Sylvaine Tremblay, « La Petite Fille Modèle » – Boutures 1.2

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Nouvelles
vol. 1, nº 2, page 12
La douleur ramène à soi
même après qu’elle ait fait voir Dieu.
Victor Hugo

«Punissez-moi mon père parce que j’ai péché… » Chaque fois le vieux prêtre la reprenait : «Pardonnez-moi mon père… » Hésitante, docile, elle répétait la formule d’usage, puis égrenait la courte liste des fautes d’enfant, toujours les mêmes, certaine pourtant que cette fois ce serait la fin du monde, que le prêtre ne pourrait lui pardonner, la renverrait comme une damnée, sans absolution possible. Mais invariablement elle se retrouvait à genoux dans l’église, oublieuse du silence impressionnant, des pas feutrés, de l’odeur de cierge et d’encens. Elle récitait avec une ferveur de ressuscitée les Pater et Ave que le confesseur lui avait imposés. Puis, elle demeurait longtemps là, absolument immobile, le visage dans les mains, ailleurs, dans le blanc d’un univers purifié. Instants parfaits, au-delà de tout ce qu’elle pouvait nommer, là où sans corps, sans pensée aucune, elle n’existait plus, s’abandonnait enfin à l’absence.

Puis cela cessait. Revenue à elle, l’angoisse la reprenait, sournoise, implacable. Comme si la confession, la pénitence, ne suffisaient jamais à absoudre cette faute inconnue, innommable, qui l’habitait depuis toujours sous l’oeil implacable de Dieu. Elle tentait de faire en sorte que chaque geste, chaque parole, chaque action soit parfaite, petite fille modèle qui ne supportait aucune dérogation aux règles prescrites, ces lois divines qui gouvernaient sa vie et dont la stricte observance finirait, espérait-elle, par effacer cette souillure plus grande qu’elle.

Ses parents, heureux de leur fille si docile s’étonnaient quand même de la voir souvent inquiète à propos de choses anodines à leurs yeux qui semblaient d’une importance vitale pour elle. Ses résultats scolaires, excellents pourtant, ne la satisfaisaient jamais, la moindre dictée, l’examen le plus banal, lui donnant des migraines surprenantes chez une enfant de cet âge. De même tous les dimanches elle devenait fébrile, vérifiant sans cesse l’heure afin d’assurer que le dernier repas, le dernier verre d’eau était assez éloigné pour qu’elle puisse aller communier. Elle allait jusqu’à refuser ce sacrement lors d’une grippe, se disant impure ou lorsque par mégarde elle salissait sa robe. Mais ils étaient fiers de cette petite fille si soigneuse, qui lavait tous les soirs ses vêtements, ne laissait jamais rien traîner dans la maison, faisait ponctuellement ses devoirs.

Rejin Leys

Ils ignoraient ses peurs, ses larmes, tout ce qu’elle cachait d’inavouable, persuadée que s’ils savaient vraiment qui elle était, ils seraient horrifiés et la chasseraient. Alors elle retournait se confesser: «punissez-moi mon père… » et tout était à recommencer.

Évidemment elle eut vite fait le tour des menus péchés qu’elle commentait. Ne sachant plus quoi dire au prêtre, elle se mit à puiser quelques fautes dans le répertoire exhaustif de son livre de catéchisme. Il lui arrivait même de ne pouvoir répondre aux questions de son confesseur, ignorant de quel péché elle s’accusait exactement. L’idée qu’elle en commettait un bien grave en mentant en confession ne lui vint jamais. Elle ne trichait pas. Portait en elle toutes les fautes de l’humanité, depuis le début des temps, depuis la tache originelle.

Elle s’appelait Marie, Madeleine, Véronique, Ève, Jeanne, Thérèse, esclave consentante, pute agenouillée, sainte crucifiée, corps en extase, folle de lucidité. L’immaculée pécheresse, celle dont le baptême ne pouvait pardonner la faute, celle dont la pureté ne saurait être mise en doute.

Puis, un matin, la douleur vint. Elle partait de son ventre, s’étendait aux jambes, aux reins. Avec la douleur, le sang. Étendue dans son lit, seule importait cette douleur tant attendue, «punissez-moi, mon père… », cette sorte de chaleur partout en elle, l’odeur douceâtre du sang, ce qui de son corps lui échappait, lui échapperait chaque mois désormais. Elle souriait à cette étrangeté en elle, habitée tout à coup, incarnée et mortelle.

Jamais elle ne retourna se confesser.

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mis en ligne : 9 avril 2001 ; mis à jour : 26 octobre 2020