Tony Delsham, 5 Questions pour Île en île


Le romancier, dramaturge, essayiste et éditeur martiniquais Tony Delsham répond aux 5 Questions pour Île en île.

Entretien de 31 minutes réalisé à Schœlcher et au Lamentin (Martinique) le 18 et le 27 octobre 2011 par Thomas C. Spear.

Notes de transcription (ci-dessous) : Hanétha Vété-Congolo et Elijah Koblan-Huberson.

Dossier présentant l’auteur sur Île en île : Tony Delsham.

début – Mes influences
10:26 – Mon quartier
15:43 – Mon enfance
24:40 – Mon œuvre
28:29 – L’insularité

Note technique : il y a un bruit en fond sonore pendant la première partie de l’entretien (« Mes influences »), filmée à l’extérieur de l’aéroport international Aimé Césaire au Lamentin. Les autres parties de l’entretien ont été filmées dans le calme, à Schœlcher (même si parfois on peut aussi entendre des bruits de fond).


Mes influences

Pour mes influences, je pourrais me racler la gorge, prendre un ton docte et puis dire Gabriel García Márquez, Jorge Amado, Isabel Allende et les autres. Mais je me pose la question de savoir, mais qui donc a influencé García Márquez, Jorge Amado et les autres ? Personne, personne, sinon leurs peuples et leurs souffrances, sinon leurs pays gorgés de leur sang et leurs larmes. C’est pareil pour moi. Je suis gorgé des souffrances de mon pays.

Vous savez, je n’ai pas appris l’histoire de la Martinique dans les livres d’histoire, ni dans les archives. Il y a chez nous en Martinique une transmission familiale, une transmission filiale de la douleur. Ce n’est pas le professeur d’histoire qui m’a raconté l’histoire. Mon histoire à moi a été kidnappée. Très souvent le Français de France – parce qu’il y a des Français de France et des Français de Martinique –, très souvent ce Français de France me dit : « Mais pourquoi avez-vous encore cette douleur ? Nous aussi nous avons connu le servage ». Bien sûr, bien sûr ! Mais les exactions du roi ont été transmises par le professeur d’histoire. Et lorsque le professeur d’histoire racontait l’histoire, il ne pleurait pas. Quand ma grand-tante âgée de 90 ans (dans les années cinquante), parlait au garçon de 10 ans que j’étais, elle me parlait de la Martinique, me parlait de mon arrière-arrière-grand-père, elle me transmettait les confidences d’une esclave. Lorsqu’on a 90 ans dans les années 1950, cela veut dire qu’on a eu un grand-père esclave. Donc, nous avons en Martinique une transmission de la douleur ; c’est avec précision que ma grand-tante me disait : « Cette dame née esclave, elle me montrait son visage avec des traces de cicatrices de fouet. Elle me montrait sa poitrine avec des cicatrices de fouet. Elle me montrait son dos avec des cicatrices de fouet ». Donc, nous ne pouvons pas réagir et agir comme celui qui a reçu le passé de son pays par un professeur d’histoire. Est-ce que cela veut dire que nous devons faire arrêt sur image ? Pas du tout ! Cela nous incite à une plus grande réflexion. Cela nous indique que nous avons un parcours différent. Alors, je suis parti à la recherche de ma différence. Ma différence est très claire. Elle me dit très exactement, mon arrière, arrière-grand-père kidnappé d’Afrique. Lorsqu’il est arrivé en terre de Martinique, il est plus que probable que ni le fouet de l’esclavagiste ni la bible de Monsieur le curé n’ont réussi à le convaincre qu’il était un sous-homme uniquement parce qu’il était noir. Il a dû, jusqu’à son dernier souffle, hurler, crier, « Je suis un homme, je suis un homme ». Mais à sa mort, son fils est né dans l’habitation. Il n’a entendu que deux voix, la voix du maître et la voix du curé qui lui confirmaient qu’il était noir, donc qu’il était un sous-homme.

Vous avez donc, chez les Martiniquais, un kidnapping de la mémoire, quand en 1981, le gouvernement de gauche arrive au pouvoir, c’est-à-dire la France des gens bien. L’une des premières choses qu’a faite le nouveau président des gens bien : il a supprimé la cour de sûreté de l’État. Qu’est-ce que c’était la « cour de sûreté de l’État » ? C’est une machine à gommer la mémoire, à faire taire les aspirations montantes des colonisés. À partir de ce moment-là, nos chercheurs et nos historiens sont partis à la recherche de notre propre histoire. Mais ils se sont contentés d’archives, d’écrits. C’est ça la différence entre eux et moi. Je ne me contente pas d’écrits. J’ai une mémoire vivante. J’ai une transmission vivante. Je me suis aperçu que mon arrière-grand-père n’a pas eu la réaction du colonisé traditionnel. Parce que finalement, qu’est-ce que c’est qu’un colonisé. C’est un peuple qui a un pays à lui, qui a des origines mythologiques, comme dirait Édouard Glissant, des origines ataviques, et qui est colonisé par un autre peuple qui lui aussi a des origines ataviques, des origines mythologiques, des origines ataviques comme dirait ce même Glissant. Et ce peuple atavique, ayant un territoire à lui est envahi, colonisé par un autre peuple qui est lui aussi d’origine atavique. C’est ça le vrai colonisé. Ce n’est absolument pas mon cas en tant que martiniquais. Je ne suis pas d’origine mythologique du tout. Ce sont les Caraïbes nos origines mythologiques dans ce pays en Martinique.

Je suis d’origine historique, avec une traçabilité parfaitement repérée et repérable. Je ne suis pas un colonisé comme les autres. Mon histoire commence dans la cale des bateaux. Mon histoire commence dans la cale et sur le pont du bateau ; et arrivé en terre de Martinique, le projet de la nature (parce que je suis convaincu que la nature a un projet, le projet de la nature, c’est la rencontre de tous les hommes, qu’ils soient noirs qu’ils soient blancs qu’ils soient jaunes. C’est ce que la mondialisation est en train de faire. Le projet de la nature, c’est le métissage et la mondialisation, je vous le garantis, va se charger de toutes les têtes qui dépassent. Pour le moment, les Martiniquais, nous avons une telle soif, ce qui est normal, légitime, nous avons une telle soif, pour une identité, d’une reconnaissance de ce que nous sommes, que nous disons oui, nous voulons bien être Européens, nous voulons bien être politiquement Européens, Français, mais nous affirmons notre identité. En 2010, 80% des Martiniquais ont dit oui à l’Europe, mais nous avons une identité propre et nous l’affirmons et nous la voulons.

J’ai une formule très simple : savoir le passé pour comprendre le présent et réussir le futur. Alors je dis, le futur c’est ça, mon futur est lié au sort de la terre et je ne raisonne plus en termes de Martinique, de Guadeloupe, de Caraïbes, d’Europe, de France, de Chine. Je raisonne en termes de mondialisation, c’est ça le projet de la nature, je suis un Terrien, et j’ai donc des aspirations de terrien et je suis prêt à accepter le projet de la nature parce que finalement nous sommes des jouets de cette nature, nous sommes des jouets de celui qui a un projet, parce que tout de même, lorsque vous regardez l’immensité de la galaxie et que votre appareil photo, votre caméra, vous avez appris à lui faire confiance, et qui vous dit qu’il y a des milliards, et des milliards ; et des milliards d’étoiles dans le monde, à partir du moment que vous faites ce constat, toutes les options sont possibles : y a-t-il des extraterrestres ? sommes-nous les seuls dans l’univers ?

Je pense que nous autres Martiniquais, dans ce tout petit pays, lorsque nous marchons trop vite nous tombons dans l’eau, toutes les composantes de l’humanité, se sont donné rendez-vous, ici, en Martinique. J’ai mes racines plantées dans tous les continents. Lorsqu’on regarde un Martiniquais, on devine l’Africain, mais on ne le reconnait pas. On devine l’Européen, mais on ne le reconnait pas. On devine le Chinois, on ne le reconnait pas. On devine l’Indien, mais on ne le reconnait pas. Nous sommes la synthèse de tout ça. Je pense que c’est ça le projet, nous sommes la synthèse, je pense que c’est ça le projet de la nature, je suis un humain, un Terrien aux racines plantées dans tous les continents. Donc voilà ma source d’inspiration, je suis à l’écoute de ce Tout-Pays qui s’appelle la Martinique qui bat au rythme du monde, et qui bat au rythme de la planète Terre qui attend sa juste place dans l’immensité de l’Univers.

Mon quartier

J’habite à Schœlcher, Schœlcher, les origines, pourquoi la ville de Schœlcher ? C’est très simple, c’est en référence, évidemment, à l’abolitionniste Victor Schœlcher, et Fort-de-France et Schœlcher, on se à peine rendu compte à quel moment on a quitté Fort-de-France et on arrive à Schœlcher. Quand je suis arrivé à Schœlcher, il y avait l’endormissement général comme dans tous les quartiers de la Martinique, et comme toute la Martinique et depuis quelque temps, y a une espèce d’explosion : Schœlcher veut vivre, comme le restant de la Martinique. Il se passe quelque chose en ce moment, au niveau même de la Martinique et quelque chose d’extraordinaire, de fondamental qu’on aurait dû avoir fait dès l’abolition, c’est-à-dire, un désir d’exister en tant que tel, en tant que martiniquais, en tant qu’habitant de quartier, en tant qu’acteurs de la planète. Je ne parle plus de l’humain en termes de quartier, de ville, de pays, voire de continent, je parle en termes de planète, et là il se passe quelque chose d’extraordinaire. On est en contact direct avec un tas de problèmes qui nous dépassent, on est bien obligé de se poser la question de notre existence. Notre place dans cette immensité de l’Univers. Nous sommes à un moment extraordinaire dans notre existence, et le quartier respire au rythme de la planète. Vous avez un bouillonnement extraordinaire de gens qui veulent exister par eux, pour eux, ils veulent être partie intégrante.

On veut participer à la création de la richesse, les Martiniquais ne veulent plus être le dépotoir de l’Europe, servir de plateforme pour capitalistes gloutons et s’enrichissant. Nous voulons plus simplement être des acheteurs, nous voulons être également des producteurs, et produire à chaque fois que notre sol, notre climat nous permet de produire, nous voulons produire. Et ça, cette nouvelle philosophie est très marquée chez les jeunes politiques, c’est la relève politique. C’est très marqué, nous voulons exister, des citoyens dignes du 21e siècle.

Alors, actuellement, dans le quartier de Schœlcher, nous assistons à une forte activité culturelle. Nous assistons à la revalorisation de ceux qui ont œuvré pour l’abolition, et Schœlcher est la ville qui dit : « Oui, nous avons une ville qui s’appelle Schœlcher, mais n’oublions pas qu’il n’y a pas que Schœlcher qui a œuvré pour l’abolition. » Il y a d’ailleurs l’esclave lui-même, sa révolte, il a été artisan de sa liberté, il a quand même combattu le coutelas en main, il s’est révolté. Ensuite, il y a eu des idéologues, et l’un d’eux s’appelle Bissette et le mulâtre Bissette lui aussi a œuvré pour la liberté de l’esclave.

Il faut dire que nous, Martiniquais, nous avons œuvré pour que la Martinique soit ce qu’elle est aujourd’hui. Et moi je vais beaucoup plus loin que ça, je suis celui qui dit que descendants d’esclaves et descendants d’esclavagistes en 2011, nous devons regarder dans la même direction, nous devons nous unir, ne serait-ce que par une convergence d’intérêt, l’intérêt étant la Martinique, nous devons affronter le monde. Nous sommes sur une toute petite île, nous avons des gens extraordinaires, des femmes extraordinaires des hommes extraordinaires, et nous sommes en mesure d’affronter le 21e siècle. Nous avons le désir ; nous en avons la volonté, nous en avons les compétences.

Alors ce quartier, je l’aime bien. Je ne suis pas né à Schœlcher, je suis un Schœlcherois d’adoption, mais je suis très proche des autorités de cette commune. Je participe, dès que je suis invité quelque part à Schœlcher je suis présent j’y vais, je suis très présent. Voilà un peu ce que je peux dire du quartier où j’habite, j’étais peut-être très long, mais il n’y a pas de quartier isolé à la Martinique, il y a un point commun, tous les quartiers se ressemblent. Nous avons les mêmes objectifs et nous sommes nés dans les mêmes conditions.

Mon enfance

Je ne sais pas si on naît, du verbe naître, artiste. Un écrivain est un artiste, exactement comme celui qui a fait cette table, c’est un artiste, en communion avec je ne sais trop quoi. Je pense que c’est la même chose pour l’écrivain. C’est pire en ce qui me concerne, j’ai l’impression d’avoir été tué et de revivre et d’avoir le souvenir d’une mémoire antérieure. Ma petite enfance, quand je me projette en arrière, la première image que j’ai, je suis dans les bras de ma mère et ça se passe à Saint-Pierre et il y avait une rangée de camions, de canons, et qu’est-ce qu’elle faisait ma mère ? Elle cherchait à reconnaitre mon père, son mari, parmi les militaires qui étaient là, parce que mon père est ancien militaire et c’était la fin de la guerre et donc les troupes étaient en train de revenir et je vois ça. Ça, c’est la première image. La deuxième image que j’ai, je suis dans les bras de ma mère et je quitte Saint-Pierre sur le mouté, maintenant nous avons les bateaux que vous avez pris ce matin, les pétrolettes, on avait des espèces de petits navires et [ils venaient] vers Saint-Pierre. Et ça c’est, des souvenirs très forts, et puis, à partir de cela, il y a un trou et je me retrouve dans un quartier à Clairière, à Bellevue pour être précis. J’habitais là et il y avait mon frère, j’ai un aîné, entre temps il y a ma sœur qui est arrivée, et un autre frère. Là je suis à Bellevue. Ensuite un nouveau flash, je quitte Bellevue et j’arrive à Renéville. C’est un quartier sur la route du Lamentin, au-dessus de Sainte-Thérèse, et je suis là, je vais au lycée.

Mon arrivée au lycée Schœlcher, j’arrive au lycée Schœlcher j’ai six ans, et là, le lycée Schœlcher jusqu’à présent c’est un lycée payant. Et pour la première fois, n’est pas payant, donc, on reçoit beaucoup de nouveaux élèves, et j’arrive avec, comment dire, des petits camarades que je ne connais pas. Ma famille et moi nous sommes des bilingues, si on peut dire, nous nous exprimons en créole, nous nous exprimons en français, et quand je suis rentré au lycée Schœlcher, y avait, soit des créolophones, soit des francophones avec, même lorsqu’on était bilingue, il y avait l’interdiction de parler le créole. Et ce qui m’a frappé dès mon entrée au lycée Schœlcher, c’est, comment dire, ce garçon à mes côtés qui a été sérieusement réprimandé par une institutrice qui lui a dit : « Monsieur, dans ma classe, on ne parle pas le créole ! » J’ai encore le souvenir de ce garçon qui s’est renfermé et effectivement pendant toute l’année il n’a pas parlé, parce qu’il s’exprimait en créole. Voilà un flash terrible de mon enfance et ça m’a souvent poursuivi ce problème de français, de francophones. Donc, ça c’était une image très forte de ma petite enfance.

Je reviens à notre quartier que j’habitais, c’était une enfance normale avec des amis du quartier, et puis j’avais un moyen d’évasion, j’adorais la lecture. J’ai lu énormément et souvent autour de moi on était étonné qu’un garçon, un enfant de cet âge puisse lire un livre pareil. Et je lisais tout ce qui me passait à porter de mains et donc j’avais une vision déjà très élargie du monde. Bien évidemment, la bande dessinée était en bonne place, et à l’époque la bande dessinée était quelque chose de très intéressant pour les enfants.

Puis pour aller très vite, arrive un moment où il y a un problème dans la famille et ma mère meurt. Nous sommes complètement livrés un petit peu à nous-mêmes, parce que le centre d’intérêt professionnel de mon père, qui n’était plus militaire, mais un ancien militaire, était Grand-Rivière et Grand-Rivière par rapport à Fort-de-France, c’est l’autre bout du monde. Mon père est né à Grand-Rivière, moi je ne suis pas né à Grand-Rivière, ni mon aîné, ni moi, ni la troisième, aucun de nous finalement n’est né à Grand-Rivière. Donc mon père part à Grand-Rivière, c’est là son centre d’intérêt, et nous sommes, nous, à Renéville avec treize enfants et nous devons les gérer. Donc, nous sommes à Fort-de-France et l’aîné et moi, nous essayons de gérer tout cela. Et puis il arrive un moment où mon ainé rejoint notre grand-mère qui était à Paris et que mon père fait venir tous les enfants à Grand-Rivière. Je me retrouve tout seul à Fort-de-France, j’ai continué à faire les activités musicales jusqu’au moment où, à mon tour, je pars et je fais un séjour chez les militaires. J’avais fait un devancement d’appel, ce qui correspondait à un engagement de trois ans et je suis donc parti chez les militaires.

J’ai fait trois ans chez les militaires et ensuite je suis revenu sur la Martinique où j’ai mis en route mes activités d’éditeur sortant la première bande dessinée des Antilles-Guyane, et puis voulant produire moi-même mes romans. Pourquoi ? Parce que j’avais envoyé un premier roman, je me rappelle même plus à quel éditeur, mais qui m’a refusé et j’ai dit très bien, j’ai besoin de personne et j’ai commencé à éditer mes romans. Voilà un peu les souvenirs de la petite enfance qui en même temps déjà annoncent les activités de l’adulte déjà très fort. J’ai toujours su ce que je voulais et puis jusqu’à présent, jusqu’au jour d’aujourd’hui, je continue à avoir ma maison d’édition, si je peux éditer quelqu’un d’autre pourquoi pas. Maintenant plus personne n’a besoin d’éditeurs. Si un éditeur dit « non », avec 50 euros on fait un livre et puis bon, voilà. Lorsqu’on me parle comme ça, à brûle-pourpoint de ma petite enfance, j’ai parlé de façon spontanée avec les flashs qui me revenaient. Voilà !

Mon œuvre

Il est toujours difficile de parler de son œuvre. On ne sait jamais par quoi commencer, par où commencer. En tout cas, ce qui est sûr, c’est que j’ai une intention. Je ne suis pas et je veux affirmer que je ne suis pas un colonisé comme les autres. Je ne suis pas d’origine mythologique, mais d’origine historique avec une traçabilité parfaitement repérable et repérée. Je suis né sur le pont du bateau et dans la cale du bateau. Il n’y a jamais eu Créolité à la Martinique. Il y a tout de suite eu métissage. Je suis né de ce choc violent de la rencontre entre l’homme africain et l’homme européen. Moi, je pense, et je l’ai dit déjà, nous autres Martiniquais, avec nos racines plantées dans tous les continents, nous sommes une synthèse et nous sommes dans le devoir de dire ce que nous croyons et avoir compris du monde.

Dans mes romans, j’en ai écrit 28, je crois, plus 4 essais, j’essaie d’oublier tous les maîtres à penser. Je n’ai pas de maître en la matière. J’essaie d’être un témoin. Je raconte. Il n’y a pas plus révolutionnaire que le simple fait. Je raconte mon vécu. À l’âge que j’ai, j’ai rencontré pratiquement toute la Martinique, toutes les couches sociales de la Martinique et tous ceux qui viennent nous voir, tous les amis de l’extérieur qui viennent nous voir, qui viennent regarder comment nous vivons, qui partagent notre enthousiasme pour la vie, qui parfois s’installent, qui parfois repartent. J’ai également approché les ennemis. Je les ai étudiés je leur ai demandé leurs motivations. J’ai évidemment approché toutes les composantes de notre société, pour aller vite, blancs et noirs et dérivés, et puis les Indiens. J’ai étudié tout le monde, et cela, fort de ça je raconte. Je raconte. Je me projette dans mon propre passé et je dis ce que j’ai vu, ce que j’ai vécu, les douleurs entendues, les douleurs muettes. J’ai noté les ravages du passé, les ravages de la néantisation et de la déshumanisation des hommes d’origine africaine et indienne. J’ai noté leurs combats pour la survie. J’ai noté qu’ils ne savaient pas pourquoi il se battaient. J’ai noté que leurs combats étaient désordonnés, et ce n’était pas des combats, mais des cris de souffrance. Tout ça, je le notais, et je ne le dis pas, je le raconte. Je raconte le vécu des gens, c’est tout. Raconter. Seul le fait est révolutionnaire. Raconter, raconter, raconter.

L’Insularité

L’insularité, il est évident que lorsqu’on est enfant, l’insularité, ça ne veut rien dire. On naît dans un pays, il y a la plage, il y a la mer, il y a des parents, on est content. On est heureux. La question de l’insularité commence lorsqu’on est adulte et lorsqu’on se pose des questions, ou même lorsqu’on est jeune homme et qu’on entend les parents dire que le pays est petit. Ou alors le Français de passage, le Français blanc de France, qui parle de l’extérieur, qui dit : « Mais ton pays est tout petit ! » Lorsqu’on entend parler de l’extérieur, on se dit, bon, l’insularité, ça ressemble à une prison et on veut s’évader. Mais en ce qui concerne cette petite île de la Martinique, j’ai impression que nous sommes le centre du monde et là intervient le côté prétentieux que j’ai, je veux être prétentieux, je veux être insolent. Et cette insolence me dit, me démontre que je suis celui qui a ses racines plantées dans tous les continents. Rien que dans ma propre famille, il y a celui qui vous parle avec le visage qu’il a, mais dans ma famille, il y en a qui ont le visage noir, qui ne ressemble pas tout à fait à un Africain parce qu’il n’est pas Africain. J’ai dans ma famille quelqu’un qui ressemble à un Indien, ma mère par exemple, ressemble à une Indienne, ce n’est pas une Indienne. Nos racines sont plantées dans tous les continents donc nous avons, j’ai la certitude, en tout cas je me le dis avec insolence, nos racines sont plantées dans tous les continents du monde et moi, martiniquais, je suis la synthèse du monde. Donc cette insularité-là me convient, je suis très heureux d’être d’une île qui ne m’exclut pas, qui m’intègre, et qui me demande d’être son avocat. Donc l’insularité de la Martinique est un atout, c’est un atout que je gère à ma convenance.


Tony Delsham

Tony Delsham. 5 Questions pour Île en île.
Entretien, Schœlcher et Fort-de-France (Martinique, 2011). 31 minutes. Île en île.
Mise en ligne sur YouTube le 22 décembre 2020.
Entretien réalisé par Thomas C. Spear.
Caméra : Janis Wilkins.
Transcription : Hanétha Vété-Congolo et Elijah Koblan-Huberson.

© 2020 Île en île


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mis en ligne : 22 décembre 2020 ; mis à jour : 22 décembre 2020