Taaria Walker, Rurutu, Mémoires d’avenir d’une île australe : La liberté des genres

par Stéphanie Ariiau Richard-Vivi

Rurutu, Mémoires d’avenir d’une île australe, édité en 1999 aux éditions Haere Pō, est communément classé dans le genre autobiographique, ce qu’il n’est pourtant pas vraiment. Son auteure Taaria Walker, Polynésienne née à Rurutu en 1930, accorde à son ouvrage un objectif essentiel : la transmission de mémoires, « mémoires » au pluriel et comptées sous toutes les formes possibles :

1. La transmission : Passage d’une mémoire de l’oral à une mémoire de l’écrit

Il s’agit de la transmission généalogique et l’origine ethnique des différentes tribus ou clans de Rurutu, la transmission légendaire, la transmission historique.

Par « transmission », nous comprenons des récits de qualité orale (signes linguistiques, discours indirect libre par exemple des questionnements à l’intérieur même de la narration) et pédagogique (introduction géographique de l’île et dessins de l’auteur). L’originalité de ces récits tient dans le fait qu’ils n’ont jamais été ‘racontés’ auparavant dans la littérature polynésienne, ni, jusqu’à présent, repris.

Le livre de Taaria Walker est donc, en soi, un ouvrage unique / singulier de par son contenu, narré le plus simplement possible et pourtant riche d’informations.

Des informations, par exemple, sur les grottes de Rurutu : leurs légendes prennent-elles source dans des faits historiques, la limite est floue entre le réel et le fantastique. Elles éclairent aussi sur ce que pouvaient être la vie, les relations claniques et l’usage des grottes dans l’organisation tribale de l’île. La grotte de Ana o Taneuapoto (« Homme à la verge courte »), contrairement au nom surprenant du personnage principal (le père), est le récit dramatique d’un couple dont le seul enfant sera tué et mangé par un clan cannibale de l’île. (Illustration de la légende et photographie de la grotte.)

2. Les coutumes

Cette partie du livre introduit des recettes de cuisine à partir d’ingrédients locaux, tel le concombre de mer ou la pieuvre. Et côtoyant ces recettes de cuisine, nous avons la description détaillée du mariage traditionnel. Taaria Walker raconte ainsi que sa mère était destinée à un homme dès sa naissance, qu’elle s’est enfuie et qu’elle s’est réfugiée chez sa sœur, femme de fort tempérament, crainte pour son caractère. Si les conditions de rencontre du père et de la mère sont clairement établies, il semble que « Taaria-petite fille » veuille détrôner la maman auprès du père ; l a mère se plaint d’elle comme étant une enfant terrible, indisciplinée, elle refuse que Taaria aille étudier à Papeete. Ce côté rebelle n’affecte en rien le père qui semble incarner l’amour aux yeux de l’enfant ; au contraire de son épouse, il est fier des résultats de sa fille. La mère de Taaria est décrite comme une femme éduquée qui a appris à son mari à écrire son nom, à signer. Le père est décrit comme un homme travailleur et aimant, dont l’éducation de la femme ne lui fait aucun ombrage. Il se sacrifie en travaillant plus difficilement pour permettre à Taaria d’aller faire des études à Papeete, il va même jusqu’à faire cuisinier, et plus, sur la goélette Rurutu-Papeete pour être auprès de sa fille lors de ses voyages au pensionnat. Il y a une évidente complicité entre le père et la fille, que l’on retrouvera plus loin et qui se dévoile lors des voyages en goélettes.

3. Les histoires de « tupapa’u » ou fantômes

Cette partie de la narration est éminemment culturelle (on la retrouve dans d’autres romans polynésiens dont « Matamimi »). Elle semble inévitable et cette confrontation à ce qui est surréel fait partie « du réel » de son enfance. Comme pour les histoires de légendes, ces petits contes allient le fantastique au quotidien des habitants de Rurutu.

4. L’intimité d’une petite fille et l’amour porté au père

Ces épisodes du livre sont sans doute les plus touchants qu’on puisse lire : Taaria Walker décrit avec minutie, détail et émotion naturelle, ces voyages en mer longs et périlleux parfois. Nous sommes alors témoins de la vie des Polynésiens d’autrefois qui vivaient aux grés du temps et des caprices de l’océan.

Taaria Walker nous décrit avec tendresse les moments d’intimité entre les passagers, de nuit ou de jour, leurs travaux et leurs occupations pendant les accalmies : embarqués, toujours sans vraiment être sûrs de la durée du voyage, les liens se nouent instinctivement entre les êtres.

Son père est apprécié du capitaine, lors des tempêtes, c’est un homme de confiance qui trouve le temps de descendre dans la cale et veiller à la sécurité des enfants des autres, puis en tout dernier, car il s’agit pour lui du plus précieux : sa fille. Il va la couvrir quand elle a froid, tout est dans les gestes, il y a peu d’échanges de mots entre père et fille.

C’est un regard innocent qui décrit toutes ces scènes de vie, dans le style le plus épuré. En pensionnat à Papeete, Taaria s’enfuit lorsqu’elle apprend que son père a été projeté sur un rocher lors d’une tempête. Elle décrit avec force, la façon dont elle transporte sa malle, seule, et dont elle doit traverser la ville de Papeete. Un avis de recherche est lancé par la gendarmerie, sa fugue fait boule de neige mais l’enfant ne pense qu’à son père.

Sur place, c’est sa sœur qui sauvera le père d’une coutume païenne : il s’agissait de verser de l’eau bouillante dans une pirogue et d’y plonger le corps de l’individu malade pour le guérir, pour tuer le mal. Taaria et sa sœur en s’agrippant au corps de leur père, créent l’évènement : dans la cohue, la sœur se fait ébouillanter le bras et l’on décide de ne pas poursuivre « la guérison ». Mais faute de soins véritables, le père décède.

À partir de cet épisode, le plus intime du livre. Nous changeons de registre, nous faisons un saut dans le temps et dans le style, comme si l’auteur tournait la page de sa peine. La rupture est brusque dans la narration, il n’y a aucun lien entre les deux chapitres qui se suivent.

5. Une narration de la dérision dans un texte « autofictionnel »

« Les hommes politiques, ces extraterrestres » est un texte où l’on devine de vrais personnages sous des noms d’emprunts, c’est une évidence, Taaria Walker s’est inspirée de la réalité et a reconstitué, tel un puzzle, le burlesque du politique en terre polynésienne. Ici le texte est très actuel, il a été écrit en 1999 mais pourrait avoir été écrit en 2012. Il est aussi pathétique, car il marque ce décalage entre le politique, ses discours, et le Polynésien au caractère entier, ses sacrifices (accueil, partage) et ses attentes, inévitablement frustrées.

6. Le retour au monde contemporain : le mélange ethnique, comme pour « boucler la boucle »

Tandis qu’au tout début de l’ouvrage, Taaria Walker nous décrit les peuplements de Rurutu, dont ces hommes venus d’Amérique du Sud, les « peaux rouges », qui ont laissé une empreinte linguistique sur tous les noms qui finissent en « ‘ura » (rouge) dans les familles issues de cette origine, et bien la conclusion du livre se fait avec l’arrivée d’un couple chinois, accueilli « en Roi » qui finira par posséder terres et commerces de l’île à force d’ingéniosité et de persévérance. La séquence la plus pénible étant sans doute la déchéance alcoolique de l’homme qui aura rendu service au couple : Pourtant le Chinois n’hésitera pas à déposer plainte contre lui, même s’il a construit sa maison sur son propre terrain, sans rien exiger en retour.

Cet épisode montre comment le Polynésien peut tout perdre : sa terre, son statut, s’il ne prend pas garde à se protéger et à transmettre son savoir, son histoire. Une note pathétique et naturellement objective : Taaria Walker précise alors dans son texte, que le Polynésien est celui qui vit, qui mange, qui parle et qui pense polynésien, que finalement le mélange ethnique est inévitable, incontournable, qu’il est inscrit depuis toujours dans l’histoire. C’est ainsi que des Polynésiens aujourd’hui ne le sont plus, et que des étrangers peuvent le devenir.

Toute une philosophie de la vie se dégage de cet unique livre de l’auteur, à la fois singulier et humble, une référence dans la littérature polynésienne.

– Stéphanie Ariirau Richard-Vivi

Cet essai, « Rurutu, Mémoires d’avenir d’une île australe : La liberté des genres », par Stéphanie Ariirau Richard-Vivi est publié pour la première fois sur Île en île, où il est offert aux lecteurs par son auteure.

© 2012 Stéphanie Ariirau Richard-Vivi


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mis en ligne : 14 août 2012 ; mis à jour : 5 janvier 2021