Syto Cavé, « Madame Léon », et « Tel qu’au miroir »


Syto Cavé lit sa nouvelle, « Madame Léon » et le début de son récit, « Tel qu’au miroir ».Enregistrement réalisé à Pétion-Ville en 1992, l’une des vidéos d’auteurs haïtiens de Jean-François Chalut.

Dossier présentant l’auteur sur Île en île : Syto Cavé.

Vidéo de 6 minutes, disponible avec des sous-titres (pendant la lecture, cliquer CC).

début – Madame Léon
04:32 – Tel qu’au miroir


Madame Léon

C’était une femme énorme dont les gestes se mêlaient au tumulte du vent, au claquement des portes et au bruit de la mer. L’embonpoint ne lui avait cependant pas enlevé son agilité, car elle sautillait dans des chaussures rouges ou des sandales vertes, selon son humeur. Son point faible était sa tête : une bile posée entre ses épaules sur laquelle survivaient quelques mèches de cheveux. Tête de colibri ou oiseau-mouche surpris par l’averse. Ses yeux pétillants, elle les devait à quelqu’autre animal : Le cochon d’Inde ou la mangouste. Contrairement aux attentes, son mari ressemblait à ces chandelles que l’on brûlait durant le rosaire. Il était maigre, lent, lymphatique. C’est pour cela qu’elle le battait tous les matins, au lever du soleil, et chaque soir, après les cloches de l’angélus. Alors le vent s’amplifiait, les portes claquaient, la mer devenait furieuse et la maison de Madame Léon s’étendait sur la ville. Ses murs se propageaient dans le matin, et ses fenêtres, orageusement, meublaient le soir. De toute sa bourrasque Madame Léon soufflait sur son homme et l’envoyait rouler sur les toits. Les étoiles tombaient une à une. Comme un chapelet désaccordé, la mer se heurtait aux pilotis. Un brouillard s’accumulait à l’horizon et menaçait tous les marins. Les corridors se gonflaient du bruit des pots de chambre que Madame Léon lançait vers son époux. Les avions ne décollaient pas et les bus restaient à la gare, car sur les routes du Sud s’étaient amoncelés des îlots de déchets issus de cette querelle. Nous étions tous submergés par le vacarme des marmites, bouteilles, poutres qui nous tombaient du ciel.

Pendant plus d’un siècle, cette femme a essayé d’avoir un enfant, mais jamais sa chandelle d’époux ne put lui faire un ventre. Un jour, le cyclone Hazel amena chez elle un gosse déshérité qu’elle adopta. Mais quel martyre vécut l’enfant qui ne parvenait pas à lui ressembler ! Elle le renvoya dans la nuit, criblé d’injures et de coups.

Pourtant, un dimanche, c’était au mois de mai, un calme inhabituel régnait sur la ville. On promenait la Vierge Marie. Il y avait partout des reposoirs. Madame Léon, vêtue de blanc, s’installa au balcon de sa maison. Comme toute femme, elle voulait voir Marie. Elle portait le voile et des souliers d’argent. Un tendre soleil enveloppait la ville. Quand la Vierge arriva, Madame Léon se mit à genoux, et toute éplorée lui ouvrit grand les bras. Une nuée de colombes monta au balcon, encercla son voile et frôla ses seins. Son cœur s’embrasa, son ventre s’arrondit, puis sa robe de mariée s’enfla sous nos yeux. Le vent divin la souleva au-dessus de nos têtes et, comme un nuage d’amidon, elle s’éleva lentement au ciel avec ses jarretelles, ses bas de soie et ses souliers d’argent. Les rayons du soleil imprimèrent à son buste des paillettes dorées et les cloches de la ville se mirent à sonner. La foule prosternée entonna trois fois Hosanna ! Madame Léon attendait enfin un bébé. Tout devint carillon : le bruit des cloches et des cigales, jusqu’au vacarme des pots de chambre dans ces longs corridors.

On ne sut jamais vers quelle plage lointaine les anges du ciel l’ont emportée, mais depuis, quand chantent le vent sur les toits et la mer contre nos pilotis, on voit passer à l’horizon tout un cheptel de cabris, de bœufs ou de moutons ; et les gens du Sud, qui ont l’œil exercé, prétendent que ce sont les enfants de Madame Léon.

Tel qu’au miroir

Ma soeur avait alors deux ans. Tous les matins après son bain, je l’emmenais devant la grande glace du salon et lui disais : « Regarde-toi ! » Elle souriait, puis s’inclinant par-dessus mes bras, essayait de toucher son image. Dans le miroir, je la regardais faire sans soupçonner que je n’étais moi aussi qu’une image qui s’étonnait de sa réaction face à son double gesticulant. J’étais son image gardienne. Puis nous marchions à reculons, jusqu’à notre disparition dans la salle à manger. Perchée sur mon épaule, elle épiait les derniers signes de mes pas dans la glace, et, s’accompagnant d’une main frêle, angélique, elle murmurait en sanglotant : « Bye bye ! Bye bye ! »

Combien de fois suis-je revenu sans elle à ce miroir ?

Quel vide m’étreint encore ?

Combien de morts cache ma ville ?

Marchant, aurais-je, sans le savoir, élargi le champ du miroir ? s’étendrait-il à toute la ville ? Ne me serais-je pas, à chaque instant, fait d’autres morts ?

Mémoire, combien te faut-il de tombeaux ?

Pourquoi les morts gardent-ils la table ?

Pourquoi m’entraînes-tu encore dans cette ville ?      [l’enregistrement s’arrête ici]

Son miroir était carré. C’était le Carré-La-Place où des visages venaient comme les coursiers de la haute mer. Ils formaient tout un kiosque. Ils contaient tour à tour la ville, la détaillaient, la découpaient en jets, en petits morceaux, l’agrémentaient, la disaient « Vierge sournoise », « Côtes de Fer », « Femme-la-Pointe », « Ely Ranyon », « Politzus-loup-garou » et tout un monde encore que nous évoquerons à ton gré, et qui forme aujourd’hui ton kiosque à paroles.

Que raconte la poussière des rues ?

Que disent les lampes à kérosène ?

Quelle parole s’échappe des personnes, des balcons ?

Vers quoi, vers qui naviguons-nous ?

J’ai voulu un jour montrer cette ville à un ami. Très vite, et avant même d’y entrer, il la qualifia de banale ville portuaire. J’en fus profondément blessé. J’ai voulu, malgré cette blessure, la lui présenter.

Quand nous y entrâmes, personne ne me reconnut. Parmi les gens que je croisais, je distinguais de vieilles connaissances qui restaient indifférentes à ma présence. Un doute s’empara de moi. Était-ce bien ma ville ? Pourquoi ne me reconnaissait-on pas ? Mon retour, signifierait-il ma mort ? Depuis quand serais-je mort ? Pourquoi cette mort me serait-elle révélée au lieu même de ma naissance ?

Alors, je me sentis doublement obligé, envers moi-même et les autres, à me voir et à me faire voir, obligé à dire, à raconter à ceux que je voyais, la ville et mon appartenance. Je déterrai peu à peu l’histoire des rues, des gens que j’ai connus, l’histoire des fleuves, des arbres et des semaines. Certains feignirent de s’y reconnaître ; d’autres parurent éberlués; d’autres encore me traitèrent de fou. Plus je parlais, plus une odeur de mort montait au milieu des maisons. Les libellules et les oiseaux gagnaient la mer. La lune devenait muette. Je me rendis compte, au bout d’une heure, que je n’avais en face de moi qu’un troupeau de lampadaires éteints.

Fallait-il que je les rallume pour sauver mes personnages ?

Mon ami me regarda perplexe, puis me fit signe. Nous allâmes dîner dans un hôtel surplombant la baie où nous passâmes la nuit.

Je me levai au petit jour. Le soleil paraissait nouveau.

Comme je voulais tout montrer à mon invité, et puisque nous avions déjà fait le tour des rues, des arbres et des rivières, je décidai de le conduire au cimetière. Mon ami, indifférent jusque-là à ce qui m’était cher et que j’avais du mal à remettre en lumière, ouvrit de grands yeux, et soudainement se précipita au milieu des tombeaux. C’était pour lui des maisons roses et bleues qui déjà retrouvaient leur vraie place au soleil. Munie chacune d’un balcon miniature, elles attendaient, qui sait, le prochain clair de lune… Et mon ami parlait, riait, puis se mit à photographier les tombeaux. Distinguera-t-il mes propres morts ? Trouvera-t-il à travers ses pellicules cette ville que j’ai tant voulu lui montrer ?

J’ignore combien de voix m’aident encore à parler, mais aujourd’hui, face au miroir, je sais, enfance, quelle place prend l’absence.


Syto Cavé

Syto Cavé, « Madame Léon » et « Tel qu’au miroir », textes lus par l’auteur (vidéo).
Pétion-Ville (1992). 6 minutes. Île en île.
Mise en ligne sur YouTube : 18 mai 2013.
Cette vidéo était auparavant disponible sur Dailymotion (mise en ligne le premier mars 2013).
Caméra : Jean-François Chalut.

« Madame Léon » est une première version de la nouvelle, publiée en 1999 dans la version citée ci-dessus dans le recueil Le singe du dormeur (Port-au-Prince / Montréal : Éditions Regain / Éditions du CIDIHCA), pages 105-107.
L’auteur lit également le début du récit « Tel qu’au miroir », publié dans son recueil Une rose rouge entre les doigts aux Éditions Zellige à Léchelle (France) en 2011, pages 11-13.

textes © 1999 et 2011, Syto Cavé
reproduits avec la permission de l’auteur
vidéo © 2013 Île en île


Retour:

/syto-cave-madame-leon/

mis en ligne : 1 mars 2013 ; mis à jour : 22 octobre 2020