Margaret Papillon, Sortilèges au carnaval de Jacmel

roman

avec un passage lu par l’auteur

À mes neveux et nièces:
Ritchy, Georges, Olivier, Laurent, Christine, Sébastien, Stéphane, Ti Georges, Kimberley, Christina, Raphaël, Isabelle.

1

Depuis la palpitante aventure de l’année précédente, dans la ville du Cap-Haïtien, qui s’était terminée par la découverte du fabuleux trésor de la majestueuse Citadelle Laferrière, ces deux-là ne rêvaient que de visiter toutes les villes d’Haïti pour y découvrir les merveilles qu’elles recèlent.

Cette année, ils avaient jeté leur dévolu sur Jacmel. Ils voulaient y passer le Carnaval que l’on disait merveilleux. Leur cousine Flora, qui habite la ville, avait séjourné à Port-au-Prince pendant les vacances de Noël, à une seule condition:

«Je passe la saint Sylvestre chez vous, et vous venez chez moi, en février, pour le Carnaval!» avait-elle proposé.

Les jeunes Port-au-Princiens avaient été d’accord sur-le-champ. Et, depuis, ils harcelaient leurs parents tous les jours afin qu’ils acceptent de les laisser se rendre dans la charmante ville de province pour un séjour d’une semaine.

C’est vrai que les Sicard avaient été très fiers de l’exploit de leurs enfants au Cap, mais ils ne voulaient surtout pas qu’ils prennent l’habitude d’affronter trop souvent plus forts qu’eux. De là, leur légère réticence. Car ils savaient qu’à la première occasion, ces gosses intrépides n’hésiteraient pas à se lancer dans une nouvelle aventure.

Mais, au dernier moment, à force d’insister, leur mère finit par prendre leur parti.

«T’en fais pas pour eux, Walter, tenta-t-elle de persuader son mari, je ne crois pas qu’il y ait encore un trésor à découvrir à Jacmel. Tu peux être de tout repos et dormir sur tes deux oreilles. Ils iront au carnaval voir les masques, puis ils reviendront sagement à la maison. Que peut-il bien leur arriver en un si court laps de temps?»

– Ah! ce serait mal les connaître. Dès qu’on a pris goût à l’aventure, on ne peut plus s’en passer! D’ailleurs, je suis contre le fait qu’ils y aillent dès le jeudi matin, ils vont rater deux jours de classe pour rien.

Les yeux de Wally et de Carole brillèrent de joie. Si le paternel parlait déjà du départ du jeudi matin, c’est qu’il n’était pas tout à fait contre cette randonnée. Ils reprirent espoir.

«Mais non, Walter, poursuivit leur mère, ils ne rateront qu’un jour de classe, car vendredi sera férié à cause du carnaval des étudiants.»

À court d’arguments, une fois de plus, Walter Sicard dut mettre bas les armes. Il donna son accord, la mort dans l’âme.

Les enfants poussèrent des cris de bonheur, imités par Pablo, leur gentil macaque qui habitait chez eux en attendant son maître, le sieur Cortez, qui purgeait toujours sa peine de prison.

De joie, Pablo se jeta dans les bras de M. Sicard et lui colla un baiser sur la joue quand il savait pertinemment que celui-ci détestait ce genre d’effusion de sa part.

Agacé, M. Sicard repoussa le macaque précipitamment en faisant une grimace de dégoût. Et, sortant son mouchoir de sa poche, il s’essuya le visage à plusieurs reprises alors que Pablo, conscient de son forfait, avait déjà pris la fuite en poussant de petits cris de plaisir.

La dernière fois qu’il avait osé pareil geste, il s’était fait botter le derrière.

«Ah! comme cela me fera du bien de ne plus voir cette fausse couche de macaque pendant au moins une semaine! s’exclama M. Sicard à l’endroit des enfants. Rien qu’à cause de lui, je vous aurais donné l’autorisation de rester à Jacmel pendant au moins trois mois. Et, je vous assure que j’apprécierais vivement que vous le laissiez là-bas pendant tout le temps que Cortez sera dans l’incapacité de le récupérer.»

– Allons, allons papa, protesta Caro, il est si gentil!

– Gentil? rouspéta M. Sicard. Il me vole toutes mes chaussettes, mes mouchoirs de poche et parfois même les clés de ma voiture, et tu le trouves gentil? En tout cas, moi, je n’ai qu’une hâte : qu’on me débarrasse au plus vite de cette petite peste! Ah, cette bête! Pas plus tard que la semaine dernière, il m’a volé mes clefs alors que j’étais enfermé à double tour dans la maison et votre mère, partie chez le coiffeur. Prévoyant ma réaction, il prit ses jambes à son cou dès l’exécution de son forfait. Il se faufila à travers la grille de la fenêtre du salon et s’en fut chez le voisin, me laissant trépigner de colère comme un enragé. Des heures plus tard, quand, fatigué de chercher une solution à cet épineux problème, je jetai un coup d’œil par la fenêtre, que vis-je? Eh bien! il était assis tranquillement sur les genoux de la voisine, Mme Cantave, qui lui offrait généreusement de délicieuses bananes. Quand il m’aperçut derrière mes barreaux, il me montra sa merveilleuse denture en applaudissant. Je vous assure qu’à ce moment-là, j’eus une envie folle de l’étrangler. Il me fallut attendre le retour de votre mère pour sortir de chez moi. Et dire que ce jour-là, j’avais un rendez-vous très important.

Les enfants, qui trouvaient la situation plus que cocasse, éclatèrent de rire au grand dam de leur père.

* * *

C’est ainsi que le jeudi matin tôt, Wally, Carole et Pablo prirent la route tous les trois pour se rendre à Jacmel. Edgar Africot, un ami de tante Amédée, était venu les chercher dans son bel autobus rouge flambant neuf. Ce dernier venait à la capitale une fois par semaine afin de s’approvisionner en pièces de rechange pour son magasin de bicyclettes.

Ils empruntèrent la route en lacet qui devait les mener à destination sans avoir de malaises. Au contraire, ils se sentirent agréablement bien et profitèrent au maximum du merveilleux paysage qui défilait sous leurs yeux. Des mornes et des vallées magnifiques et par endroits, une riche végétation, des orangers et des manguiers de toute beauté. Ah! que c’était bon de respirer le bon air frais de la campagne et de déguster les délicieuses oranges au sucre naturel que Carole avait achetées à une marchande qui avait détalé comme un lapin à la vue de Pablo!

C’était bien la première fois qu’elle voyait un tel animal qui en plus lui avait sourit de toutes ses dents. La pauvre, elle avait pris la poudre d’escampette, abandonnant sa marchandise. Pablo en avait profité pour lui piquer une délicieuse pomme cannelle qu’il dévora à pleines dents, avalant même les graines.

* * *

Le bus les déposa tous les trois chez les Barolette, peu avant midi. Tante Amédée, sœur aînée d’Adrienne Sicard, qui avait suivi son mari César Barolette dans cet adorable bled dès leur première année de mariage, les attendait sous la galerie. À leur vue, elle cria fort le nom de Flora. Cette dernière dévala l’escalier à toute vitesse et manifesta sa joie en dansant quand elle aperçut ses cousins à l’intérieur du bus.

Pablo, de son côté, lui fit une fête incroyable. Elle l’avait tant gâté lors de son passage à Port-au-Prince! Flora le lui rendit bien puis courut à l’intérieur lui prendre la surprise qu’elle lui avait réservée: un joli chapeau de paille, spécialité de la ville, dont les bords avaient été effrités exprès et colorés de rouge, et un magnifique gilet de cow-boy couleur jaune d’œuf.

Quand elle coiffa Pablo du chapeau et lui passa son gilet, celui-ci ne se sentit pas de joie. Il battit des mains, imité par Walter Sicard junior et Carole qui le trouvèrent tout à fait mignon ainsi accoutré.

Ils furent bien les seuls de cet avis car Fanfaron, le chien de Flora, se mit à aboyer furieusement pour dire à tous son rejet de ce curieux invité.

Pablo, agacé de ses jappements intempestifs, finit par lui faire une affreuse grimace, effrayant ainsi le pauvre toutou qui partit se réfugier sous le canapé du salon en poussant des grognements plaintifs. On ne le revit plus de la journée. Cette scène avait terriblement amusé les enfants qui ne cessèrent de pouffer de rire chaque fois qu’ils y pensaient. Sans aucun doute, Pablo allait être une véritable attraction pour la ville entière en ce week-end de mardi-gras.

2

Après avoir fait, avec l’oncle César, un tour de la ville en voiture, Flora proposa aux Port-au-Princiens une balade à pied, question de les présenter à ses petits camarades de classe qui avaient hâte de faire la connaissance de ces jeunes héros, acteurs de la grande aventure qui mena à la découverte du fabuleux trésor de la Citadelle Laferrière.

Mais, cette promenade vira à l’aigre quand des badauds, totalement ignorants de l’existence d’une pareille bête, effrayés à la vue de Pablo, se mirent à courir à travers toute la ville en criant qu’il y avait un diable à Jacmel.

L’émoi provoqué par leurs cris fut sans égal. Même les gendarmes, surpris par le tapage, préférèrent fermer les portes de la gendarmerie et déguerpir à toute vitesse plutôt que de faire face à la créature diabolique qu’on leur avait décrite. Une description tout à fait fantaisiste d’ailleurs, puisque le rapporteur ignorait tout de ladite bête.

Quand nos jeunes amis rentrèrent à la maison, ils trouvèrent celle-ci pleine à craquer. En effet, les voisins, les notables de la ville et même le curé de la paroisse avaient accouru chez tante Amédée pour lui annoncer que sa fille Flora avait le diable aux trousses. Le bouche à oreille n’avait pas tarder à amplifier et à déformer les faits, transformant une histoire anodine en événement extraordinaire. Déjà, le curé avait, à grands coups de goupillon, béni la maison.

Une fumée épaisse s’échappait de son encensoir quand Pablo, hilare et bondissant, masqué et coiffé d’un chapeau de Charles-Oscar, fit irruption dans la pièce. Le pauvre homme d’église ne s’attendait pas du tout à voir surgir le diable qui avait tant effrayé la population. Il eut la surprise de sa vie et tomba en syncope tenant son bénitier d’une main et son encensoir de l’autre, tandis que les personnes présentes hurlaient de peur. Pablo ne comprenant pas que c’était lui l’objet de toute cette frayeur, se mit à crier à son tour. Il courut à travers toute la maison en faisant voltiger son masque de prince vénitien et son chapeau haut de forme. L’épicière, la boulangère et le responsable des pompes funèbres eurent une grosse indisposition et s’affaissèrent sur le sol l’un après l’autre. Tante Amédée et l’unique médecin présent eurent fort à faire et mirent un bon quart d’heure à réanimer ces malheureuses victimes du «diable» en personne.

Quand tout rentra dans l’ordre et que l’assistance put revenir de ses émotions, tante Amédée servit à tous un thé de verveine, excellent contre le saisissement.

Les jeunes gens, de leur côté, n’arrêtaient pas de rigoler. Ce grand branle-bas leur avait creusé l’estomac, et, en attendant le savoureux repas que Yaya, la bonne de tante Amédée, leur avait préparé ‚ un délicieux maïs collé avec des pois rouges, des pommes de terre frites et du poisson en court bouillon ‚, ils dégustèrent les fameuses douces cocoyer, sorte de friandises à base de noix de coco râpée, dont tante Amédée avait le secret.

Ce soir, ils dormiraient tôt pour récupérer des fatigues du voyage car, demain, le programme était chargé: baignade à Cyvadier, une plage magnifique, pendant la journée entière, et dans l’après-midi: visite aux différents groupes carnavalesques qui devaient faire partie du défilé.

Ils se proposaient aussi de prendre quelques photos afin de rapporter de beaux souvenirs à Port-au-Prince. Et aussi, en expédier à Ben et à Kelly, leurs chers cousins capois, compagnons d’aventures lors de l’épisode de la Citadelle Laferrière, qui n’avaient pas pu les accompagner à Jacmel. D’ailleurs, ils leur manquaient terriblement.

C’est avec une joie sans bornes que nos jeunes se réveillèrent le lendemain matin. La seule idée de se rendre à la plage les rendait totalement fébriles. Le chant des coqs leur avait servi de réveille-matin, ce qu’ils trouvèrent tout à fait charmant. L’air était très frais, et ils durent s’emmitoufler pour pouvoir admirer le lever du jour sur le balcon de tante Amédée. Flora leur demanda s’ils voulaient une tasse de café tout frais moulu car l’oncle César était un grand spéculateur en cette denrée et dans la famille on cultivait l’amour de cette boisson du ciel.

Flora les emmena dans la cour arrière et leur montra ce que c’était qu’un moulin à café et tante Amédée se fit un plaisir de leur faire une démonstration de l’appareil. Tenir le café fraîchement moulu dans leurs mains, leur procura un indicible plaisir.

Quand le café fut prêt et que sa bonne odeur eut envahi tout l’espace, ils s’attablèrent et on le leur servit avec du pain tout chaud qui sortait à peine de la boulangerie voisine ‚ heureusement que les émotions d’hier n’avaient pas empêché la boulangère de faire fonctionner son commerce, car la ville entière aurait été forcée, aujourd’hui, de se passer de pain. Rationnement pour tout le monde ‚ et sur lequel on étala du bon beurre qui avait été battu par Yaya pendant des heures. Ici on ne consommait que des produits frais et naturel.

Après, ils s’habillèrent pour accompagner tante Amédée à l’église toute proche.

Craignant que Pablo ne crée de nouveaux émois dans le lieu saint, Wally proposa qu’on le laissât à la maison le temps de la messe. Caro, de son côté, fut d’avis qu’on l’emmenât afin qu’il ne puisse pas causer de problème à l’oncle César qui n’aurait, très certainement, aucun moyen de lui faire entendre raison s’il se mettait à faire des siennes.

Flora, d’accord avec sa cousine, prit Pablo par la main et l’entraîna à sa suite. Pablo, heureux ne se fit pas prier et levait vers elle, de temps à autre, un regard plein de reconnaissance.

Pendant tout le temps que dura la messe, Pablo eut une conduite exemplaire au grand soulagement de Wally qui, avec lui, savait à quoi s’en tenir et craignait toujours le pire.

Mais, hélas! ce calme fut de courte durée. En effet, le prêtre terminait de boire le vin contenu dans son calice, quand, d’un bond souple, Pablo sauta de son siège et se dirigea droit vers l’autel trompant ainsi la vigilance de Carole qui, tout de même, malgré ses airs d’enfant sage, le surveillait du coin de l’œil.

De sa démarche chaloupée, la tête enfoncée dans ses épaules, le singe fila droit vers l’autel, sourd aux cris étouffés de Wally et de Carole, qui ne voulaient pas, encore une fois, paniquer les fidèles du Père Labidou venus se recueillir en ce lieu saint. La démonstration d’hier avait été amplement suffisante et édifiante.

Rien n’y fit. Pablo, têtu comme une mule, obnubilé par une idée fixe, gravit les marches de l’autel et arracha le calice des mains du prêtre. La surprise laissa le Père Labidou sans voix tandis que l’assistance poussait un oh de consternation. C’était bien la première fois qu’un fait pareil se produisait dans la petite ville.

Pablo, revenant sur ses pas, avait presque atteint la rangée où se trouvait Carole à qui il voulait restituer l’objet volé quand quelqu’un cria: «Au voleur! au voleur!»

Ce fut comme un mot d’ordre. La foule, sortant soudainement de sa torpeur, se rua sur le singe pour le forcer à restituer l’objet sacré.

Pablo, devant cette subite fureur, paniqua et se mit à courir dans tous les sens, les bras relevés au-dessus de sa tête et tenant fermement le calice. Pas question pour lui de rendre le cadeau qu’il tenait à offrir à Carole.

Les enfants, impuissants, assistèrent à une véritable partie de cache-cache qui mit l’église sens dessus dessous.

Et pour comble de malheur, Pablo, à la fin, cerné de toutes parts, finit par quitter l’enceinte du lieu saint pour gagner les rues.

Alors là, la pagaille fut totale.

* * *

Une heure plus tard, les jeunes gens le cherchaient encore à travers les rues de la ville, la mort dans l’âme.

Les fidèles, plus exténués, finirent par mettre bas les armes et rentrèrent chez eux, plus convaincus que jamais que le singe habitant chez Mme César Barolette était le diable en personne.

Wally, Carole et Flora, découragés, regagnaient leur domicile, la tête basse, quand ils virent Pablo, toutes dents dehors, perché sur la balustrade du balcon, ignorant du drame qu’il avait provoqué. Tante Amédée lui caressait affectueusement la tête. Elle aussi était tombée sous le charme de cet adorable petit animal.

Elle eut bien peine à croire les enfants quand ils lui racontèrent les derniers événements dont Pablo avait été l’acteur principal.

Quand elle regarda Pablo avec un air qui traduisait sa réprobation, celui-ci se composa un visage contrit qui réussit à attendrir la digne femme d’église. Celle-ci éclata tout bonnement de rire, ce qui signifiait qu’elle lui pardonnait d’avance.

Carole, elle, ne se laissa pas avoir par ses petits airs de saint. Elle le gronda et lui intima l’ordre de restituer tout de suite l’objet volé.

Pablo, penaud, fit mine de chercher l’objet dans la maison, les autres lui emboîtèrent le pas ne doutant pas un instant de sa bonne foi.

Hum! Pourtant une demi-heure plus tard leurs recherches se révélèrent infructueuses. Il n’y avait de calice nulle part.

Tante Amédée, hilare et confiante, les convainquit de ne pas s’en faire, sans quoi ils risqueraient de gâcher une merveilleuse journée de plage.

«Allez, allez vous baigner, leur proposa-t-elle, moi je m’occuperai de trouver le calice et de le rapporter au père Labidou. Il ne doit pas être bien loin, mais c’est toujours comme ça, les objets jouent toujours à se soustraire à votre vue dès que vous tenez trop à les retrouver. J’ai l’habitude de vivre ce genre de tourments, ne vous en faites plus. Partez, avant que le soleil ne soit trop haut dans le ciel, vous risqueriez d’attraper un coup de soleil sur vos bicyclettes pour rien!» insista tante Amédée.

Ils partirent sans se faire prier plus longtemps, d’ailleurs cela aurait été une pure folie de leur part. Ils voulaient profiter au maximum de cette ville pittoresque, d’autant plus qu’il ne leur restait que peu de jours pour ce faire.

* * *

Arrivés à la plage, ils furent tout de suite séduits par l’immense étendue de sable blanc et l’eau cristalline couleur d’émeraude.

Pablo fut le premier à l’eau. Il avait tellement hâte d’inaugurer le joli slip de bain que Carole lui avait offert. Il s’ébattait avec ravissement quand les jeunes gens le virent sortir de l’eau en hurlant, un crabe accroché à ses fesses.

Ils éclatèrent tous de rire.

Wally, pris de pitié, alla l’en débarrasser tout en pensant que, cette fois, c’était bien fait pour lui.

Ils se baignèrent et s’amusèrent la matinée entière. Ils longèrent la plage à la recherche de coquillages rares. Ils firent des découvertes incroyables et accumulèrent des carapaces d’oursins.

En début d’après-midi, ils s’assirent à même le sable pour casser la croûte.

Dans leur panier de pique-nique il y avait de délicieuses bananes, pour Pablo, et des sandwiches bourrés d’une farce de hareng saure et du jus d’orange, pour eux.

Ils mangèrent d’un bon appétit. Rien de mieux pour se retaper après un bon bain.

Puis, vers trois heures de l’après-midi, ils plièrent bagages et enfourchèrent leurs vélos. Il était temps de rentrer. Flora voulait leur faire faire un tour du côté des groupes à pied qui portaient d’immenses masques représentant des bœufs, des taureaux, des diables et des loups-garous.

3

Quand ils arrivèrent en ville, le soleil commençait à peine sa descente. Tant mieux, ils avaient amplement le temps de se rendre à la municipalité pour faire le tour des chars.

Peut-être qu’avec un peu de chance, ils verraient quelques reines et le roi du carnaval.

Quelle ne fut pas leur surprise en arrivant sur les lieux de les trouver étrangement déserts! Personne à l’horizon! Une soudaine torpeur semblait avoir envahi la ville.

«Mais, qu’est-ce qui se passe?» s’écria Flora, médusée.

Depuis le temps qu’elle habitait Jacmel ‚ cela ferait bientôt quinze ans puisqu’elle y avait pris naissance ‚ c’était bien la première fois qu’elle assistait à un tel phénomène.

– Où sont-ils tous passés? demanda Carole, de plus en plus intriguée, en regardant autour d’elle avec consternation.

– Disparus, volatilisés comme par enchantement, ajouta Wally totalement ébahi. C’est vraiment la chose la plus incroyable que j’aie jamais vu.

– Bon! ne nous alarmons pas! suggéra Flora, revenant un peu de sa surprise, ils sont peut-être à leur quartier général à deux minutes d’ici, allons-y tout de suite!

Ils pédalèrent jusqu’à l’avenue Baranquilla où le comité de direction du défilé carnavalesque se réunissait tous les jours.

Hélas! là non plus, il n’y avait aucune trace de quoi que ce soit! C’était comme si un magicien, d’un coup de baguette magique, avait fait disparaître toutes traces du carnaval.

«Non! c’est pas vrai, c’est pas possible! s’écria de nouveau Flora qui avait peine à en croire ses yeux. Comment auraient-ils pu tous disparaître d’un seul coup?»

Carole eut soudain l’air pensif, puis déclara, les yeux pétillants de malice:

«Je crois qu’encore une fois, nous nous trouvons en plein mystère. C’est peut-être le début d’une grande aventure, sait-on jamais? N’est-ce pas Wally?»

– Ah non! ça ne va pas recommencer! protesta celui-ci, découragé d’avance.

– Mais, de quoi parlez-vous? interrogea Flora, son regard allant de l’un à l’autre de ses cousins.

– Eh bien! il y a que cette demoiselle, la romancière, est un véritable oiseau de mauvaise augure, tenta de lui expliquer Wally. Si elle a flairé un mauvais coup, nous pouvons dire adieu à notre week-end de mardi-gras.

– Mais, il n’y a rien de sûr Wally, rétorqua sa sœur, disons… disons que ce n’est qu’une supposition.

– Ah! moi, je te connais! Ton flair est infaillible, et c’est bien malheureux pour nous, d’ailleurs.

– Voyons, j’ai juste dit qu’il y avait du mystère dans l’air!

– Mais, c’est exactement ce qu’il ne fallait pas penser. Tu attires les énigmes et les grandes aventures comme un paratonnerre attire les éclairs et la foudre.

Flora éclata brusquement de rire.

«Allons, allons, les amis, pas la peine de s’exciter de la sorte! Avant de se lancer dans des suppositions incroyables, il vaudrait mieux rentrer à la maison et s’informer auprès de maman et de papa. Ils connaissent, très certainement, la réponse à nos questions.»

– Bien dit, Flora! reconnut Wally, entrevoyant soudain une explication plausible à tout ce mystère.

Ils se remirent à pédaler et, en moins de dix minutes, ils atteignirent la grande bâtisse qui avait vu naître Flora.

La porte d’entrée était grande ouverte. Il est vrai que dans une petite ville de province comme Jacmel les gens ne verrouillent pas leurs portes à tout bout de champ, mais de là à les laisser béantes, il y avait une différence.

Flora pénétra dans la maison en criant:

«Maman? Papa?»

Il n’y eut aucune réponse. Tout avait l’air mort.

Et Flora d’insister:

«Maman? Papa?»

Rien. Il n’y avait pas un chat dans la maison. Même Fanfaron, le chien, ne montra pas le bout de son nez.

Wally et Caro s’interrogèrent du regard.

Le mystère s’épaississait.

«Je vais voir chez les voisins!» déclara Flora, toujours incrédule.

Elle revint quelques minutes plus tard, bredouille.

«Tu vois, je te l’avais dit, lui rappela Wally, Caro a raison, il y a de l’énigme dans l’air et notre semaine de rêve va en prendre un coup.»

– Que devons-nous faire? demanda Flora à Caroline, alors qu’elle tremblait d’émotion.

– Ah! je ne sais pas encore! répondit sa cousine. Je ne suis pas le grand manitou que Wally veut te faire croire. Il me faudrait quelques minutes de réflexion.

– Réfléchis vite, supplia Flora.

Sous la pression, Caroline jeta:

«Je ne sais pas moi! peut-être qu’il faudrait faire une visite du côté de la mairie ou de l’église. Je crois que c’est là que pourrait se réunir la ville en cas de catastrophe.»

– Bingo! cria son frère, tout excité, pourquoi n’y avais-je pas pensé? C’est bien là que nous les trouverons. Allons-y tout de suite, je veux en avoir le cœur net.

Et ils repartirent tous à toute vitesse, Pablo sur le porte-bagages de Wally cette fois. Caro était fatiguée. Elle l’avait véhiculé la journée entière.

La mairie étant, elle aussi, déserte, ils se précipitèrent vers l’église. Les portes étaient closes mais, ils tinrent quand même à y jeter un coup d’œil car ce lieu restait leur dernier espoir.

En effet, dès qu’ils poussèrent la lourde porte, ils virent tous les habitants enfermés là-dedans, serrés comme des sardines. Le père Labidou, à grands coups d’incantations, les aspergeait d’eau bénite et, chose encore plus curieuse, c’était la mairesse de la ville en personne qui tenait un discours qu’ils jugèrent au prime abord tout à fait décousu. Mais, à mesure qu’elle parlait, ils découvrirent l’ampleur de la catastrophe.

«… Mes chers amis, continuait la mairesse, c’est bien la première fois qu’un tel événement se produit dans notre chère ville de Jacmel. Vous l’avez tous constaté avec moi, le défilé carnavalesque en son entier a disparu. Il ne reste rien. Pas une trace de nos groupes à pied, de nos masques, de nos beaux costumes, de nos déguisements, de nos chars, de nos reines et aussi de notre roi! Qui pis est, même nos marchandes de beignets se sont volatilisées comme par enchantement. Le roi du carnaval, pourtant très lourd, car gros et gras, a lui aussi disparu, plongeant ainsi la ville dans la consternation la plus totale, à deux jours du défilé carnavalesque. Point n’est besoin de vous dire que pour la localité ceci est une catastrophe sans nom. Notre tourisme va en prendre un sérieux coup car, vous le savez mieux que moi, ce carnaval, à lui seul, est une véritable attraction touristique. Et, le fait qu’il n’ait pas lieu cette année va entraîner une perte considérable pour la cité. En plus de provoquer un fiasco financier, ceci sera une très mauvaise note pour nous. Une publicité plus que négative qui risque de compromettre notre tourisme pour les cinq ou six prochaines années. Les gens auront une peur bleue de notre cité, et personne ne pourra leur en faire un tort! Qui s’aventurerait ici, avec ses enfants, sachant que ceux-ci peuvent disparaître à n’importe quel moment, et ceci sans aucun avertissement. D’ailleurs, nous, habitants de Jacmel nous avons peur. Une peur qui nous force à rester groupés dans cette église, espérant conjurer ainsi le mauvais sort. L’angoisse s’est installée dans notre localité et elle semble vouloir y élire domicile car, depuis dix heures, ce matin, le destin de la ville a basculé dangereusement. Et nul ne sait comment un tel phénomène a pu se produire.»

– Moi, je sais ce qui s’est passé! déclara soudain quelqu’un dans la foule.

Un long murmure se fit entendre dans la salle, et toutes les têtes se tournèrent vers l’endroit d’où provenait cette voix qui était, somme toute, comme une lumière dans la nuit.

«Ah, oui! s’étonna la mairesse. Eh bien! que cette personne se prononce clairement! Allez, venez me rejoindre en avant. Nous sommes tous prêts à écouter ce que vous avez à dire.»

Une bonne femme fendit la foule et rejoignit la mairesse. C’était la boulangère, Mme Précieuse Oxygène.

À peine fut-elle derrière le micro, qu’elle se racla la gorge pour lâcher la bombe.

L’assistance entière retenait son souffle.

«C’est le singe qui est responsable de tout, déclara-t-elle en se signant. Depuis son arrivée, dans la ville, hier, il n’a fait que semer le désordre.»

À ces mots, les jeunes vacanciers qui essayaient tant bien que mal de se frayer un chemin dans cette foule compacte en se hissant sur la pointe des pieds pour essayer de repérer tante Amédée et oncle César, se figèrent tout à coup, s’étonnant d’une telle déclaration qui ne s’appuyait que sur du vent.

«Expliquez-vous Mme Oxygène, la pria la mairesse qui avait hâte de connaître la suite.»

– Écoutez, c’est simple, continua Mme Oxygène, nos malheurs ont commencé ce matin juste après le vol du calice par ce fameux singe, et personne ne sait ce qu’il a fait de cet objet sacré. Eh bien! moi, je vous le dis et je vous le répète, ce singe c’est le diable en personne, et il a volé le calice du Père Labidou exprès, pour faire son tour de magie. Il est l’auteur de cette catastrophe…

Les jeunes gens se concertèrent du regard et sans mot dire rebroussèrent chemin en tenant Pablo fermement par la main. Ils quittèrent les lieux sur la pointe des pieds craignant de se faire remarquer.

Dehors, ils prirent leurs jambes à leur cou oubliant leurs bicyclettes dans la panique.

Ils coururent à perdre haleine jusqu’à la maison. Quand ils montèrent l’escalier qui menait aux chambres à coucher, ils le firent si vite qu’ils eurent l’impression que leurs pieds ne touchaient plus terre.

Flora qui les précédait se précipita sur son armoire, l’ouvrit et la débarrassa de deux grandes boîtes qui l’encombraient, saisit Pablo par le col de son gilet, l’y engouffra. Pablo se laissa faire docilement pressentant, lui aussi, un imminent danger. Puis, elle le recouvrit des vieux vêtements qui se trouvaient dans les boîtes que tante Amédée destinait aux pauvres de la paroisse et referma soigneusement la porte sur lui.

Du regard, elle essaya de repérer les clés de la serrure. Pour la première fois, elle maudit son désordre et se promit d’y remédier dès le lendemain. Wally et Caro qui avaient su bien interpréter son coup d’oeil se mirent eux aussi à les chercher avec fébrilité, soulevant les draps en boule et les habits qui jonchaient le sol.

Flora pesta de nouveau contre elle-même et déclara :

«Tant pis, laissons tomber et redescendons vite nous asseoir sous la galerie comme si de rien n’était. Ils ne vont pas tarder à arriver et nous devons faire semblant d’avoir perdu Pablo à la plage et d’ignorer totalement là où il pourrait se trouver à cette heure.»

Sans plus tarder, ils dégringolèrent l’escalier et allèrent prendre siège sur le perron faisant semblant d’attendre sagement l’arrivée de leurs parents.

Dans leur poitrine, leur cœur cognait sourdement.

Une foule en liesse ne tarda pas à arriver en scandant:

«Mort au singe, suppôt de Satan, le diable! Mort au singe, suppôt de Satan, le diable!»

En avant, courraient plus vite que la foule, tante Amédée et l’oncle César, visiblement paniqués. Ils arrivèrent les premiers et firent un rempart de leurs corps aux enfants en criant:

«Laissez ces enfants tranquilles, ils n’ont rien fait de mal!»

– C’est le singe qui nous intéresse! cria Andréïs, le croque-mort qui avait pris la tête des insurgés. Car, il faut qu’il nous dise là où il a mis le calice du père Labidou! C’est à cause de la disparition de celui-ci que ce grand malheur nous est tombé dessus.

– Donnez-nous le singe, donnez-nous le singe! scanda de nouveau la foule qui partageait l’opinion de la boulangère et du responsable des pompes funèbres.

Wally intervint:

«Nous ne savons plus où il est. Il s’est échappé depuis ce matin, sur le chemin de la plage.»

Un murmure de consternation s’éleva du groupe en furie.

Précieuse Oxygène, la boulangère, sceptique, s’emporta:

«Il ne faut pas les croire, le singe est certainement dans la maison. Et il nous faut l’attraper si nous voulons sauver la cité, re- trouver nos parents, nos enfants et éviter la faillite à nos commerces.»

Et ils se ruèrent tous dans la maison sans attendre l’autorisation des maîtres de céans.

Les jeunes vacanciers se lancèrent à leur trousse, la peur au ventre. S’ils trouvaient Pablo, c’en était fait de lui. «Pauvre petit singe, pensa Caro, comment aurait-il pu, en volant un calice, faire disparaître la moitié des habitants de la ville!»

Fanfaron qui n’avait pas pris le petit singe en sympathie suivit le groupe en aboyant rageusement.

En un rien de temps, la maison fut mise sens dessus dessous. Toutes les éventuelles cachettes furent passées au peigne fin.

Les jeunes plaisanciers sentirent leur corps se vider de son sang quand Mme Oxygène ouvrit l’armoire où se cachait le petit bandit.

Ils retinrent leur souffle. Mais à leur grand soulagement après un bref coup d’œil infructueux, elle referma la porte et s’en alla vers la chambre voisine.

Fanfaron qui l’accompagnait partout, ne bougea pas de devant l’armoire. Grâce à son flair infaillible, lui, il savait que Pablo se trouvait dans celle-ci. Mme Oxygène l’appela afin qu’il renifle une vieille malle dont on n’arrivait pas à soulever le couvercle, mais il ne broncha pas. Au contraire, il se mit à grogner puis à aboyer furieusement.

Le cœur de Caro s’arrêta presque de battre.

«Assez, Fanfaron!» cria tante Amédée, très vexée de voir que son chien n’était pas de son côté et se ralliait à la partie adverse.

Rien n’y fit, le toutou continua son cirque.

Mme Oxygène et M. Andréïs, l’employé des pompes funèbres, heureusement, ne tinrent pas compte des jappements intempestifs de ce chien plus que bruyant.

À la grande surprise des jeunes gens, qui étaient restés figés dans la chambre, la porte de l’armoire s’ouvrit doucement, une flûte en bambou sortit par la fente et s’écrasa sur le museau de Fanfaron. Celui-ci poussa un cri de douleur tandis que la porte se refermait rapidement.

La scène se répéta par deux fois.

Fanfaron montra ses crocs, grogna de plus belle et se remit à aboyer fébrilement en fixant la porte de l’armoire.

Mme Oxygène, cette fois-ci, alertée par tant d’insistance, revint sur ses pas, fixa le chien, puis l’armoire, puis les enfants et M. et Mme Barolette. Et après de très longues secondes d’hésitation, suite à un regard édifiant échangé avec son compère Andréïs, elle se décida. D’un geste lent, mêlé d’une grande appréhension, elle entrebâilla la porte de l’armoire tandis que Fanfaron, totalement enragé, aboyait de plus belle.

Au grand dam de Mme Oxygène, une souris grise s’échappa du meuble et lui passa sur le pied provoquant chez elle une crise d’hystérie extraordinaire qui la jeta dans les bras d’Andréïs.

Le pauvre Andréïs, maigre comme il était, ne supporta pas la charge. Les deux cents kilos de la boulangère le projetèrent contre le sol et lui coupèrent le souffle. Il dut pousser un long cri d’effroi pour éviter l’étouffement.

La souris, elle, se précipita vers l’escalier. Mais, cernée de toutes parts par les envahisseurs, elle rebroussa chemin. Et, trouvant Andréïs et la boulangère étalés de tout leur long en travers de sa route, elle ne put que leur passer dessus pour s ‘échapper. Ce qui provoqua une autre crise de Mme Oxygène qui dut mettre la main en plein dans le visage du pauvre croque-mort afin de trouver un point d’appui lui permettant de bondir vers l’escalier et quitter sans plus tarder cette maudite maison.

Après le départ du mastodonte, Andréïs, furieux, ne put se venger qu’en lançant un violent coup de pied à Fanfaron. Celui-ci hurla de douleur et se dépêcha de filer la tête basse et la queue entre les jambes.

Quand les autres envahisseurs virent Mme Oxygène passer comme un boulet, suivie de Fanfaron hurlant, ils se mirent en tête que ceux-ci avaient peut-être vu le diable. Affolés, ils se ruèrent à leur suite. Et, en un rien de temps, la maison fut vidée de ses intrus.

Enfin seuls, les jeunes vacanciers se hâtèrent vers l’armoire. Carole, qui les précédait, faillit recevoir la flûte sur la tête. Pablo heureusement se rendit compte à temps que ce n’était plus Fanfaron.

Nos jeunes amis poussèrent un ouf de soulagement. Pablo, qu’ils croyaient enfui à leur insu, n’était que caché derrière les vieilles vestes de l’oncle César.

Tante Amédée et l’oncle César, rassurés sur le sort immédiat de Pablo, descendirent afin de barricader les portes de la maison.

«Nous sommes dans de beaux draps, déclara Wally alors que tous revenaient à peine de leurs émotions. Ce ne sera pas facile de sortir d’un tel guêpier. J’aurais préféré encore une fois avoir affaire au trio de babas cool plutôt qu’à cette foule en délire!»

– En effet, acquiesça Caro, plongée dans une profonde réflexion. Résumons, poursuivit-elle à l’intention de son frère et de sa cousine. Je peux dire sans me tromper que l’élément déclencheur de ces événements a été le vol du calice par Pablo. Et d’après ce que j’ai compris, pendant que nous passions une merveilleuse journée à la plage, la moitié de la ville a disparu mystérieusement. L’autre moitié cherchant désespérément une explication plausible au phénomène, finit par associer cette disparition au vol du calice. Pour comble de malheur, ce dernier n’a pas été retrouvé, ce qui sert de prétexte à toutes sortes de dérives.

– Écoute Caro, nous connaissons l’histoire, ce qu’il nous faudrait c’est la solution à nos problèmes, l’interrompit Wally, nous n’avons pas une minute à perdre si nous voulons sauver la ville de la faillite.

– Wally a raison, soupira Flora, il nous faut surtout trouver le moyen de sauver la tête de Pablo et la nôtre car des familles entières ont disparu, et si les gens restent persuadés que Pablo est l’auteur de ce forfait, nous sommes cuits. Plus jamais, pour nous, la vie ne sera pareille.

– J’allais justement en arriver à la solution, protesta Caro, et vous n’arrêtez pas de m’interrompre!

– O.K.! ça va, poursuit ton idée, bougonna son frère.

– Voilà, le premier pas à faire, c’est de retrouver le fameux calice et de le remettre à sa place sur l’autel de l’église.

– Facile à dire, ironisa Wally, et comment allons-nous nous y prendre pour retrouver ce fameux calice?

– C’est simple, observa Caro calmement, il suffit de le demander à Pablo.

– Ah! ah! ah! ah! ricana Wally, c’est vraiment très, très simple!

Ce qui fut dit, fut fait. Et, au grand étonnement de Wally, Pablo répondit à la question de Caro en lui prenant la main et en tentant de l’entraîner hors de la maison.

– Ça y est, il se rappelle de l’endroit où il l’a laissé! cria Caro, victorieuse, on y va!

Ils allaient s’élancer sans autre forme de procès, quand Flora les arrêta:

– Vous n’allez tout de même pas sortir avec Pablo totalement à découvert. Vous risqueriez un lynchage en bonne et due forme. Venez! suivez-moi dans la chambre de grand-mère Lélé. Heureusement que celle-ci est partie pour New York, nous avons le champ libre!

4

Quand, dix minutes plus tard, ils ressortirent de la chambre de Man Lélé‚ de son vrai nom, Léonine Barolette, Pablo était méconnaissable. Les enfants l’avaient affublé d’une paire de bas, de chaussures à talons hauts, d’une robe bleue à pois blancs, d’une perruque, d’un chapeau muni d’une voilette, qui devait dater des années 30, et, pour parfaire le déguisement, Flora partit chercher dans une vieille mallette un loup de princesse espagnole de couleur blanche.

– Voilà! s’exclama Flora avec satisfaction en regardant son œuvre, ainsi, tu es méconnaissable, Pablo!

Elle applaudit vivement, tandis que Wally et Caro se tordaient de rire jusqu’à en avoir mal partout.

– C’est maintenant qu’il peut effrayer les gens, opina Wally. J’espère pour nous, que personne ne le reconnaîtra, sans quoi il ne restera plus âme qui vive en ville et on dira qu’il s’est encore produit un nouveau maléfice. Cette fois, ils ne le rateront pas. Pablo, ira droit à la potence.

Et ils quittèrent la maison en rasant les murs après avoir averti tante Amédée, sans lui mentionner qu’ils sortaient avec Pablo, qu’ils partaient récupérer leurs vélos abandonnés sur le parvis de l’église.

Ils suivirent Pablo dans son inénarrable accoutrement jusqu’à ce que celui-ci s’arrête devant une drôle de bicoque.

«Mais, c’est la maison de Adonis Frais Divers!» s’étonna Flora.

Une grande consternation se peignit sur son visage.

«Qui est Adonis Frais Divers?» questionna Carole, curieuse de savoir pourquoi la vue de cette maison bouleversait autant sa cousine.

– Eh bien! euh… euh… Adonis Frais Divers euh… c’est… c’est le bòkor… le sorcier de la ville!

– Le S O R C I E R ! s’exclamèrent en chœur Wally et Caro, apeurés.

– Alors, c’est peut-être vrai que Jacmel a vraiment été victime d’un sortilège suite au vol du calice par Pablo, s’écria Caro qui commençait à entrevoir l’ampleur de la catastrophe.

– Le calice n’est assurément pas en de bonnes mains, renchérit Wally, de plus en plus soucieux. Et, si c’est vrai qu’il est ici, il nous faut le récupérer le plus rapidement possible.

– Je suis entièrement d’accord avec vous, opina Flora, mais je vous assure que c’est au-dessus de mes forces. Ce monsieur a si mauvaise réputation! Dans le patelin, le bruit court qu’il a le pouvoir de changer les humains en bœufs ou en porcs.

À ces mots, Caro et Wally échangèrent un regard plein de crainte en avalant péniblement leur salive.

«Qu’est-ce qu’on fait?» interrogea Flora qui tremblait un peu.

– Écoutez les enfants, répondit Wally, nous n’avons plus le choix. Il faut à tout prix qu’on retrouve ce calice, et si pénétrer dans cette maison est la première clé qui nous ouvrira les portes de ce mystère, nous devons nous jeter à l’eau. Les enjeux sont énormes. D’ailleurs, nous avons l’habitude d’avoir peur, et cela ne nous a jamais empêchés d’avancer, n’est-ce pas Caro?

– C’est parfaitement vrai, Wally. Nous avons eu de belles frousses à la Citadelle Laferrière et nous nous en sommes sortis de la belle manière. Je vois mal pourquoi nous reculerions face à un apprenti sorcier tel que M. Adonis Frais Divers, quand nous avons parlé au fantôme du roi Henry Christophe, en personne.

Wally sentit, dans le discours de sa sœur, un désir de masquer sa peur afin de rassurer Flora. Il l’encouragea dans ce sens.

«Tu as raison, Caro! nous sommes des aventuriers sans peur et sans reproche!»

Flora machinalement répéta:

– Nous sommes… des aventuriers sans peur et sans reproche… des aventuriers sans peur et sans reproche…

Et, comme mue par un ressort, sa main droite s’éleva dans les airs et son poing cogna trois coups timides contre la lourde porte de bois brut.

Le cœur battant la chamade, prêts à prendre la poudre d’escampette, les trois intrépides attendirent que la porte s’ouvre sur le sorcier, craint par la ville entière.

Après de longues minutes, qui leur parurent interminables, il y eut comme un remue-ménage à l’intérieur, puis la lourde porte grinça sur ses gonds.

On n’entendit plus que le claquement des dents et des genoux des petits acteurs de cette étrange aventure.

Un nain se tenait sur le pas de la porte, coiffé d’un chapeau de carnaval fleuri.

«Que voulez-vous?» demanda-t-il sans préambule en passant en revue le petit groupe.

Ses yeux s’arrêtèrent brusquement sur Pablo.

«Tiens! une dame à ma taille, comme c’est extraordinaire! s’exclama-t-il, heureux. C’est le diable qui vous envoie. Cette année, j’ai trouvé une cavalière pour danser le mardi-gras!»

Sans plus attendre, il prit Pablo dans ses bras et esquissa quelques pas de danse en rigolant.

Sa voix nasillarde entonnait déjà un air de meringue carnavalesque lorsque Pablo qui n’avait pas du tout l’air d’apprécier son cirque, se détacha de lui à la vitesse de l’éclair et lui balança son sac à la figure.

Le nain, les yeux agrandis de stupeur, se frotta la joue de la main. Visiblement, il était dépassé par les événements. Qui en ville aurait osé le frapper, lui, Léonidas, le fidèle serviteur de Adonis Frais Divers, la terreur de la ville?

Le premier moment de surprise passé, il s’apprêtait à riposter quand Pablo ôta brusquement son masque, lui tira la langue, puis lui montra toutes ses dents.

Le saisissement fit sortir les yeux de Léonidas de sa tête, et un violent vertige s’empara de son corps tout entier. De toute sa vie au service de ce diable de sorcier, il n’avait vu un diablotin ayant cette tête là. Et, comme une grosse poupée sans équilibre, il bascula en arrière et tomba à la renverse en heurtant au passage une cuvette en aluminium qui contenait des dizaines et des dizaines de petits bocaux en cristal et des fioles pleins d’un liquide verdâtre. Ceux-ci, en s’écrasant sur le sol, firent un vacarme de tous les diables, faisant sursauter tout le monde.

Pablo se couvrit le visage de ses mains et tourna la tête comme pour ne pas voir le désastre qui venait de se produire.

De désastre, il en était vraiment question, car le liquide verdâtre et visqueux se répandit sur le sol en dégageant une puanteur insoutenable. Une fumée et une odeur de soufre envahirent toute la pièce, ce qui fit tousser, à s’étrangler, la petite équipe.

Lorsque la fumée se dissipa enfin, Léonidas reprenait à peine ses esprits. Mais hélas! pas pour longtemps! Un crâne humain glissa d’une étagère située au-dessus de sa tête et vint l’assommer de nouveau.

Léonidas vit des milliers de petites étoiles danser une ronde folle autour de lui, puis, il sombra de nouveau dans une obscurité opaque.

Le bòkor Adonis Frais Divers, alerté par le tintamarre, se trouvait déjà dans la pièce sans que les autres, qui fixaient Léonidas, ne s’en aperçoivent.

Alors, quand il parla de sa grosse voix gutturale, les jeunes vacanciers faillirent, à leur tour, tomber dans les pommes.

Le bonhomme qu’ils virent leur donna tout de suite la frousse. Grand de taille, il pesait au moins trois cents livres. D’énormes verrues parsemaient son visage. Il était coiffé à la diable et portait une barbe hirsute. Sur son gros ventre, était épinglé un nombre incalculable de médailles militaires. De toute évidence, ce monsieur avait la folie des grandeurs.

«Pourquoi tant de bruit et de désordre dans ma maison?» demanda-t-il, furibond, en fixant les gosses avec des yeux pleins de réprobation.

Le petit groupe resta coi de stupeur.

N’obtenant pas de réponse à sa première question, il répéta de plus en plus menaçant:

«Que faites-vous dans ma maison?»

Les jeunes gens se concertèrent du regard. Nul n’osait bouger.

«Travaillez-vous pour mon ennemi mortel, Hannibal Rival? Êtes-vous venu voler ma décoction magique à base de grenouilles et de couleuvres des bois?»

Ce disant, il se pencha pour ramasser la seule fiole encore intacte qui barbotait dans le liquide visqueux. Il l’éleva dans les airs alors qu’elle dégoulinait encore de cet horrible produit verdâtre.

«Vous venez d’anéantir des années et des années de travail. Et, ceci est… est… impardonnable!»

Sous l’accusation, Wally se vit obligé de réagir:

«Excusez-moi, monsieur, mais nous sommes pour rien dans cette affaire, c’est le nain qui a tout renversé en tombant.»

– Ah! je vois, je vois, c’est encore ce crétin de Léonidas! Il faudra bien que je me résigne, un jour, à me passer de ses services. Ses pieds ne sont pas assez grands pour supporter le poids de son corps. Il lui est absolument impossible de passer une journée entière sans perdre l’équilibre.

À ces mots, il lança un violent coup de pied à Léonidas afin que celui-ci se réveillât. Ce que le nain fit dans un grognement sourd.

«Mais, ma question est toujours sans réponse! Que font ces jolis enfants dans mon antre?» insista le bòkor en fixant Caro et Flora.

– Voilà, nous allons tout vous expliquer, osa Caro, consciente du danger qu’ils couraient tous à se trouver dans un pareil endroit. Je crois que Pablo notre petit singe ici présent…

– Votre petit singe? l’interrompit Frais Divers, mais je ne vois de singe nulle part, s’étonna-t-il, en jetant un regard circulaire dans la pièce.

Quand ses yeux tombèrent sur la drôle de Mémé mal fagotée qui se grattait sans aucune gêne le derrière, il eut un geste de recul.

Pablo, sentant sa surprise, enleva son masque et lui montra sa merveilleuse denture espérant produire un effet similaire à celui qui avait terrassé Léonidas. Hélas! Frais Divers était bien trop roué pour se laisser aller à des émotions quand il avait reconnu le singe idiot qui lui avait offert le calice du Père Labidou sur un plateau d’argent. Une banane avait suffi pour assurer ce troc.

«… Je disais, poursuivit Caro, que notre singe vous a donné un calice sacré appartenant à l’église Saint-Philippe et Saint-Jacques. Cet objet, il l’a tout bonnement volé, et nous aimerions le récupérer afin de le restituer à son propriétaire.»

– Ah! je vois, je vois! marmonna le bòkor, alors votre singe dit m’avoir remis le fameux calice. Cet animal saurait-il parler par hasard? demanda-t-il sur un ton ironique.

– Euh!… non, il ne parle pas mais… mais il comprend tout ce que nous lui disons et dès que nous lui avons demandé à qui il avait remis le calice, il nous a conduits droit chez vous.

– Ah! bon, je vois, je vois! Quel singe intelligent! Il a surtout beaucoup de mémoire ce qui, dans certains cas, peut-être un très vilain défaut. D’ailleurs, ce singe aurait dû être, à l’heure qu’il est, enfermé au commissariat pour vol. Le fait qu’il soit toujours en liberté m’étonne.

Flora avala péniblement sa salive et se risqua à dire:

– C’est justement la raison pour laquelle nous tenons à récupérer ce calice. La ville entière en veut à ce pauvre Pablo et l’accuse d’être responsable de tous les maux qui frappent soudainement la ville.

– Les maux? les maux, dîtes-vous? mais, quels maux frappent cette ville? J’ai un tel boulot que je n’ai pas mis le nez dehors depuis des jours, maugréa le sorcier, le regard fuyant, plus rusé qu’un vieux renard.

– Eh bien! une chose incroyable est arrivée! La moitié de la ville a disparu et le défilé carnavalesque avec, depuis le vol de ce calice! répondit naïvement Flora, faisant fi des signaux de détresse que lui lançaient les yeux de ses cousins, et le carnaval ne pourra pas avoir lieu parce que bandes à pieds, costumes, masques, musiciens, chars, reines et même le roi se sont volatilisés dans la nature.

– Ah! bon, je vois, je vois! mais celui qui a pu réaliser cette prouesse doit être le plus grand sorcier de la terre! suggéra-t-il d’une voix pleine de fierté.

– Ça, sans nul doute! car ceci a été fait sans bavure. Un véritable coup de maître.

– Ah! je vois, je vois! Mais, dites-moi mademoiselle, n’êtes-vous pas la fille de César Barolette, le grand spéculateur de café? demanda Frais Divers, en détaillant Flora, j’entrevois bien, un vague air de famille

– Oui, oui, c’est bien cela, répondit Flora, le regard brillant. Vous connaissez… mon père?

– Bien sûr, bien sûr, un brave homme à qui j’ai fait une promesse, et il me faut absolument tenir parole.

La tension qui existait chez nos jeunes aventuriers, se rompit d’un coup.

Au fond, peut-être que le sorcier n’était pas aussi méchant qu’on le croyait.

«Voulez-vous bien nous remettre le calice?» demanda Flora, la voix pleine d’humilité.

– Ah! mademoiselle, la question ne se pose pas. Suivez-moi tous, nous allons ensemble le chercher. Léonidas, lève-toi, petit paresseux! cria-t-il au passage, en secouant le nain plus que de raison.

Puis, il alla verrouiller la porte d’entrée, tandis que Léonidas se remettait péniblement sur ses pieds en se tenant la tête des deux mains.

«Garde à vous!» cria soudain Frais Divers, s’adressant à lui.

Et le nain se précipita vers un coin de la pièce, ramassa une vieille calebasse qui traînait par terre, s’arma d’un crasseux manche à balai dont il avait aiguisé une extrémité et se mit au garde à vous comme un petit soldat.

«En avant, marche!» lui intima de nouveau son maître qui, d’un mouvement de la tête, fit signe aux enfants de les suivre.

Il les précéda dans un étroit couloir qui menait visiblement à une cave.

Dès qu’ils furent à l’intérieur de celle-ci, Léonidas referma la porte à double tour derrière eux et se posta à l’entrée, armé, le plus sérieusement du monde, de son manche à balai.

Ce petit fait inquiéta Caro et Wally qui, eux, n’étaient pas à leur première aventure.

La pièce mal éclairée était plus que lugubre. Une bonne demi-douzaine de crânes humains jonchaient le sol. Sur une vieille table toute branlante, des bocaux pleins d’une mixture dégoûtante, des feuilles, des racines et des fruits en décomposition qui dégageaient une odeur de pourriture. Dans un coin, des ossements humains, des fémurs, des tibias, des péronés à vous glacer le sang et à vous donner l’envie de vomir. Mais, comme c’était pour la bonne cause, nos jeunes aventuriers ravalèrent leur dégoût et attendirent patiemment le moment où Adonis Frais Divers leur tendrait le calice.

«Ah! vous voilà dans mon laboratoire, chers amis! C’est ici que je concocte toutes sortes de potions magiques!»

Il se dirigea vers une petite armoire accrochée au mur, l’ouvrit et brandit le calice comme un trophée:

«Votre petit singe est un animal charmant et généreux. Il ne s’est vraiment pas fait prier pour me donner ce précieux objet dont j’avais tant besoin! déclara-t-il la mine réjouie.

Wally se précipita vers lui en tendant la main, s’attendant à ce que le sorcier lui remette tout de suite le calice.

«Tuttuttuttut, fit le bòkor, pas si vite jeune homme. Je vois, je vois… que vous avez encore beaucoup à apprendre de la vie. Méfiez-vous toujours de ce qui vous paraît trop facile. Je n’ai aucunement l’intention de vous rendre cet inappréciable objet. J’en ai grand besoin pour mes tours de magie. Cela fait bien trente ans que j’attendais ce moment. Aujourd’hui le calice est à moi, je le garde!»

À ces mots, le petit groupe déchanta très vite.

«Pourtant, vous nous aviez promis… protesta Caro, hors d’elle. C’est monstrueux de nous avoir fait venir jusqu’ici pour rien.»

– Et puis, vous avez fait de beaux serments à mon père… ajouta à son tour Flora, d’une voix hésitante.

– Jeunes filles, je ne vous dois rien, et vous êtes venues toutes seules vous jeter dans la gueule du loup. Vous, la petite Barolette, ne vous méprenez pas! C’est une belle gifle que j’avais promise à votre père, pour me venger de ses moqueries. Il a toujours dit à qui veut l’entendre que j’étais le bòkor le plus pitoyable du pays, que je n’avais aucun pouvoir, aucune force. Et la ville entière l’avait applaudi. Aujourd’hui, je tiens ma vengeance. Je veux les voir tous se prosterner à mes pieds pour me supplier de leur rendre leur fameux carnaval. Ah! ah! ah! ah!

Son rire démentiel résonna en écho dans la salle.

«Je suis le plus grand, je suis le plus fort, je suis le fils même de Lucifer et je vais régner en maître sur cette ville tout comme l’avait fait le grand général Mérisier Jeannis. Voyez ces médailles militaires épinglées sur ma poitrine, c’est à son squelette que je les ai volées et cela m’a rendu tout-puissant! Ah! ah! ah! ah!» ricana-t-il encore, effrayant de plus en plus les enfants, qui se voyaient faits comme des rats.


De peur, il se serrèrent les uns contre les autres.

«Moi aussi, je suis content, cria Léonidas, euphorique, moi aussi je suis heureux de leur faire payer leurs moqueries. Je suis fatigué de les entendre glousser sur mon passage.»

– Tais-toi, Dadas, hurla Frais Divers en assénant un coup sur la calebasse qui servait de chapeau à son serviteur. Toi, tu ne comptes pas. Ma vengeance est à moi et à moi seul!

– Oui, maître, oui, maître! acquiesça le nain en baissant la tête, tout penaud, les yeux brillants de larmes.

– Maintenant, chers amis, triompha le bòkor hilare, je vais vous donner la preuve de ma toute-puissance.

Il se dirigea vers un rideau suspendu contre le mur du fond de la salle et le tira brusquement dans un geste grandiloquent. Celui-ci cachait une étagère.

À la consternation des jeunes vacanciers, ils virent que celle-ci supportait d’énormes bouteilles à goulot étroit, sans bouchon, dans lesquels s’agitaient de petites bêtes ayant une vague ressemblance avec des humains.

La bouche ouverte, les jeunes aventuriers s’approchèrent malgré leur grande frayeur et les tremblements qui faisaient loi dans leurs jambes.

Ce qu’ils virent les laissa sans voix et leur glaça le sang. Ces formes qui, au prime abord, leur avaient semblé être de petites bêtes n’étaient autres que des humains miniaturisés.

Ils s’approchèrent encore de plus près et, stupéfiés, ils reconnurent tous les groupes qui composent le carnaval, avec leurs parures, leurs déguisements, leurs masques, leurs chars, leurs reines et leur roi.

«Mon Dieu, comment est-ce possible? murmura Wally, ébahi, ils sont tous là, tous les disparus sont enfermés… dans ces prisons de verre.»

Une rage sourde s’empara soudain de lui.

«Pourquoi faites-vous cela? hurla-t-il en se tournant vers le bòkor. Pourquoi tant de méchanceté envers ces pauvres gens qui, eux, ne vous ont rien fait?»

– Ah! ah! ah! ah! pas la peine de faire cette tête, jeune homme. Ce qui est sûr, c’est que je ne suis pas bête au point de faire tout ça seulement pour m’amuser.

– Eh bien! dites, dites pourquoi tant de haine? demanda Caro.

– Allons, allons, n’abusez pas de grands mots! vous connaissez le moteur du monde, voyons…

– Bien sûr, vous allez très certainement nous parler de l’argent, avança Flora.

– Voilà, voilà! Par Lucifer, que ces enfants sont intelligents! Ah! je vous adore. C’est cela, c’est l’argent. Mon compère de la ville voisine, une ville moderne qui vient à peine d’être érigée et que l’on a baptisé: Carnaville, le bòkor Emmanus Badio, le bras droit du maire de cette nouvelle cité destinée à devenir le plus haut lieu d’attraction carnavalesque du pays, m’a offert une fortune pour transposer le carnaval de Jacmel chez lui. Un transfert de foule, voilà ce qu’il veut! Ah! il va rafler à Jacmel tous ses touristes! Et, ce sera bien fait pour cette ville arrogante aux habitants intolérants. Dès demain, j’embarque toutes les bouteilles dans mon auto et, grâce à ma grande magie, je ferai revivre tout un carnaval chez le voisin. Cette réalisation sera la plus fantastique du monde. À la nouvelle de cette incroyable histoire, les gens, les touristes, les journalistes vont accourir à Carnaville et ils rempliront les caisses de la municipalité. Celle-ci sera riche en un rien de temps… Ah! ah! ah! ah! enfin, mon génie sera reconnu! Et les femmes de Jacmel qui n’ont jamais voulu de moi se jetteront dans mes bras. Soudain, elles me trouveront beau et toutes, elles voudront me faire des enfants. Fini ma solitude, je ne serai plus jamais malheureux comme avant. Je n’aurai plus l’obligation de passer mes jours avec cet imbécile de Léonidas qui fait toujours semblant de m’aimer. Ah! ah! ah! ah! je suis le plus grand et je serai le plus riche! Ne sont-ils pas mignons, ces gens, aussi petits? Je pourrais aussi faire fortune en transformant des êtres vivants en jouets pour enfants! Je suis sûr que les petits américains seraient heureux de troquer leurs poupées de plastique pour d’autres faites de chair et d’os.

Bravant sa peur Caro, curieuse et intriguée, l’interrogea:

«Mais, comment avez-vous réussi ce tour de force?»

– Ah! c’est parce que je suis le plus fort, répondit le sorcier qui n’était pas peu fier. Ma formule magique était déjà au point depuis fort longtemps. Tout ce qu’il me fallait pour la matérialiser c’était de me procurer un objet sacré en lequel tous les habitants de la ville avaient foi. Je vous avoue que ceci s’avérait difficile à réaliser. Dès que je m’approchais de l’église Saint-Philippe et Saint-Jacques, les gens me regardaient d’un drôle d’air, et je devais m’en éloigner rapidement, de crainte de me faire lyncher. Et puis, hier, arriva mon jour de chance. J’échafaudais, comme toujours, toutes sortes de plans machiavéliques pour m’approprier un objet venant de l’église, quitte à y laisser la peau de mes fesses, quand je vis passer le singe tenant à la main l’objet de toutes mes convoitises. Cela n’a pas été difficile de le convaincre de me donner le calice. Une banane a suffi. Le diable était avec moi et toutes les chances étaient de mon côté. Pour le reste, point n’est besoin de vous dire combien ma formule magique a marché. Le résultat est là. Ces joyeux clowns sont à peine plus gros que de vulgaires soldats de plastique. Ah! ah! ah! ah!

Et le sorcier continuait de rire sans désemparer.

Nos jeunes vacanciers, édifiés, n’avaient plus qu’une hâte, rentrer à la maison au plus vite afin d’alerter leurs parents, les autorités policières, judiciaires et cléricales.

La petite Barolette tenta une dernière chance afin de tirer ses cousins de ce mauvais pas:

«Bon! déclara-t-elle, nous en avons assez vu! Venez les enfants, nous rentrons à la maison, sans quoi les émotions et la fatigue auront raison de nous!»

Chose étonnante, à ce moment précis, Léonidas qui avait quelque peu relâché sa surveillance, se remit en poste devant la porte de la cave en prenant très au sérieux son manche à balai.

Wally, prompt comme l’éclair, sentant que l’affaire allait se gâter, tenta de prendre la fuite en bousculant le nain.

Malheureusement, celui-ci faisait bonne garde. Il esquiva la bourrade de l’intrépide et pointa son manche à balai contre sa poitrine. Celui-ci eut, instantanément, la sensation de recevoir une décharge électrique.

Le choc, violent, le souleva de terre. Et il fut propulsé, à la vitesse de l’éclair, contre le mur proche où il alla s’écraser.

Les filles hurlèrent de peur et se précipitèrent sur leur petit compagnon pour s’assurer qu’il n’avait rien de cassé. Heureusement, il y avait eu plus de peur que de mal.

«Ah! ah! ah! ah! personne ne sortira d’ici! ricana Frais Divers. Vous êtes mes prisonniers. Je ne suis pas assez fou pour vous laisser partir. Vous vendriez la mèche et feriez échouer mes plans. Encore un jour, un seul petit jour, et le transfert de foule sera une réalité et marquera l’histoire de l’humanité. L’histoire de la magie même. Ah! ah! ah!»

Le petit groupe tremblait d’effroi tandis que l’affreux rire de Frais Divers faisait vibrer les parois de la cave.

Comment allaient-ils pouvoir se sortir d’un tel guêpier? Dire que tante Amédée et l’oncle César les croyaient partis chercher leurs bicyclettes sur le parvis de l’église. Ils devaient être morts d’inquiétude à l’heure qu’il est.

Adonis Frais Divers jubilait comme un fou.

Et, au moment où les jeunes gens s’y attendaient le moins, il se saisit du calice, récita une longue litanie en l’élevant dans les airs, et, tout d’un coup, le petit groupe fut miniaturisé à son tour. Le bòkor,insensible à leurs cris de détresse, les prit un à un pour les jeter dans l’une des grandes bouteilles où se trouvaient les bandes à pied, habillés de costumes multicolores.


5

Son forfait accompli, Frais Divers rit encore longtemps en se tapant la poitrine de ses deux mains. Il se sentait fort et tout-puissant. Les jeunes gens, les yeux agrandis par l’effroi, le virent allumer une bougie puis quitter la pièce, suivi de Léonidas son fidèle lieutenant, en refermant la porte à double tour derrière lui.

Tout de suite après son départ, les mardis-gras se précipitèrent sur les nouveaux venus, les entourèrent et posèrent dix mille questions à la fois. Ils voulaient tous savoir comment et pourquoi ils avaient atterris en ces lieux étroits et surtout ils se demandaient s’il y avait encore pour eux une porte de sortie, une planche de salut.

Ils tombèrent des nues quand les enfants tentèrent de leur expliquer comment Frais Divers avait réussi son tour de force. Jamais, au grand jamais ils n’avaient écouté une histoire aussi ahurissante. Maintenant, ils craignaient tous d’y laisser leur peau se doutant fort que Frais Divers ait le plein contrôle de ses propres pouvoirs.

«Il faut sortir d’ici au plus vite!» décida le roi du carnaval, sans trop savoir comment.

– Facile à dire, répondit Wally en touchant les parois lisses du verre. Il leva aussi la tête pour évaluer la distance qui les séparait du goulot plutôt étroit de la bouteille qui, elle-même, était tout en rondeur.

– Difficile de sortir d’ici, remarqua Caro, en suivant le regard de son frère.

– Ah! Mademoiselle la romancière semble à court d’idées, la taquina Wally.

– J’avoue que je me sens quelque peu dépassée, mais je pense que d’ici quelques minutes, je serai en mesure de trouver quelque chose. J’espère encore avoir des idées claires à ce moment-là, car il fait une chaleur insupportable ici.

– Tu as raison, soupira Flora. Ce vieux rat de Frais Divers est capable de nous laisser crever de chaleur rien que pour nous contraindre à reconnaître sa force.

Tout à coup, en écoutant les derniers mots de sa cousine une idée vint à Caro:

«Tu as dit crever, Flora. Mais, Frais Divers n’a absolument aucun intérêt à nous laisser mourir dans l’immédiat. Du moins, pas avant de nous avoir transportés à Carnaville, la ville voisine, sans quoi il va louper totalement son effet…»

– Je ne vois pas très bien où tu veux en venir, avoua son frère, perplexe.

– C’est simple, il doit bien nourrir tout ce beau monde afin qu’il ne meurt pas d’inanition. Ce qu’il veut pour son compère, c’est un carnaval bien vivant, non point un défilé de moribonds. Et, pour cela, il faut bien qu’il revienne, avant demain, nous alimenter…

Wally comprit enfin son idée et interpella tout de suite le roi du carnaval afin qu’il lui confirme le fait.

«Bien sûr, répondit celui-ci, il nous avait apporter de l’eau et des vivres, hier à pareille heure!»

– Comment avait-il organisé la distribution des vivres? s’enquit encore Wally.

– Par une corde, disons une grosse ficelle, car c’est notre petitesse qui crée cette illusion de corde, au bout de laquelle il a accroché un hameçon. Grâce à ce procédé, il peut faire descendre le pain et les bouteilles d’eau.

– Voilà! je crois que j’ai trouvé la manière de nous tirer d’ici! s’écria soudain Carole.

Et tous s’agglutinèrent autour de l’apprentie sorcière afin de développer une tactique qui leur permettra de quitter le plus vite possible ces lieux maudits, et sauver la ville de la faillite.

* * *

Quelque deux heures plus tard, des bruits de pas lourds se firent entendre dans l’escalier qui, le pauvre, gémissait sous la charge.

Adonis Frais Divers était venu ravitailler sa troupe de mardi-gras. Comme l’avait si bien expliqué le roi, il refit son petit manège en faisant glisser la nourriture au bout de la corde.

Les prisonniers firent semblant de rien, ils prirent leur ration avec le même enthousiasme que la veille pour ne pas éveiller les soupçons de leur geôlier. Mais au moment où celui-ci allait retirer la corde, la troupe folklorique de la ville entama son spectacle de danse, exaltée par la musique envoûtante des tambourineurs et des musiciens de raras. Puis, les tresseurs de rubans, les lanceurs de cordes, les tigres, les Juifs errants rentrèrent en scène.

Le sorcier, fasciné par tous ces coloris et ce spectacle d’une beauté à vous couper le souffle, ouvrit les yeux de surprise en soulevant levant la bouteille pour mieux jouir du spectacle. Les filles superbes dans leurs costumes de reines firent à leur tour leur entrée suivis des acrobates, des grosses têtes, des jambes de bois, des Charles-Oscar, des diablotins, des indiens, des arabes.

Monsieur Frais Divers était au comble de la joie. Enfermé toujours dans sa colère et dans ses ressentiments, il avait toujours refusé de participer au carnaval qui était, à son avis, une fête de la joie. Très peu pour lui qui cultivait, à outrance, la mauvaise humeur. Les jours gras, il se terrait dans son antre lugubre, ruminait des idées noires et échafaudait des plans pour nuire à son prochain. Il se rendait compte aujourd’hui que, dehors, la fête était belle et haute en couleurs. Il était fier, le spectacle de ce soir lui était dédié à lui tout seul. Il s’en amusa jusqu’à ce que, fatigués, les artistes s’arrêtèrent.

Au même moment, la fête repris de plus belle dans la bouteille voisine et puis vint le tour du troisième et du quatrième bocal. Frais Divers, totalement sous le charme, ne put que les suivre des yeux avec un engouement et un enthousiasme toujours croissant.

Et quand la dernière troupe termina son spectacle, il se mit à applaudir à tout rompre, ses yeux rouges et globuleux lui sortant presque de la tête. Il se disait que son compère le bòkor de la ville voisine allait doubler la mise en assistant à de si belles représentations. Et il s’en alla dormir après avoir allumé une nouvelle bougie. Il calculait déjà l’argent qu’un tel joyau allait lui rapporter, oubliant totalement la corde dans le bocal où se trouvaient nos intrépides vacanciers.

6

Il eut à peine tourné le dos que le plan échafaudé par Wally, Caro et Flora fut mis à exécution.

La corde pendait et dépassait de peu le goulot de la bouteille.

Wally, pour la énième fois, répéta à Pablo ce qu’on attendait de lui.

«…Tu as bien compris Pablo? Il y a une grande pyramide humaine qui va être formée par les acrobates et les danseurs de la troupe folklorique. Toi, tu vas escalader cette pyramide et essayer le plus que possible de retrouver les réflexes de tes ancêtres qui, eux, vivaient en pleine jungle et te propulser jusqu’à atteindre l’hameçon. N’aie aucune crainte de te casser le cou, la corde est retenue à l’étagère par un clou, elle tiendra bon. Grâce à tes muscles et ton agilité de macaque, tu grimperas le long de la corde. Tu es le seul capable de passer par cet étroit goulot d’ailleurs, car plus petit que tous. Puis, dès que tu seras à l’extérieur, tu t’arrangeras pour faire chavirer la bouteille…»

À ces mots, Pablo poussa un grognement sourd et se couvrit le visage de ses mains.

«…T’en fais pas mon vieux! Nous allons très certainement nous écraser contre le sol, mais nous sommes assez petits pour nous en tirer sans grands dommages. D’ailleurs, nous n’avons pas le choix. Dès que nous serons libres nous nous occuperons du reste! Allez, bonne chance mon vieux! et ne te romps surtout pas le cou, on a besoin de toi.»

Ce qui fut dit fut fait.

Pablo escalada la tour humaine, arriva tout au sommet et se propulsa de toutes ses forces vers l’hameçon.

Les prisonniers retinrent leur souffle.

Pablo échoua et tomba dans les bras de la foule rassemblée, juste au-dessous de lui, à cet effet.

Sans se décourager, il répéta l’opération deux fois de suite. La réussite ne vint qu’après le troisième essai.

Il s’agrippa de toute son énergie à l’hameçon pour ne pas avoir à recommencer de nouveau, car ses forces s’épuisaient à vu d’œil. L’air qui se raréfiait de plus en plus dans la bouteille en était, très certainement, le grand responsable.

La pyramide humaine aussi, de son côté, s’essoufflait et ne mettrait pas longtemps à s’écrouler entraînant dans sa chute le seul espoir pour la ville d’échapper aux maléfices de Frais Divers.

Se balançant au bout de l’hameçon, Pablo reprit sa respiration. La foule attendit la suite sur des charbons ardents.

Eh bien! cette fois fut la bonne.

Pablo réussit à grimper le long de la corde, se faufila à travers le col étroit de la bouteille et atteignit la sortie sous les vivats de la foule.

La suite fut, pour lui, un véritable jeu d’enfant. Il trouva un morceau de corde beaucoup plus long dont il attacha une extrémité au col de la bouteille puis, l’autre extrémité, il la glissa dans la bouteille qui se trouvait à l’étage au-dessous. Les autres comprirent immédiatement la stratégie et se mirent à tirer. Il ne fallut pas longtemps pour que la bouteille d’en haut ne s’écrasât contre le sol, libérant ainsi le premier groupe dans un bruit infernal d’éclats et de bris de verre.

Puis, la foule fraîchement libérée s’occupa des autres bouteilles en leur réservant le même sort que la leur, les poussant toutes dans le vide, sous les applaudissements de Pablo et de sa majesté le roi du carnaval. Ce dernier ne leva pas le petit doigt pour aider quiconque. Il était un homme bien trop important pour cela.

Les prisonniers étaient en train de crier victoire quand soudain, un bruit de pas précipité se fit entendre dans l’escalier. Évidemment, tout ce vacarme avait fini par réveiller quelqu’un.

«Tous, au manche à balai de Léonidas!» cria Caro, lui seul peut nous défendre contre les vautours.

Comme des fourmis ils se ruèrent sur le manche à balai qu’ils soulevèrent et pointèrent en direction de la porte.

«Le premier venu, le premier servi!» décréta Wally, en prenant le commandement de la troupe.

La porte s’ouvrit avec fracas sur Léonidas, visiblement inquiet, vêtu d’une chemisette et d’un short blanc à pois bleus.

«À l’attaque!» hurla Wally, voulant profiter de la surprise de l’ennemi.

En effet, figé de saisissement Léonidas les fixait d’un regard où se mêlaient la consternation et l’admiration. Quand, enfin, il se rendit compte du réel danger qui le menaçait, il tenta de rebrousser chemin. Mais, trop tard! La pointe de la lance magique lui piquait déjà le derrière.

Un long hurlement se fit entendre dans la nuit.

Léonidas, frappé par une trop forte décharge électrique, s’effondra et roula dans l’escalier manquant de se fracasser le crâne, puis s’immobilisa en poussant des gémissements de douleur.

«Ligotons-le avant qu’il ne reprenne ses esprits!» proposa Carole.

Et en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, Léonidas était ficelé comme un saucisson et cloué au sol.

Encore des pas dans l’escalier. Cette fois, sans aucun doute, c’était Adonis Frais Divers.

«Nous allons lui régler son compte!» pensèrent les nouveaux libres, en se préparant de nouveau à l’attaque.

Non, ce n’était pas Frais Divers mais Fanfaron, le chien de Flora, qui les avait enfin retrouvés.

À la vue de ces drôles de lutins, il gronda furieusement et se mit à aboyer jusqu’à ce qu’il eut reconnu Flora. Il se précipita vers elle et d’un coup de langue de joie il la renversa sur le sol. Ce qui fit s’esclaffer tout le monde.

Fanfaron était bien heureux d’avoir pu retrouver sa petite maîtresse, mais cela ne fut pas suffisant pour le faire oublier les facéties de Pablo.

Quand il remarqua la petitesse de celui-ci et qu’il le sentit bien incapable de lui balancer quoi que ce soit à la figure, il décida de se venger de lui. D’une seule morsure, il lui réglerait tout de suite son compte.

Il fit face à Pablo et lui montra ses crocs, prêt à bondir. Le petit singe, conscient de sa faiblesse, se forma un bouclier de ses bras, la tête rentrée dans ses épaules en poussant de petits cris plaintifs.

La gueule du chien s’ouvrait déjà dangereusement pour frapper quand la foule, qui devait tant à Pablo, s’arma du manche à balai magique et éperonna le chien dans les côtes.

La décharge électrique laissa Fanfaron surpris, les yeux exorbités. Visiblement, il ne comprenait pas ce qui se passait. Le singe était bien là, en face de lui les mains vides de toute arme; pourtant, celui-ci avait réussi à l’ébranler de la sorte.

Il resta un instant raide comme un mort, une fumée noirâtre sortant de ses oreilles. Puis, il tomba sur le côté, complètement sonné, en se promettant de ne jamais plus tenter de s’en prendre à ce diable de singe.

À la tête qu’il fit en s’écroulant, il provoqua l’hilarité générale, et Flora, riant toujours, vint lui caresser le museau. Cette gentille marque d’affection lui fit énormément plaisir et le rassura sur les sentiments que lui portait la jeune fille. Au fond, c’était seulement la jalousie qui le poussait à vouloir faire du mal au macaque. Depuis l’arrivée de celui-ci chez les Barolette, il se sentait si négligé.

7

Quand Léonidas revint à lui, quelques minutes plus tard, il fut surpris de constater son incapacité à pouvoir bouger.

Il ouvrit lentement les yeux, comme s’il s’éveillait d’un long cauchemar. Ce qu’il vit le persuada d’être toujours en train de rêver. Ses paupières se refermaient quand il ressentit des centaines de petites piqûres dans tout son corps.

Alors, ce n’était pas un rêve, il avait bien vu ces petits lutins armés de cure-dents sur son ventre, ses bras, ses jambes, son visage. Et il poussa un long cri de détresse.

«Il est bien vivant!» s’écria Wally qui en doutait, constatant l’inertie totale de l’individu.

– Réglons-lui son compte! proposa le roi du carnaval.

Et tous se mirent à piquer le nain de nouveau jusqu’à ce que celui-ci demande grâce.

Alors, Caro, armée d’une aiguille trouvée par terre, se hissa jusque sur le nez du nain et arrivé tout au sommet, elle lui infligea une nouvelle piqûre qui provoqua chez celui-ci des contorsions de douleur.

Elle lui tint ce discours:

«Léonidas, je sais que tu n’es pas méchant, pourquoi es-tu au service de ce diable d’homme qu’est Adonis Frais Divers? Tu es très malheureux, je l’ai lu dans tes yeux. De plus, ce monsieur ne t’aime pas, au contraire, il te parle durement et te maintient en état d’esclavage. Je suis sûre que tu ne sais ni lire ni écrire…»

Au grand étonnement de tous, au lieu de réagir violemment à ces critiques, le nain eut les larmes aux yeux.

Il demanda, la tristesse plein la voix:

«Comment avez-vous deviné mon chagrin? Êtes-vous magicienne?»

– Votre détresse est visible à l’œil nu. Il faut vous défaire de l’emprise de ce mauvais génie sans quoi vous allez être détesté autant que lui et finir vos jours dans la solitude la plus affreuse.

– Mais, voyons! je n’ai pas le choix! Je suis orphelin de père et de mère et, dès mon plus jeune âge, Adonis m’a recueilli chez lui et il a été le seul à s’occuper de moi.

– Drôle de façon de s’occuper de quelqu’un, en le faisant servir de domestique!

– Réveille-toi Léonidas, s’indigna Flora, cet homme est en train de t’exploiter. D’ailleurs, c’est la raison pour laquelle il ne tient pas à ce que tu saches lire et écrire. La vraie prison, c’est l’analphabétisme.

– Mais, si je pars d’ici, qui voudra bien d’un nain aussi laid que moi?

– Pourvu que tu aies bon cœur, renchérit Wally, tu trouveras plein de gens à vouloir t’accueillir.

Une soudaine lueur d’espoir éclaira le visage de Léonidas. Puis, celle-ci s’éteignit aussitôt.

«Adonis ne me laissera jamais partir! murmura-t-il d’un air accablé. Bon! je me résigne! À chacun sa vie! Au moins, Adonis me donne le gîte et le couvert. Il prend soin de moi, quoi, il m’est utile!»

– En quoi t’est-il utile? questionna Caro.

– Il a découvert que je souffrais d’une très grave maladie des poumons et il m’a concocté une mixture qu’il me fait avaler chaque soir. Celle-ci, je vous assure, me soulage de mon mal. Ah! que je suis bête! Il a totalement oublié de me la donner aujourd’hui. C’est la raison pour laquelle je me sens si mal.

– Si mal, dis-tu? Comment cela? Explique-toi!

– Oui, c’est comme si je pouvais réfléchir tout seul, et je vous assure que cela est très douloureux, pénible même. Cela fait si longtemps que je n’avais fait travailler mes méninges. Aïe, aïe, aïe! quelle douleur! Vite, passez-moi ma mixture que je l’avale.

Caro se tournait pour ordonner qu’on lui apportât sa potion magique quand intervint un roi rara qui se tenait juste à côté d’elle.

Le major jonc, dit roi rara, majestueux dans son bel habit pailleté, lui déconseilla une telle démarche.

«J’ai goûté à cette potion tout à l’heure, poussé par ma gourmandise. J’avais si soif d’autre chose que de cette eau vaseuse que nous servait cette crapule. Eh bien! ce breuvage n’est autre qu’une dangereuse mixture servant à zombifier les gens. Croyez-moi, je m’y connais. Si Léonidas boit une seule goutte de ce philtre, il ne jurera que par Adonis.»

– Ah! tu as entendu Léonidas, soupira Caro, en se tournant vers le nain, c’est par cette potion qu’Adonis te tient prisonnier.

Léonidas entrevit soudain l’ampleur de la catastrophe. Enfin, il comprenait la raison pour laquelle il acceptait tout de son maître sans jamais émettre de protestations.

«Sauvez-moi, hurla-t-il subitement, je ne veux plus rester une minute de plus dans cette maison. Sauvez-moi, sauvez-moi!»

Chutttttttttttttttt ! lui ordonna Wally, qui était resté silencieux depuis plusieurs minutes. Nous allons te sortir de là, mon vieux. Mais avant, il faut bien que l’on trouve, nous aussi, le moyen de fuir ce monstre. Petits comme on est, on risque de se faire marcher dessus si l’on met le nez dehors. Ce qu’il nous faudrait dans l’immédiat c’est la formule magique qui nous permettra de reprendre notre vraie taille. Je suis sûr que tu connais l’endroit où Adonis l’a cachée.

– Ah, oui! Ah, oui! je sais… je sais là où il l’a dissimulée, je connais toutes ses cachettes. À ce sujet, il se soucie peu de moi puisqu’il a tout fait pour que je ne sache ni lire ni écrire.

– Oui, mon vieux, c’est là l’avantage de te laisser dans l’ignorance. Bon! pourrais-tu nous faire avoir ce document, s’il te plaît?

– Bien sûr, bien sûr… tout ce que vous voudrez, pourvu que vous me sortiez d’ici.

– Nous allons te sortir de là, vieux, ne t’en fais pas. Je vais demander que l’on te détache. Surtout ne fais pas l’idiot, sans quoi nous te forcerons à avaler ta potion, compris!

– Non, non, pas ça! ne faites surtout pas… surtout pas ça! Ayez confiance en moi, je ne suis pas un mauvais gars. Si j’ai fait des choses méchantes, que Dieu me pardonne, c’était sous l’influence de ce mauvais génie d’Adonis Frais Divers.

– Très content de te l’entendre dire, Léonidas, triompha Wally, d’un air satisfait. Et il ordonna la libération du nain.

– Mais, écoute Wally que pouvons-nous sans le calice? demanda brusquement Caro, on aura beau réciter les incantations qu’il ne se produira rien.

– La demoiselle a raison, acquiesça le nain en massant ses poignets endoloris, sans le calice pas de tour de magie. Je vais vous conduire jusqu’au calice. J’ai repris mon petit bon ange…

– Votre petit bon ange? c’est quoi ce charabia? s’étonna Flora.

– Cela veut dire que j’ai repris le contrôle de mes pensées annihilées par la faute du bòkor Adonis Frais Divers. Maintenant, je suis prêt à vous livrer tous ses secrets afin de me venger de lui. Suivez-moi! je vous conduis jusqu’à sa chambre. Quand ce gros tas de lard dort, il ronfle plus fort que le moteur d’un bateau. Le ciel lui tomberait sur la tête qu’il ne le sentirait même pas.

– Prenez les cordes, suggéra Flora, nous en aurons très certainement besoin.

– Flora, l’interpella Carole, je crois qu’il sera bon d’envoyer Fanfaron chercher du renfort. Peut-être qu’il faudrait écrire un petit mot à tes parents et le leur faire porter par ton gentil toutou. Ainsi, si l’affaire se gâte, ils auront été prévenus et viendraient nous chercher avec les gendarmes.

– Bien dit, Caro! Je vais leur écrire de ce pas. Aurais-tu de quoi le faire?

– Et comment! une romancière sans plume et sans papier n’en est pas une.

– Mais, c’est minuscule, constata-t-elle quand elle les eut en mains, mes parents n’y verront rien du tout!

– Je crois tes parents assez futés pour comprendre, tout de suite, qu’il faille se servir d’une loupe.

– Tu as raison! brillante comme elle est, maman trouvera vite une solution.

Flora écrivit son SOS, puis accrocha le billet au collier de Fanfaron.

«Allez, mon chien, va, va apporter ceci à la maison et ramène-nous des secours! Nous en avons grand besoin!»

Fanfaron aboya par deux fois comme pour prouver qu’il avait bien compris et était prêt à mener à bien sa mission.

Et il partit comme une flèche.

8

Quand la troupe arriva dans la chambre d’Adonis Frais Divers, celui-ci ronflait fort et semblait n’avoir rien entendu du vacarme qui avait pourtant secoué sa maison. Il tenait fermement le calice de sa main droite et souriait béatement.

Le sorcier, même endormi, demeurait dangereux. Et le groupe, ayant à sa tête Léonidas, fit le moins de bruit possible afin de ne pas réveiller le dormeur.

Comme des bataillons de fourmis, les apprentis soldats grimpèrent sur le lit en rangs serrés et commencèrent leur travail de ficelage. Quand la victime fut bien arrimée et rivée à son sommier, Léonidas se saisit d’une grande poêle qui se trouvait accrochée au mur et la lui fracassa sur le crâne.

«Donggggggggg!!!»

Frais Divers se réveilla en sursaut. Il ne comprit pas tout de suite ce qui se passait et hurla quand il vit Léonidas élever une énorme poêle dans les airs. Une bosse s’était déjà formée sur son front, haute comme le morne La selle.

«Non, pas ça, Léonidas! Mais, qu’est-ce qui se passe, je rêve ou quoi? Il y a insurrection dans ma propre maison!» cria-t-il, totalement abasourdi.

Sourd à ces cris, Léonidas lui abattit de nouveau la poêle sur la face en disant:

«Le premier, c’était pour le défilé carnavalesque et ces pauvres enfants innocents. Et le deuxième, c’est pour moi et la vie de misère que tu m’as fait endurer pour rien, en me zombifiant presque.»

– Ahhhhhhhh!!!! au secours, au secours, n’en finissait pas de hurler le bòkor.

Brusquement, il sentit que quelqu’un lui arrachait le calice.

«Non, non pas ça, il est à moi ce calice, cela fait des années que je le convoite. Oh, non pas ça! Ahhhhhhh!!!!!» pleurnicha-t-il encore.

C’est à ce moment que Wally, Caro, Flora, le roi rara, le roi et la reine du carnaval lui grimpèrent sur le visage armés de leurs cure-dents.

Ils se disposèrent en cercle autour de ses yeux globuleux. Le sorcier dû tourner ceux-ci dans tous les sens pour les voir tous. Il avait si peur qu’ils lui fassent du mal, se vengeant ainsi de sa méchanceté.

Pendant ce temps, Léonidas profita de la confusion de son maître pour ouvrir le dernier tiroir de sa commode. Il en tira un énorme livre où Frais Divers consignait toutes ses formules magiques.

«Le voilà! jubila-t-il en brandissant le volumineux bouquin. À nous la victoire!»

Le roi rara qui avait pris le calice des mains du sorcier, courut la remettre à Léonidas.

Et, tandis que Pablo s’amusait à lui pomper dessus, Léonidas prononça la formule magique, éleva le calice dans les airs et Adonis Frais Divers se miniaturisa à la vitesse de l’éclair, sous les chaleureux applaudissements de la foule.

Le sorcier, maintenant de la même taille que tout le monde, se sentit extrêmement vulnérable. Il se mit à courir, suivi par la bande de rara qui ne le lâcha pas d’une semelle jusqu’à ce que, le souffle court et les tempes prêtes à éclater, il demandât grâce.

Alors, Léonidas tira d’une armoire une petite cage grillagée qui s’avéra être une ratière et l’on y enferma Frais Divers comme un vulgaire rongeur.

À ce moment précis, débarquèrent dans la maison, Fanfaron, M. et Mme Barolette, la boulangère, Mme Précieuse Oxygène, M. Andréïs, le responsable des pompes funèbres, et les gendarmes.

Ceux-ci tombèrent des nues quand, grâce à Fanfaron, qui s’était mis à lécher Flora, ils purent découvrir les disparus de Jacmel.

Madame Oxygène, de saisissement, manqua d’air et tomba évanouie en imaginant, cinq secondes, que tous ces petits êtres auraient pu lui grimper dessus.

Fanfaron, fier d’avoir accompli sa mission, ne cessait d’aboyer joyeusement.

La foule en liesse porta Léonidas en triomphe, sous le regard ahuri des nouveaux venus, comme pour dire à celui-ci qu’il était, désormais, le bienvenu chez tous les habitants de la ville.

Tandis que les gendarmes emportaient Adonis Frais Divers enfermé dans sa cage à rats, les Barolette faisaient la fête. Ils étaient si heureux d’avoir pu retrouver les enfants et le carnaval tout entier.

9

Le lendemain matin, il était dix heures quand la ville entière se réunit à l’avenue Baranquilla afin que Léonidas, sous les roulements de tambours, ressuscite le carnaval de Jacmel. La nouvelle de ce sortilège s’était répandue comme une traînée de poudre, et la cité était pleine à craquer. Les touristes affluaient de partout attirés par l’événement dont l’écho avait déjà fait le tour du monde, faisant de Jacmel la prochaine destination touristique de centaines de milliers de personnes.

La fanfare du Lycée Alcibiade Pommayrac entonna des airs, de fêtes tandis que les enfants se massaient autour de l’estrade érigée pour l’événement, espérant apercevoir ces êtres miniaturisés avec lesquels ils au raient tant adoré pouvoir jouer.

À midi sonnant, la mairesse prit la parole pour faire l’éloge de nos jeunes héros qui avaient pu contrecarrer le sortilège du sorcier Adonis Frais Divers et annonça l’arrivée de Léonidas. Celui-ci fit une entrée triomphale, tout propre dans son beau costume blanc.

Un roulement de tambour résonna dans les airs et l’on enleva les rideaux qui soustrayaient les miniatures aux regards des curieux.

La surprise fut grande et l’émerveillement total. Au fait, Adonis Frais Divers était vraiment un grand sorcier pour avoir réussi ce tour de force.

Quand Dadas, armé du calice, commença à réciter la formule magique, l’assistance entière retint son souffle.

Et, tout d’un coup:

Le carnaval fut restitué et tout le monde se mit à danser au son des vaksin et des tambours sous une pluie de confettis de serpentins.

Le Père Labidou se signa par trois fois, heureux d’avoir pu enfin récupérer le calice du bon Dieu.

Jacmel était sauvée!

16 janvier 2002


Sortilèges au carnaval de Jacmel a été publié pour la première fois en Haïti, 2002, avec une illustration de couverture de l’auteur (Port-au-Prince, Presses de l’Imprimeur II).

© 2002 Margaret Papillon

© 2002 Margaret Papillon et Île en île pour l’enregistrement audio (8:00 minutes)
Enregistré à Port-au-Prince le 23 octobre 2002


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mis en ligne : 23 novembre 2002 ; mis à jour : 27 décembre 2020