Une lectrice dans la salle; entretien avec Patrick Chamoiseau

Une lectrice dans la salle

Entretien avec Patrick Chamoiseau

réalisé par Rose Réjouis

Rose Réjouis: Dans une interview avec le Professeur Charles Rowell, publiée dans la revue Callaloo, vous dites « l’opacité est cette dimension irréductible de chaque présence au monde. La transparence a fondé l’acte colonial et infecté la notion d’universalité… » [Antilla 546 (23 juillet 1994)]. Ma question est la suivante: avez-vous rencontré des difficultés entre une poétique qui vise ou du moins inclut l’opacité et un désir de dire la vérité?

Patrick Chamoiseau: Qu’est-ce que vous appelez « désir de dire la vérité »?

R.R.: De dire la vérité ou d’être authentique, d’être vrai à ce que vous racontez.

P.C.: De ce point de vue-là il n’y a pas de problème parce que la vérité peut être opaque et l’authenticité qu’on peut exprimer peut se faire de manière opaque. Alors le véritable problème ne se situe pas là. Il me semble même qu’on ne pourrait pas exprimer la vérité d’une culture donc d’un pays sans opacité. Alors à la limite les deux vont ensemble, vérité-opacité. Dans toutes les vérités humaines il y a une dose irréductible d’opacité donc je n’ai pas eu de problème de ce côté-là. Par contre dans la littérature, telle qu’on la conçoit habituellement – les rapports entre les hommes et entre les cultures – on a l’habitude de se baser sur la lisibilité ou la transparence et c’est là où les problèmes commencent pour moi, c’est-à-dire que beaucoup de gens vont dire, par exemple en parlant de Texaco, « je ne comprends pas », « il y a des choses qui m’échappent », « il y a beaucoup de mots illisibles » et cetera. Les gens n’acceptent pas qu’il puisse exister dans une narration des zones opaques, des zones illisibles, intraduisibles, qui sont peut-être vraies pour moi et qui correspondent à des réalités etc… mais qui pour eux ne veulent rien dire, qui sont opaques pour eux et il a fallu quand même imposer un certain nombre de choses. Donc dans cet esprit-là, je n’ai pas de glossaire, il n’y pas de glossaire à la fin. Je mets les mots créoles tels qu’ils existent. Je ne vais pas les traduire… des choses comme ça. Ce sont des positions que j’ai.

R.R.: J’ai l’impression que l’opacité chez vous est traduite par les détours, par un certain lyrisme ou par des euphémismes… Si vous procédez par détours, rencontrez-vous des difficultés à « dire vrai » quand vous racontez?

P.C.: D’être vrai ou d’être en vérité est le principe de base quand on écrit. Pour le reste, comment faire passer cette vérité, comment lui donner de l’efficacité, ça c’est de la mise en scène et de la rhétorique. Donc j’accompagne la vérité de ce que j’exprime d’une certaine rhétorique qui vise soit à frapper le lecteur, soit à l’étonner, à lui permettre un peu mieux de comprendre ce que je raconte. Il y a effectivement toujours une préoccupation [de dire vrai] assez spéciale mais qui est de l’ordre de la rhétorique.

R.R.: Et parlant justement de rhétorique, vous avez aussi dit que beaucoup ont l’impression que « faire créole c’est écrire ‘elle prit courir’ ou autres tournures bizarres… Cela donne quelque chose d’assez superficiel et d’inopérant. Il faudra encore attendre quelques années pour que la parole de Glissant porte ses fruits et se déploie en toute justesse… ».

P.C.: Lorsqu’on parle très souvent de mon écriture ce qu’on retient c’est le côté apparent de cette créolisation du langage.

R.R.: Alors qu’en fait…

P.C.: Alors qu’en fait la créolisation du langage est beaucoup plus structurelle, beaucoup plus structurelle.

R.R.: C’est-à-dire syntactique?

P.C.: C’est-à-dire syntactique, elle est dans l’organisation du paragraphe, elle est dans la construction de l’histoire, elle est dans le choix de la vision qui est donnée, elle est par une infinité de choses, mais la partie émergée de l’iceberg – qui concerne les mots, les mots créoles, les littéralités créoles – est mon petit amusement à moi mais qui n’est pas déterminant.

Et je disais ça surtout pour certains écrivains qui viennent et qui à notre suite essaient de faire un texte créole se préoccupant uniquement de créoliser des mots et des phrases, alors que la créolisation véritable est d’exprimer une vision du monde qui est la mienne, qui est celle que nous avons ici pour décrire un personnage, pour décrire une situation. Je me demande toujours comment ma mère aurait raconté ça, comment mon père aurait vu ça, comment nous ici nous aurions vu ça. Pourquoi? Parce que insidieusement notre esprit est complètement dominé par les valeurs françaises, c’est-à-dire que spontanément lorsque j’écris, je suis français. Pour être Créole, pour être plus proche de ma vérité, je dois faire un effort de vigilance sur moi-même.

R.R.: Qu’est-ce qu’un paragraphe créole?

P.C.: La structure du paragraphe? (rire). Il faudrait… Je ne sais pas comment… Le plus créole de mes textes, c’est Solibo Magnifique, c’est là où on a une structure créole qui est très particulière. C’est un texte qui est basé sur le principe de la veillée créole. Dans la veillée créole lorsqu’on meurt, le mort – comme Solibo – est allongé sur la table et les gens viennent pour témoigner de la vie du mort.

R.R.: C’est vrai, mais à part la veillée qu’est-ce qu’il y a d’autre comme structure narrative créole? Il y a la parenthèse, par exemple, que vous utilisez beaucoup.

P.C.: Il faudrait qu’on regarde ensemble, qu’on prenne le texte, qu’on regarde mot par mot. Mais ce n’est pas de l’ordre de la recette. C’est-à-dire que ce n’est pas une mécanique que j’exprime. Il y a une structuration mais lorsque j’écris je ne suis pas en train de me dire que je vais appliquer telle méthode pour créoliser mon texte. C’est quelque chose qui est un état d’esprit, cultivé avant le texte mais qui s’exprime dans le texte.

R.R.: La structuration créole d’un texte n’est pas quelque chose d’inconscient?

P.C.: C’est semi-inconscient. J’ai une préoccupation d’authenticité, de vérité sur notre réalité ce qui fait que tout le temps j’observe ma réalité. Je suis très attentif à la façon dont nous racontons les choses, à certaines images que je vois autour de moi. J’avais vu récemment que la période de Noël et de décembre, l’arbre qui pour moi va symboliser le mois de décembre c’est un mandarinier. J’avais vu un mandarinier bien chargé avec des mandarines bien jaunes, magnifique. Pour moi ça devenait l’arbre de décembre, alors que dans l’imaginaire de la plupart des Antillais, le mois de décembre ça va être le sapin de Noël, les choses comme ça et ce sont des choses que je cultive tout le temps. Il se peut que dans mon écriture un jour on voit apparaître le mandarinier ou le mois de décembre ou une odeur de mandarine en décembre. Il y a plein de métaphores comme ça qui peuvent se construire. Entre la fin de l’année, la mandarine, le mandarinier et l’achèvement d’une année particulière, il y a une infinité d’images. C’est ce que j’appelle profondément se rapprocher de votre vérité. Pourquoi? Parce que le mandarinier est effectivement présent autour de nous.

R.R.: Voir le mandarinier en décembre est un choix conscient de vous rapprocher de votre réalité mais vous allez à l’encontre de ce que la plupart des Martiniquais voient comme le symbole de Noël.

P.C.: Oui, mais pendant le mois de décembre tous les Martiniquais sont touchés par le mandarinier mais de manière invisible. Dans les réalités dans lesquelles nous nous trouvons, où nous sommes dominés par un imaginaire français, notre réalité devient invisible à nos yeux. C’est-à-dire, le mandarinier est là, son odeur est là. On mange beaucoup de mandarines, mais un poète Martiniquais traditionnel ne parlera pas de mandarinier. Il parlera de plein d’autres choses mais pas du mandarinier. C’est comme si on effaçait autour de soi une réalité très concrète. C’est l’exemple du mandarinier, mais pour beaucoup beaucoup de choses qui nous concernent, qui sont en nous, qui nous appartiennent, ça fonctionne comme ça. Il y a une mise à l’écart de ce que nous avons et de notre imaginaire sensible, pour privilégier un imaginaire qui nous est transmis par les télévisions. Vous êtes ici, vous voyez ce que nous voyons à longueur de journée à la télévision, ça n’a rien avoir avec la réalité ici. On est vraiment dans le cadre d’un déport de l’esprit, un déport de la sensibilité.

R.R.: Bien que votre effort créatif soit très encourageant, il demeure dans vos textes un certain déport, un certain écart. Par exemple, quand je lis Texaco, j’ai l’impression qu’un ami me raconte une histoire, mais qu’il y a un étranger dans la salle. Alors l’ami est obligé d’expliquer, de traduire certaines choses pour inclure l’étranger.

P.C.: Oui, c’est possible.

R.R.: C’est plus que possible, c’est la situation qui est comme ça.

P.C.: La situation est comme ça. L’étranger est en moi. Il y a une opacité qui existe dans toutes les populations, chez tous les peuples et chez tous les individus. Là, on parle d’opacité collective, mais dans le phénomène de créolisation, l’opacité qui est la nôtre ne fonctionnera pas pour nous dans un absolu. Tout en ayant mon opacité, je dispose de références et de cadres qui sont extérieurs à moi et qui me viennent de la culture dominante.

R.R.: Le terme « opacité » lui-même est contaminé. Pourquoi « opacité » parce que quelqu’un d’autre ne peut voir à travers? Quand vous me parlez d’ « ajoupa » (hutte indienne) ce n’est pas opaque pour moi. C’est opaque seulement si on pense à un lecteur français.

P.C.: Oui.

R.R.: Quand on parle d’opacité, il y a déjà un étranger dans la salle.

P.C.: Quand on parle d’opacité, indépendamment de l’étranger qui est dans la salle, on parle aussi d’indicible et d’inexprimable. Lorsque j’essaie de rapporter ce que je suis ou ce que nous sommes, je sens qu’il y a des choses que je ne peux pas dire. Et c’est peut-être à ce moment-là – il faudrait voir – que je fais appel au lyrisme ou à des images un peu opaques, un peu folles, qui transportent plus un sentiment qu’une description. Je sens moi-même, je suis confronté moi-même à cet irréductible, à cet intransmissible, à cet indicible. C’est ça qu’il y a pour moi à cette partie de l’opacité qui ne peut pas rentrer dans des phrases, qui ne peut pas rentrer dans la littérature… Quand un conteur créole raconte des histoires, il a toujours une période de où sa voix devient complètement incompréhensible, ça devient un bourdonnement, et puis il revient… Il a été confronté à un moment donné à un indicible de l’histoire, à un indicible de lui-même, mais qu’il continue à alimenter par une sorte de vibration verbale qui reste, qui maintient l’hypnose. L’idée de l’opacité c’est l’idée que la communication n’est pas nécessairement dans la clarté. Moi-conteur en faisant une vibration sonore dans mon histoire, avec des mots incompréhensibles, complètement décousus, je continue à parler mais en m’adressant à des zones qui ne sont pas celles de l’entendement… Je transmets une opacité brute, que l’autre reçoit telle quelle.

R.R.: Mais il y a quand même rupture dans votre opacité parce qu’il y a un étranger dans la salle. Par exemple, un tiers du cas où vous utilisez des mots créoles, il y a une petite traduction ou une petite explication. Il y a au moins le geste…

P.C.: Ah oui, il y a cette rupture là, oui je le reconnais, mais ce n’est pas une rupture qui est nécessairement en direction de l’étranger. Je ne sais pas si vous avez parlé avec des gens ici, il n’y a pas grand monde qui comprenne quelque chose à Texaco. Donc cette opacité-là fonctionne dans mon propre milieu. C’est une stratégie d’écriture qui vise à ne pas quand même mettre le lecteur complètement au dehors mais qui n’est pas simplement une mise à disposition vers une culture différente. Ça concerne les gens qui sont à l’intérieur.

R.R.: Ce que vous dites de l’opacité du conteur créole m’aide mieux à comprendre la transcription de la parole de Solibo que vous donnez au lecteur à la fin de Solibo Magnifique comme une zone d’opacité. Mais j’ai une question à vous poser quant à l’existence de la transcription. Dans une interview avec Roland Laouchez, vous dites à propos de l’adaptation Martiniquaise pour la scène de la pièce de Don Juan de Molière, que « c’est toujours risqué que vouloir montrer au théâtre » – et moi j’irais jusqu’à dire dans tout texte – « une puissance quelconque, une entité, il vaut mieux la suggérer, la laisser imaginer plutôt que tenter une illustration qui de toute manière ne peut rivaliser avec l’imaginaire ». Pouvez vous commenter sur le choix de l’inclusion de la transcription après que vous ayez nourri l’imagination du lecteur sur ce que Solibo pouvait bien raconter à son audience?

P.C.: C’est vrai, c’est vrai, mais ce que vous appelez la transcription que j’ai mise à la fin du livre c’est indiqué comme n’approchant que de très peu ce qu’à dit Solibo lui-même. C’est une pauvreté, identifiée comme telle.

R.R.: Mais c’est une illustration.

P.C.: Je ne sais pas si c’est une illustration.

R.R.: Le mot aperçu est peut-être mieux.

P.C.: Dans le texte originel, dans le premier manuscrit quand j’écrivais le roman, le discours de Solibo apparaissait entre les paragraphes, dans le récit lui-même. Je décris Solibo Magnifique qui est sur la Savane, qui tombe mort et cetera et puis il y avait dix lignes [du discours de Solibo]. On ne comprend pas d’où ça vient. On voit une parole complètement folle qui rythmait comme ça de manière complètement opaque l’histoire. Et ce n’est que plus tard qu’on s’apercevait que c’était la propre parole de Solibo qui était là, qui surgissait, qui était complètement chaotique. Finalement, j’ai pas osé le faire aussi compliqué et j’ai tout mis à la fin. J’ai dû écrire ce texte-là en trois-quatre minutes dans un état vraiment de transe que je n’ai jamais retrouvé par la suite. C’est vraiment quelque chose qui est sorti. Le personnage m’habitait tellement que même avant que l’histoire soit terminée j’avais déjà la totalité de son verbe, et donc je l’utilisais pour rythmer comme ça les choses… finalement, je l’ai mis à la fin. Il n’y a pas eu une volonté d’expliciter. J’aime bien donner tous les matériaux de la création et ça c’est un matériau de la création, c’est un matériau qui m’a aidé à construire le personnage de Solibo. C’est comme pour Chronique des Sept Misères, j’ai publié plein de petits poèmes qui accompagnent le texte que j’ai publiés à la fin (dans la version folio). Il faut mettre ça plus comme du matériau de création littéraire.

R.R.: Appeleriez-vous ce reste de matériau de création de la bagasse?

P.C.: C’est de la bagasse, mais il y a quand même des choses à manger. Mais ce n’est pas une illustration, je suis très sensible à la question de l’illustration. Je n’aurais pas illustré. Par contre, ça c’est un matériau de création. Parce qu’il y a différents niveaux. Il y a le niveau de l’histoire racontée, donc la fiction littéraire et on le voit dans presque tous mes romans, je suis très intéressé par tout ce qui est mécanisme de création littéraire. Moi j’aime beaucoup lire les journaux d’écrivains, les techniques de travail, j’adore ça, j’aime bien et je me regarde beaucoup en train d’écrire. Et lorsque j’écris un roman je garde toutes les versions, je les rassemble, pour des chercheurs futurs qui un jour voudront lire. Et le texte de Solibo, c’est ça: j’essaie toujours de publier tout le matériau qui a accompagné mon écriture. Et c’est vraiment la mort dans l’âme si je dois laisser de côté des choses qui ne seront pas publiées. Si je n’arrive pas à le mettre dans la version originale, je les mettrais dans les versions en poche par la suite.

R.R.: Et vous faites ça par souci d’opacité ou de clarté?

P.C.: Je fais ça pour le souci d’approcher la création littéraire. On a deux niveaux, on a un niveau littéraire fictif-création racontée et on a un niveau de travail littéraire, de mise en scène littéraire, de distanciation littéraire. Ce n’est pas de la fiction pure. Je n’essaie jamais de faire croire au lecteur que je lui raconte une histoire. Il y a toujours des moments où je le ramène en lui montrant qu’on est en littérature, qu’on est dans la réalité, qu’on n’est pas dans la réalité. Je joue toujours sur différents plans de réalité. Et le travail de me regarder en train de créer, de regarder mes techniques d’écriture, faire sentir mes outils de création je le fais dans tous mes textes. Et ce texte-là [le discours de Solibo] serait plutôt de cet ordre-là parce que c’est tellement opaque et incompréhensible que ça n’illustre rien. C’est comme Glissant, Glissant fait très souvent des glossaires qui sont de faux glossaires. Ce sont des glossaires qui opacifient encore plus.


« Une lectrice dans la salle ; entretien avec Patrick Chamoiseau » est publié pour la première fois en français avec Île en île, avec la permission de Rose-Myriam Réjouis. Une version de cet entretien, qui a eu lieu le 11 juin 1996 à Fort-de-France, a été publiée en anglais, voir Chamoiseau et Réjouis, « A Reader in the Room: Rose-Myriam Rejouis Meets Patrick Chamoiseau » Callaloo 22.2 (1999): 346-350.


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mis en ligne : 21 août 2002 ; mis à jour : 21 octobre 2020