause algérienne, combattu violemment par ses détracteurs, en Algérie comme à Paris, il meurt à Alger en 1884 sans avoir pu mener à terme son utopie : l’Occident en Orient, la France en Algérie où il est enterré.

– Monique Dorcy


Oeuvres principales:

Essais:

  • L’Algérie pour les Algériens (1861). Réédition par Michel Levallois. Paris: Séguier Atlantica, 2000, 153 p.
  • L’Algérie française. Indigènes et immigrants (1862). Réédition par Michel Levallois. Paris: Séguier Atlantica, 2002, 126 p.

Essai et poésie:

  • Voyage d’Orient, suivi de Poèmes de Ménilmontant et d’Égypte. Édition, notes et postface par Philippe Régnier. Paris: L’Harmattan, 1993, 396 p.

Textes autobiographiques:

  • Les écrits autobiographiques d’Ismaÿl Urbain (1812-1884), suivi de Homme de couleur, saint-simonien, musulman : une identité française, par Anne Levallois. Paris: Maisonneuve et Larose, 2005, 197 p.

Sur l’oeuvre d’Ismaÿl Urbain:

  • Ageron, Charles-Robert. Les Algériens musulmans et la France (1871-1919. 2 vols. Paris: Presses Universitaires de France (PUF), 1968. Le cas d’Urbain est traité au chapitre 15 du Livre I de la Première Partie : Les « indigénophiles » et leur action de 1871 à 1891, t. I: 397-414.
  • Ageron, Charles-Robert. « Un apôtre de l’Algérie franco-musulmane : Thomas Ismaël Urbain ». Preuves (février 1961): 3-13.
  • Burke, Edmond, IIIe du nom. « Thomas Ismail Urbain (1812-1884) : Indigénophile and Precursor of Negritude ». Double Impact: France and Africa in the Age of Imperialism. Wesley F. Johnson, éd. Westport: Greenwich Press, 1986: 319-330.
  • Émerit, Marcel, Les Saint-Simoniens en Algérie. Paris, Société d’édition Les Belles Lettres, Publications de la Faculté des lettres d’Alger, IIe série, tome 15, 1941 (voir pp. 67-83 et passim).
  • Esquer, Gabriel. Portrait d’Ismaÿl Urbain. Iconographie historique de l’Algérie. Paris, Plon, 1929, tome 3.
  • Hugonnet, Léon. « Ismail Urbain ». Bulletin de la société française pour la protection des indigènes des colonies 7 et 8 (décembre 1883-mars 1884): 333-349.
  • Jullien, Charles-André. Histoire de l’Algérie contemporaine: conquête et colonisation. Paris: Presses Universitaires de France, 1964, tome I: 422-426 et passim.
  • Lacouture, Jean et Chagnollaud, Dominique. « Ismayl Urbain et le Royaume arabe ». Le Désempire. Paris: Denoël, 1993: 108-128.
  • Levallois, Michel. « Ismaÿl Urbain : Éléments pour une biographie ». Les Saint-Simoniens et l’Orient. Vers la modernité. Magali Morsy, dir. Aix-en-Provence: Édisud, 1990, 204 p.
  • Levallois, Michel. Ismaÿl Urbain : une autre conquête de l’Algérie. Paris: Maisonneuve et Larose, 2001, 671 p.
  • Levallois, Michel. « Postérité d’Urbain dans la politique coloniale française ». L’Orientalisme des saint-simoniens. Michel Levallois et Sarga Moussa, dirs. Paris: Maisonneuve et Larose, 2006, 293 p.
  • Masqueray, Émile. « Le Journal des Débats et l’enquête sénatoriale. On nous écrit d’Alger… », rubrique « Lettres d’Algérie », 26 septembre 1891. [Longue évocation de la pensée d’Urbain par son successeur aux Débats.]
  • Ndagano, Biringanine et Monique Blérald-Ndagano. Introduction à la littérature guyanaise. Cayenne: CRDP de Guyane, 1996.
  • Régnier, Philippe. « Thomas-Ismayl Urbain, métis, saint-simonien et musulman : crise de personnalité et crise de civilisation (Égypte, 1835) ». La fuite en Égypte. Supplément aux voyages européens en Orient. Jean-Claude Vatin, éd. Le Caire: Centre d’études économiques, juridiques et sociales (CEDEJ), 1989: 299-316.
  • Régnier, Philippe. Les Saint-Simoniens en Égypte (1833-1851). Le Caire: Éd. Banque de l’Union Européenne-Amin F. Abdelnour, 1989.
  • Rey-Goldzeiguer, Annie. Le Royaume arabe. La politique algérienne de Napoléon III (1861-1870). Alger: Société Nationale d’Édition et de Diffusion (SNED), 1977.
  • Spillmann, Georges. « Napoléon III et le royaume arabe d’Algérie ». Travaux et mémoires de l’Académie des sciences d’outre-mer 3 (nouvelle série, 1975): 17, 30, 34, 40, 44.

Liens:

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Dossier Irmaÿl Urbain préparé par Monique Dorcey

/urbain/

mis en ligne : 25 septembre 2017 ; mis à jour : 1 juillet 2018