Temoana

par Michel Bailleul

     L’histoire des îles Marquises au XIXème siècle s’articule autour de l’année 1842, date à laquelle l’archipel devient, pour les nations «occidentales», une colonie française. Pour les Marquisiens, la situation est loin d’être aussi simple. N’ayant pour la plupart aucune notion de l’étendue du monde et de ses divisions entre nations, ils ne comprennent pas qu’ils deviennent sujets du souverain français. Depuis déjà de nombreuses années, ils ont vu passer des étrangers dont ils ont pu déterminer les traits essentiels: l’intérêt, la violence, la débauche, l’intolérance. Ils ont vite conclu qu’ils n’ont pas grand-chose à envier à ces gens qui semblent manquer de tout quand ils abordent leurs rivages. Cependant ils ont cédé une part de leur indépendance pour la possession de certaines marchandises dont on sait le pouvoir destructeur sur les corps et sur les esprits: les fusils – et la poudre –, l’alcool et le tabac. Les femmes ont joué un grand rôle dans l’obtention de ces nouveaux produits. La syphilis ajoutée aux quelques maladies virales jusqu’alors inconnues dans ces contrées a précipité la décroissance spectaculaire du nombre d’habitants.     Seul ou presque, sans doute, parmi eux, Temoana connaît le monde. C’est avec lui que Dupetit-Thouars va traiter, à Nuku-Hiva, pour établir la souveraineté française sur l’île.

Ainsi, dans l’histoire des îles Marquises, le personnage de Temoana occupe une place privilégiée.

Il est né vers 1821. Cette date résulte de l’estimation que fait le pasteur américain Stewart en 1829: environ 8 ans, et que presque tous les autres auteurs reprendront ensuite. (Mais Belcher lui donne 22 ans en 1840.) Les premières années de son enfance sont pleinement «marquisiennes». Il est le fils du haka’iki (chef) de Taiohae: Pakouteie, lui-même petit-fils de Keatonui (appelé Gattanewa par Porter). À l’âge de douze ans, il est tatoué. Le révérend David Darling décrit en 1833 les cérémonies de son mariage. Il n’est guère possible d’en savoir plus sur lui pendant cette période.

Pour les années 1834-1840, il existe de nombreux écrits divergents car, pour Temoana, ce sont des années d’exil. Les récits d’époque concernant cette période de sa vie (récits de Dupetit-Thouars, de Radiguet, de Jouan, de Chaulet…) sont tirés des propres paroles de Temoana, dont les souvenirs sont devenus confus dans le temps et dans l’espace.

Quand et pourquoi quitte-t-il Nuku-Hiva? Les recherches de Greg Dening aboutissent au parcours reconstitué suivant: Il quitte Nuku-Hiva en 1834, à bord du Royal Sovereign sur lequel il s’embarque de nuit en cachette. (Quelle est la raison de cette fuite à la sauvette? On n’a pas de réponse. En mars de cette même année, Temoana accompagne chez les Taïpi le missionnaire W.P. Alexander. En avril, ce dernier et ses deux autres collègues américains renoncent à persister dans leur entreprise d’évangélisation et repartent à Hawai’i.) Il se retrouve en Angleterre, ayant fait escale en Nouvelle-Zélande, à Sydney et à Sainte-Hélène. Jouan précise: «Très turbulent dans sa jeunesse, il avait été obligé, à la suite d’une sorte de rébellion, de se réfugier sur un navire anglais qui le conduisit à Londres. Moana n’aime pas qu’on lui parle de ce voyage pendant lequel il a eu à supporter des traitements qui n’allaient pas à sa qualité de chef». À Londres, on l’exhibe pour ses tatouages. Un missionnaire de la London Missionary Society, John Williams, le place dans une école paroissiale.

Il va retourner dans le Pacifique en 1836, à bord du Dunrottan Castle. Il accompagne un autre missionnaire de la L.M.S., Thomas Heath, et pendant la traversée, il exerce les fonctions de mousse. Le navire fait escale à Vaitahu. Il harangue la foule des Marquisiens rassemblés avec Iotete sur le thème du respect du sabbat et de l’obéissance aux missionnaires. Mais pourquoi, au lieu de retourner à Nuku-Hiva, fait-il simplement dire aux habitants de son île qu’il reviendra bientôt? Dumont-d’Urville a appris cet épisode par les habitants de Taiohae qui, en 1838, se souviennent de ce message, et précisent que Temoana les a menacés de revenir avec un bateau de guerre pour les tuer ou les faire chrétiens. Mais Dumont d’Urville ne connaît pas le véritable périple de Temoana, lequel, en suivant Heath, se retrouve aux Samoa où il est quasiment abandonné, vivant démuni, ignoré, en haillons sur la plage. (Belcher écrit que là-bas, il était esclave.) C’est ainsi que le découvre le missionnaire Robert Thomson, qui le ramène aux Marquises en août 1839. Après quelque temps à Tahuata, ils rejoignent Taiohae à bord du Brixton le 3 décembre 1839 (Il y a aussi à bord deux religieux catholiques: le père Dosithée Desvault et le frère Nil Laval).

L’année 1840 est une année de conflits à Nuku-Hiva. C’est pour Temoana le début d’une troisième période dans sa vie. Il est difficile de déterminer quelle est l’importance respective des ambitions politiques d’une part, des convictions religieuses d’autre part, de celui qui se réaffirme haka’iki. À la fin du mois de janvier, il demande en vain de l’aide au capitaine Belcher, de passage sur le Sulphur. La description qu’en fait cet Anglais à ce moment est peu flatteuse.

Il mesure environ cinq pieds huit pouces; il est mal bâti, manquant fâcheusement de courage personnel; il n’est pas beau et aucun de ses traits n’inspire le respect ni l’affection; de plus, ses meilleurs amis affirment que l’ingratitude n’est qu’un parmi d’autres de ses mauvais sentiments. La vengeance obstinée est la seule raison qui le fait agir dans la guerre actuelle. J’ai tendance à croire que cette si complète dépravation qu’il manifeste n’est pas naturelle. Il est trop bête pour que soit justifiée l’excitation qu’il nous montre; je le soupçonne plutôt d’être l’instrument des chefs intéressés par le pillage et l’extermination de leurs voisins.     Cependant, il découvre la religion rivale du protestantisme, et comprend vite que le catholicisme est soutenu et protégé par la marine française. Ainsi, à la suite de l’incendie du bâtiment de la Mission en mai 1840, le commandant Bernard, du Pylade, lui fait promettre, après avoir rétabli un semblant d’ordre, de protéger désormais la vie des ressortissants français. (Belcher, et aussi Kellet, du Starling, avaient peu avant obtenu la même promesse pour les ressortissants anglais.) Il choisit son camp et va se montrer plus habile qu’il ne paraît, gagnant les Français à sa cause en dressant de son exil un tableau pitoyable, que la plume d’un missionnaire transcrit sur fond de rivalité politico-religieuse:

Voici un fait d’un autre genre, par rapport à ce voyage, et qui mérite d’être connu; ce jeune roi et plusieurs autres nous l’ont certifié. Les protestants anglais avec lesquels il navigua pendant ces sept ans l’empêchèrent toujours de mettre pied à terre sur aucune côte de pays catholique, et surtout de Gambier, lui disant que s’il y abordait, les catholiques ne pourraient manquer de le tuer, de le brûler, et peut-être même de le manger, comme étant d’une religion différente… Je laisse à apprécier ce trait de bonne foi. Le vrai motif est qu’on ne voulait pas qu’il pût faire la comparaison de la religion catholique au protestantisme.     C’est avec lui, comme je l’ai dit plus haut, qu’en 1842, Dupetit-Thouars traite et signe la prise de possession de Nuku-Hiva. Le 31 mai, il appose son nom au bas du texte de la reconnaissance de la souveraineté française. Le lendemain 1er juin,, il donne à la France le mont Tuhiva et la baie de Hakapehi pour y construire un fort et y fonder un établissement. Les Français, avec l’aide du prêtre Baudichon qui a les fonctions d’interprète, sortent Temoana d’un conflit avec les Taioa qui avaient enlevé sa femme Apekua.

Dupetit-Thouars compte beaucoup sur lui, qu’il considère comme le «roi» de Nuku-Hiva, pour gagner à la «civilisation» au moins les habitants de cette île. Parlant de l’introduction de marchandises occidentales, plus particulièrement dans la vie quotidienne du «roi» et de la «reine», il écrit cette phrase fameuse: «En leur créant des besoins, nous nous rendons nécessaires».

Temoana touche une pension de 2000 (ou 3000?) francs par an. Il se construit une maisonnette près du rivage. Un drapeau tricolore flottant au sommet d’un mât affiche son choix politique. Cette demeure, où il vit dorénavant avec sa seconde épouse Vaekehu, est encombrée d’objets hétéroclites: tabourets, longues-vues, fusils, bouteilles vides… Son penchant pour l’alcool fait qu’on le voit souvent ivre. Il prend quelques mesures autoritaires. Par exemple, le vol devient tabou. Mais surtout, à la suite d’un différend avec un capitaine de passage, il interdit aux femmes de se rendre à bord des navires à l’ancre dans la baie.

Cette décision va être révélatrice des enjeux de pouvoir existant à Taiohae. En 1845, le représentant de l’État français est le commandant Amalric. L’administration française a opté définitivement pour un soutien inconditionnel à Temoana. Or, dans cet espace insulaire, relativement petit mais très morcelé par le relief, il y a plusieurs haka’iki. En l’absence de Temoana, l’un d’eux, Pakoko, frère de son arrière-grand-père, a pris un ascendant certain sur l’ensemble des vallées. Tous deux, malgré leur parenté, sont donc devenus, en quelque sorte rivaux: Pakoko représente le mode social traditionnel, ainsi que la liberté de disposer de la terre et de la mer à sa guise; Temoana est le chef de file d’un nouveau mode de vie, le champion des nouvelles lois et l’intermédiaire privilégié avec les étrangers qui se considèrent comme chez eux. En prenant cette décision coercitive envers les femmes, Temoana prend aussi le risque de ne pas être obéi. Mais l’administration coloniale a fait son choix. Aussi dès qu’une telle situation se produit, Amalric fait arrêter les contrevenantes. Il semble que cette situation se reproduise, mettant en cause des filles de Pakoko, alors qu’un autre sujet de discorde entre Marquisiens et Français prend des proportions importantes: en effet, les bovins, importés par les troupes coloniales, vont divaguant sur les terres, parfois cultivées, des Marquisiens qui, peu friands de leur viande, les tuent sur place. Amalric exige des porcs en compensation. Cette situation de tension aboutit au massacre de quelques soldats français qui ont, sans le savoir, violé un tabou. Pakoko finit par être emprisonné avec six membres de sa famille. Après quelques semaines nécessaires pour recevoir des instructions de Tahiti, un tribunal militaire le condamne et il est fusillé. Max Radiguet, secrétaire de Dupetit-Thouars, qui fait un récit des événements, pense qu’une telle situation aurait pu être évitée «si on se l’était attaché en flattant son orgueil, en lui faisant partager la considération et les présents accordés à Te-Moana». Le soldat Winter précise que pendant le conseil de guerre qui précède l’exécution de Pakoko, Temoana n’est pas tranquille, car sa complicité dans une tentative de fuite de quelques prisonniers est à peu près certaine. Pakoko lui aurait dit: «Je suis condamné et toi tu es acquitté».

En 1847, il «adopte» Moanatini, le fils qu’il a eu avec Apekua (sœur de Vaekehu). Cette «adoption» serait plutôt la reconnaissance de cet enfant comme son successeur. Le 31 août de cette même année, un missionnaire catholique note: «J’ai été visiter la baie du Roi Temoana. Tous les habitants de cette baie m’ont paru très éloignés de se rendre encore à la Vérité».

Le 17 décembre 1849, le poste militaire est évacué «sous réserve de souveraineté». Temoana est chargé de la surveillance du dépôt de charbon et d’un hangar appelé «magasin général»; on lui confie également deux chevaux (Il aime galoper sur la plage).

Au bout de quelques mois, des troubles éclatent entre Temoana et Hope-Vehine, dont on sait que, sans être un chef principal, il est le seul homme à avoir été reçu à bord de L’Astrolabe par Dumont d’Urville en 1838. Winter le présente, en 1846, comme conseiller de Temoana. Ce conflit a peut-être pour cause la préséance que prend Hope-Vehine sur Temoana vis-à-vis de la Mission catholique. C’est ce qu’on peut penser quand on lit, sous la plume d’un missionnaire, quelques mois après les heurts du début de 1850, que Temoana ne prie pas encore, mais que Hope-Vehine assiste à la messe. L’ordre est rétabli par les Français qui reprennent le poste militaire et réinstallent vingt-deux soldats et un sous-lieutenant au cours de l’année.

En 1851, l’Assemblée législative à Paris prend la décision de faire de Taiohae un lieu de déportation pour les coupables de « délits d’opinion », concrétisant ainsi une idée vieille d’une dizaine d’années. Mais alors que cette décision n’est pas encore connue, la garnison a reçu l’ordre de repartir, en juillet 1851. Elle est rétablie en 1852, avec l’arrivée de la ‘Moselle’, transportant trois condamnés (Gent, Ode et Langomazino), leurs familles et deux blockhaus en pièces détachées. En attendant le matériel pour construire le pénitencier, les bâtiments en place sont remis en état. Les déportés sont enfermés dans le fort.

Dans le navire stationnaire, ancré paisiblement dans la baie de Taiohae, il semble que le commandant Bolle passe de longues journées dans l’ennui. Il s’entend bien avec le vicaire apostolique Ildefonse René Dordillon, lequel ne tarit pas d’éloges:

Depuis son arrivée dans nos îles Mr le commandant Bolle s’appliquait avec le plus grand zèle et la plus douce fermeté à maintenir dans l’établissement la bonne discipline qu’il voulait y voir régner, et à en bannir les scandales qui faisaient rougir les payens (sic.) eux-mêmes, et qui abaissaient nos compatriotes au dessous d’eux […]. Les maisons de prostitution construites sur la voie publique qui conduit du gouvernement à la mission avaient été détruites ou transportées dans des lieux écartés. Le cynisme le plus révoltant n’osait plus se montrer ou du moins ne se montrait pas impunément dans les limites de l’établissement. Mr le Commandant Bolle n’omettait rien non plus pour que la meilleure intelligence continuât à exister entre les français et les indigènes. Temoana et sa famille étaient surtout l’objet de son affection vraiment paternelle: mille fois j’ai été témoin des bontés qu’il a eues pour eux. Nos néophytes aimaient à l’appeler leur père chrétien, tous les indigènes le nommaient le bon commandant. Le petit nombre de nos néophytes augmentait de jour en jour sous ses auspices. Nous en bénissions le Seigneur.     En août 1852, un différend menace de dégénérer entre deux tribus, et Bolle entreprend d’apaiser les esprits. Mais des envoyés de Temoana sont dénoncés comme voulant saboter la tentative de conciliation. Des «propos injurieux» sont prononcés envers la France. Le 2 septembre, Bolle finit par obtenir de Temoana la «réparation» de ces injures: les tribus livreront vingt porcs. Mais visiblement les esprits sont échauffés. Quant à Temoana, il passe son temps à boire à bord d’un navire baleinier alors en rade. Bolle, qui n’a guère de sympathie pour ce chef qui n’est à ses yeux qu’un ivrogne, «roi» d’un peuple qui n’a aucune envie de le suivre dans ses fonctions d’intermédiaire avec le pouvoir étranger, veut en avoir le cœur net. Le 4 au soir, il envoie chercher Temoana: il est – encore – ivre. Bolle le retient toute la nuit et au matin, le laisse repartir avec la promesse de tout faire pour apaiser les esprits, n’inciter personne à la guerre et livrer les porcs.

Mais rien n’y fait. Les Marquisiens se préparent à la guerre. Dordillon sert d’intermédiaire. La «reine» Vaekehu avoue qu’effectivement les Kanaks voulaient faire la guerre, mais qu’elle et son mari ne la veulent pas. Elle ajoute que Temoana lui a dit: «si le commandant demande combien ils sont, tu répondras ce sont tous les Kanaks contre tous les Français».

Voilà ce qu’écrit Bolle au commandant Page à Papeete:

J’ai l’honneur de vous informer que les événements ont marché plus vite que mes prévisions. Moana vient de mettre le comble à toutes ses perfidies en m’envoyant déclarer la guerre.
Cet homme s’étant présenté chez moi dans un état d’ivresse qui lui est habituel, est encore venu me tromper comme à son ordinaire. Je l’ai fait appeler dans la nuit du 4, il était ivre encore; pour pouvoir lui parler de manière à ce qu’il fût en état de me comprendre, je l’ai fait garder au gouvernement jusqu’au lendemain matin, après avoir pris le soin de prévenir sa femme du motif qui me faisait agir. Il est allé répandre partout que je l’avais fait attacher et a cherché à soulever contre moi la population.
Aujourd’hui j’ai fait canonner sa vallée, la corvette s’est embossée de manière à continuer s’il est nécessaire; une pièce de 30 a été montée de suite au Fort; un blockhaus a été également mis en place; toutes les précautions possibles sont prises. La Mission et les habitants des vallées qui sont sous notre dépendance directe se sont réfugiés près de moi, l’établissement est donc assuré, mais il faudrait des forces supérieures à celles qui sont à ma disposition pour soumettre quelques tribus rebelles.     La canonnade ne fait aucune victime. Temoana signe l’abandon de toutes ses terres au commandant Bolle, reconnaissant ce dernier comme seul grand chef de Nuku-Hiva! Temoana et sa femme sont envoyés à Tahiti, d’où ils repartent presque immédiatement pour les Marquises. Page est furieux. Il l’écrit au ministre des colonies, et engage Bolle à rétablir au plus vite une situation de paix. Ce dernier d’ailleurs quitte son poste au début de 1853; de plus, le pénitencier est démonté et l’entreprise abandonnée.

Dordillon, jugeant la situation propice, se décide à accomplir le geste ultime de sa mission: baptiser le chef. Le 29 juin 1853, Vaekehu et Temoana reçoivent le premier sacrement. Temoana devient «le Roi Charles».

Commence alors la quatrième et dernière partie de sa vie. Temoana va devenir le bras armé de la Mission. Pendant dix ans, au service de l’évêque Dordillon, il mène deux actions.

D’une part, il guerroie contre les derniers irréductibles à la conversion: en 1857, il soumet les Taipivai. En 1859, il est vainqueur des Taioa d’Hakaui, après plusieurs combats pendant lesquels il est légèrement blessé à la main. Le père Chaulet rapporte que «après le combat, Temoana fit savoir à toute l’île de Nuku-Hiva qu’il ne devait son salut qu’à Iehovah et à la Ste Vierge. Dès lors les Kanaks, même ses ennemis, lui décernèrent le titre de Roi puissant: avant la guerre, pendant la guerre et après la guerre, c’est-à-dire depuis sa conversion jusqu’à sa mort, Temoana se fit toujours gloire de porter à son cou une médaille de la Ste Vierge».

D’autre part, il participe activement à l’entreprise de destruction systématique des derniers fondements de la civilisation marquisienne. C’est d’abord l’abolition des tabous.

Mgr., Temoana, Vaekehu et plusieurs femmes, écrit le père Chaulet, montèrent sur le lieu sacré pour y manger un porc rôti en entier. Sur la fin du repas, Temoana fit apporter de chez lui un plat très sacré dans lequel personne n’osait manger, pas même passer par dessus l’eau qui en avait été répandue; Temoana fit mettre de la popoi (préparation marquisienne du fruit à pain) dans ce plat, et un homme fut chargé de la présenter tour à tour à toutes les femmes qui en prirent une bouchée chacune pour prouver qu’elles renonçaient aussi à ce tapu et qu’elles ne le craignaient point. Dans cette circonstance, Temoana donna une grande leçon à ses sujets pour l’abolition des tapu.     On sait que le porc était interdit aux femmes, que celles-ci devaient manger, dans des plats différents de ceux des hommes, une nourriture cuite sur un feu lui aussi différent de celui des hommes et hors de la présence de ces derniers.

C’est aussi la profanation des «lieux sacrés». Le même auteur est intarissable à ce sujet:

Avant de déjeuner, les femmes montent sur le lieu sacré; nous chantons des cantiques et nous récitons des instructions, la généalogie de J.C.; puis a lieu le déjeuner. Après le déjeuner Temoana félicite ses sujets d’avoir renoncé aux tapu, et les engage à ne plus y retourner. Après le discours, le chef [des Teii] propose d’aller rendre profanes les autres lieux sacrés. Nous y allons tous, et six autres lucus furent rendus profanes ce même jour.     En 1862, les désordres (ivresse, vols, combats, meurtres, incendies…) ont réapparu. La Mission en rejette la faute sur le nouveau Résident qui autorise les fêtes et «délivre des permis d’eau-de-vie. Les canaques ne songent plus guère qu’à s’enivrer et abandonnent la prière». Temoana est toujours actif pour mettre le holà, mais nombreux sont ceux qui ne le respectent plus. Le père Chaulet rapporte qu’on l’insulte: «Ils composèrent sur Temoana le [chant] suivant qui tout injurieux qu’il est, ne mérite pas d’être traduit à cause de ses ordures…». Il y est question entre autres d’un lâche qui pue pour s’être couvert de ses excréments devant ses ennemis.

Mais Temoana est malade. Il meurt, âgé d’environ quarante-trois ans, le douze septembre 1863, alors que s’abat sur les îles de Nuku-Hiva et de Ua-Pou l’épidémie de variole. Le père Jean Lecornu écrit en mars 1864:

Il a été emporté par une pleurésie après neuf mois de souffrances. Tout le monde l’a regretté, et il méritait bien ces regrets. Sans doute il avait ses défauts, mais qui n’en a pas? Il a fait une mort très édifiante. On l’a inhumé avec pompe pour un pays sauvage. Tous les indigènes se sont fait un devoir d’assister à ses funérailles. Tous les chefs des baies voisines sont venus le pleurer sur son lit de mort. Les étrangers eux-mêmes ont témoigné des regrets. On a tiré le canon d’heure en heure depuis sa mort jusqu’au moment de l’inhumation. Monseigneur faisait la cérémonie. Nous étions deux missionnaires: les autres n’avaient pu s’y rendre. Il y avait beaucoup d’ordre et un grand recueillement. Les femmes marchaient les premières; puis venaient les hommes, les frères de l’école avec leurs enfants et enfin le clergé. Après le clergé, le corps était porté par des chefs; à la suite marchait le Résident français avec ses trois gendarmes et les colons de la baie. Lorsque le corps passa devant la rade, les trois goélettes, ayant chacune le pavillon en deuil, firent leur salut. Quand le cortège fut arrivé à l’Église, la messe fut dite pour le défunt; ensuite on le conduisit, dans le même ordre qu’en venant, à sa dernière demeure. Nous fûmes surtout édifiés au moment où l’on descendit le corps dans la fosse. On n’entendit aucun cri poussé par pure cérémonie; on voyait tout simplement les larmes couler doucement des yeux des assistants.     La Mission a anticipé cette disparition. Depuis le mois de mars, l’évêque met en place le «Règlement du 20 mars 1863 sur la conduite des indigènes de l’île Nuka-Hiva», également intitulé «Parole pour rendre meilleure la terre de Nuka-Hiva». On en voit déjà les effets à l’occasion des obsèques du «roi». Est-ce cet ordre missionnaire que Temoana voulait vraiment? Ce qui est certain, c’est la part active qui a été la sienne dans l’acculturation des habitants de son île. Mais il est encore loin le temps où toute trace de paganisme aura disparu dans l’île et dans l’archipel.

– Michel Bailleul
juillet 2002


Bibliographie sélective:

  • Alexander, Mary Charlotte et William Patterson Alexander. In Kentucky, The Marquesas, Hawai’i, Compiled by a Granddaughter. Honolulu: Privately printed, 1934, 516 pages.
  • Belcher, Edward. Narrative of a Voyage Round the World, Performed in Her Majesty’s Ship ‘Sulphur’ during the Years 1836-1842, volume 1. Londres: H. Colburn, 1843, 387 pages.
  • Bulletins Officiels, Papeete. Centre des Archives d’Outre-Mer, Océanie, A 43.
  • Chaulet, Pierre (le père Gérault). « Notes sur Nuku-Hiva (1838-1896) ». 94 pages dactylographiées à partir du manuscrit conservé aux archives de la Mission catholique à Taiohae, non-publié.
  • Chaulet, Pierre (le père Gérault). » Notice historique sur la Mission des Îles Marquises, période 1838-1870 ». 290 pages dactylographiées à partir du manuscrit conservé aux archives de la Mission catholique à Taiohae, non-publié.
  • Dening, Greg. Marquises 1774-1880, Réflexion sur une terre muette, traduit de l’anglais sous la direction de Mgr Le Cléac’h. Tahiti: Édition de l’Association ‘Eo Enata, 1999, 352 pages.
  • Dordillon, Ildefonse René (provicaire apostolique). Lettre à Mgr d’Axiéry à Papeete au sujet du commandant Bolle, 8 pages, de Taiohae le 19 décembre 1852, Centre des Archives d’Outre-mer, Océanie, A66 carton 12.
  • Dumont d’Urville, Jules Sébastien César. Voyage pittoresque autour du monde, fac-similé des pages concernant les Îles Marquises, l’Île de Pâques, les Tuamotu, les Îles de la Société, les Îles Australes. Tahiti: Éditions Haere Po, 1988. Tome 1, pp. i-viii, 476-574; Tome 2, pp. 1-5.
  • Dupetit-Thouars, Abel Aubert. «Rapport adressé à M. le Ministre de la Marine et des Colonies, sur la navigation de la frégate la ‘Reine-Blanche’ après son départ de Valparaiso, et sur la prise de possession de l’archipel des îles Marquises, Baie de Taiohae le 18 juin 1842». Annales maritimes et coloniales, tome 2. Paris, 1842.
  • Gracia, Mathias (le père Mathias G***). Lettres sur les Îles Marquises ou Mémoires pour servir à l’Étude religieuse, morale, politique et statistique des îles Marquises et de l’Océanie orientale. Paris: Gaume Frères, 1843, 311 pages.
  • Jouan, Henri. Archipel des Marquises. Paris, Imprimerie administrative de Paul Dupont, 1858, 110 pages avec cartes.
  • Lecornu, Jean (prêtre missionnaire des Sacrés Cœurs). Lettre transmise au révérend père Dumonteil, du 10 mars 1864, à propos de l’épidémie de petite vérole, musée de Tahiti et des Îles (photocopie de documents conservés au Bishop Museum).
  • Porter, David (Captain). Journal of a cruise made to the Pacific Ocean in the United States Frigate ‘Essex’ in the years 1812, 1813 and 1814, volume 2. Philadelphia: Bradford and Inskeep, 1815.
  • Radiguet, Max. Les derniers sauvages: la vie et les mœurs aux îles Marquises (1842-1859). Paris: Duchartre et van Bugenhoudt, 1929, 240 pages.
  • Stewart, C. S. (Chaplain in the U.S. Navy). A Visit to the South Seas in the U.S. Ship « Vincennes », during the years 1829 and 1830 […], deux volumes. New York: John P. Haven, 1831, 357 et 358 pages.
  • Thomas Nicholas, Social and cultural dynamics in early marquesan history, thèse pour le Doctorat en philosophie, Australian National University, 181 pages, 1986.
  • Thomson, Robert (Rev.). The Marquesas Islands, Their description and Early History (1816-1851). R. Craig. Hawaï: The Institute for Polynesian Studies, 1980, 83 pages.
  • Winter, Georges. «Un Vosgien tabou à Nuka-Hiwa, Souvenirs de voyage d’un soldat d’infanterie de marine». Résumé par J.V. Barbier. Bulletin de la Société de Géographie de l’Est, tomes 4, 5 et 6. Nancy, 1882, 1883, 1884.

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mis en ligne : 5 janvier 2003 ; mis à jour : 16 octobre 2020