Sonny Rupaire, La littérature est-elle nécessairement engagée ?

Entre nous soit dit, car c’est bien entre nous, chez nous et pour nous Guadeloupéens, créateurs en littérature, que sera dit ce petit essai personnel. N’y décelez nulle forfanterie effrontée.

Arrondir les angles ? Les tracer droits ? Sangler les sangles de sa rage, de sa joie, à s’en étrangler, plutôt que sangloter sans retenue, engager un esclandre ou, franchement rendre hommage, même à un ennemi ?

La façon, à mon sens, de s’en tirer, n’est pas du tout fonction du son amer ou doux, ou d’où (Outre-Mer ou chez nous), dont nous usons pour poser cette agreste question.

D’emblée, au risque du reste, de blesser d’aucuns qui vont d’un amble paisible, il me semble que le problème réside dans le sens qu’a choisi- avec sa sensibilité et aussi sa praxis – celui-ci qui s’élance dans l’azur si peu sûr de la littérature.

Le problème réside dans le sens qu’a choisi celui-ci qui s’élance dans l’azur si peu sûr de la littérature.

À moins de se complaire en évasives divagations. Mais, même là, il nous échoit d’y discerner s’il y a choix ou pas choix. Toute recherche ou création vise un objectif : soit soi soit l’autre.

Délire onirique poétique, reportage véridique, colportage-papotages, composition classique, moderniste ou travail didactique, je ne saurais taire, qu’à mon avis, l’œuvre littéraire n’est point innocente. Et son auteur, quelle que soit sa notoriété, ne pourrait – sinon de manière téméraire – s’éterniser à prétendre que, peu ou prou, il ne soit tenté à quelque instant de se trouver tantôt côté poupe ou côté proue.

Toute recherche ou création vise un objectif : soit soi, soit l’autre.

Mais, si pour viser, l’acuité de vision s’avère d’importance, en vérité, notre angle de visée en revêt tout autant.

Quel que soit l’objectif, il est impératif d’avoir un angle pour observer, objecter, approuver ou se réserver.

Stricte maîtrise géométrique. Mais parfois s’y mettent les tripes. En sciences comme en arts, l’omniscient c’est le regard : intérieur ou extérieur.

Le regard ? L’objectif ? Au bout du compte – et cela mérite égard – c’est affaire de point de vue. Aussi, tous, autant que nous sommes, dans le domaine de la culture, (dite, écrite, picturale, gestuelle, agricole même), agrippés à nos songes, nos corps, notre sol, nous sommes des hommes et des femmes de parti-pris. Nous sommes engagés, « jan gagé ». Enragés, rangés, soulagés, « ka kalanjé », mais gens engagés !

L’angle, qu’on le dise arrondi, plat, droit, aigu, obtus – mort même, hélas – demeure un angle. Prospecter le terrain sous cet aspect préconise qu’on dise, quelque secteur de culture qui nous puisse préoccuper, impose que – queue pour tête – produire en ce pays (paysan, peintre, poète, romancier, prêtre, ou autre conteur), même précocement, pour une immensité – sans citer d’îles d’ailleurs – puisque archipel nous sommes – ne se corse pas sous angles et par arts abstraits.

Illustration pour le recueil de Cette igname brisée qu'est ma terre natale / Gran parad ti kou baton paru aux Éditions Caribéennes. © 1982, utilisée avec permission

Illustration pour le recueil de Cette igname brisée qu’est ma terre natale / Gran parad ti kou baton paru aux Éditions Caribéennes.
© 1982, utilisée avec permission

Problèmes noir, blanc, chromatique ou blême, il y en a toujours un. Quand bien même certains par anachronisme, s’accrocheraient à le nier.

Toute création est émanation de réflexion consciente ou inconsciente.

Réflexion-exhibition-génuflexion ? Réflexion plus complexe : introspection-érection-libération ?… Indirecte, consciente ou rectiligne : il y a ligne, réflexion et position en production littéraire. Sur quelles questions ? Les cancans profusés [sic.] à l’encan, à propos de qui, quoi, comment, quand, pourquoi, et patati et patata ? Les élaborations moins rieuses, plus laborieuses, de têtus qui refusent de se taire et, foin de toute confusion, tentent de faire la lumière sur l’illusoire – mais noire – réalité de notre terroir ? « Tout est dans tout », prophétisent les uns, par pur truisme : îliens ilotes (mais lettrés) qui, en sandales et sans dentelles, s’attellent, tête baissée à la cavale de l’Attila occidental, rapace, brutal. Lequel ne laisse quiconque relever « kabèch » après son passage ravageur.

« Tout n’est pas réglé du tout ». « Tousa pòkò sa », doutent d’autres qui se sont frottés, crottés, précipités, autre part, ou dans la même réalité pourtant que les précités.

Là se pose le problème entre le soumis, domestique mystique qui masque calme reniant son âme, et l’insurgé, surgissant souvent sans projet clair mais agitant – nul vent apparent – d’étranges oriflammes qui proclament qu’il est ici certains carêmes aussi tourmentés que des hivernages.

« Touloulou touvé tou a’y tou fèt ? »  « Pyèt a’y menm ka foué’y? »

Le touloulou a-t-il trouvé tout fait son trou ? A-t-il dû oser lui-même le creuser ? Troublante, semble-t-elle, telle qu’elle est faite, la référence au touloulou. L’un pour l’heure aurait l’air l’heur de ne pas œuvrer à creuser son trou en usant de ses pinces. L’autre, obstiné, aurait l’obscure augure (ou précaution) de se crever à forer de lui-même, « mòdan douvan », l’orifice qui lui ferait office d’abri, au risque de se briser ses frêles « pyèt ».

Pour exotique qu’elle paraisse (paresse ou audace), elle n’en est pas moins exhaustive. La paresse crasse, la cocagne intellectuelle sont réellement ou bien signes d’absence de racines, certitude de médiocrité ou critères de choix, d’un angle de vue délibéré de ceux qui n’ont conçu le salut et la liberté de leur cerveau que dans une éternelle et vile servilité.

La quête-combat, quasi-quotidienne, à laquelle tiennent et s’adonnent ceux (jeunes ou qui le sont moins) qui aspirent à extirper de leurs tripes, cœur et tête, ce qui fait d’eux des différents. Cette quête-là inquiète les touloulou louvoyeurs, filous sans trou, qui questionnent : « Qui êtes-vous, vous ? ».

J’essaie, et c’est dur, d’être de ceux qui, sur cette île, ne se sentent pas en exil, et se veulent virilement producteurs en littérature, s’auscultant et scrutant autour d’eux la nature humaine, végétale, minérale. Nous la voyons parfois avec des yeux différents, mais un même regard et une semblable certitude. Sous le même angle, disons-nous.

La part des choses, il faut la faire. Et, bien plus qu’hier, c’est notre affaire.

Amusons-nous. Assommons-nous même, si la solution à la question nous astreint à cet extrême. Sommes-nous, en somme, des hommes-touloulou-« agoulou », louchant à tous les coups vers le trou d’autrui, pinces avides et vides ?

En somme, sommes-nous, passant outre l’imagerie – ridicule et grotesque prétexte peut-être – des hommes-touloulou, assez fous pour nous fourvoyer, au point de faire de notre terre ferme une autre terre simagrée, avec nous, immigrés sur notre propre grelot d’îlots ?

Et s’implique la réplique. Sommes-nous créatures incapables en culture de créer hors du créneau ou du culte du « maître » ? Je ne saurais l’admettre. Car, qui a droit, après tout, d’être maître licite ici, si je me mets à métrer au kilomètre de mer près ?

L’horizon n’est pas dérision. Et même s’il semble illusion – tant il recule –, c’est une imprécision définie par les hommes. Je m’y conforme.

La planète Terre n’est plus plate, comme on s’est complu à le dire durant des décennies. Elle est ronde. C’est jugement rendu. Et alors ?

Très terre-à-terre, refaisons référence à notre affaire d’angle.

Ceux qui se sentent et veulent demeurer des êtres veules, emmurés, avec leur point de mire importé, sur leurs quatre pattes de velours ronronnant, se verront, sous angle mort, verts, mûrs, sûrs d’eux : européens. Et, de plus, engagés européens.

Ceux qui vont s’empêtrer dans le très trouble bourbier de « l’Art pour l’Art ». C’est faisable et facile. Si angle il y a dans cette mangrove, c’est l’angle obtus des « zyé koklèch » qui cherchent, mais dont le regard tangue tant et tant qu’il ne sait longtemps s’attarder ou s’attendrir sur un point donné, un poing dressé, une poigne tendue… Ceux qui ne se dispensent pas de penser. Mieux avertis ou moins convertis, se sentiront davantage attirés par la réalité de la sphéricité de la Terre. Et, par respect dû à la science, diront qu’existent des spécificités géographiques, physiques, psychiques, linguistiques… Tout cela décelé à l’aide d’un regard lucide et aigu.

Pourtant, tout de même, sans trop se tracasser l’esprit, dans tous ces cas – ou prise de position, mise en position, à la disposition de, composition avec – il y a bien position. Et ces créateurs sont facteurs, en fonction du point de regard qu’ils ont opté d’adopter pour capter la réalité des choses de chez eux, rouges, roses, blanches ou composites.

Une cause, on peut en causer, mais elle impose combat.

Une cause, on peut en causer. Mais il faut avouer qu’elle impose combat. Même quand on s’en défend, même « an fit é fant » , c’est dur en littérature d’enfanter sans se défendre avec ongles, angles et langue. De parti pris – et tout un chacun l’est –, je vous avoue et voudrais vous prouver que manœuvrer vraiment dans le secteur culturel, sans sectarisme ou ostracisme aucun, implique que l’auteur ait un point de mire. À chaque juge de juger selon sa jauge. En littérature, il y a des ratures et des ratés, des immatures et des enracinés. Si nos racines sont bien enfouies au sein de notre fondamental fonds mental et culturel, agissons à les forcir, afin que surgissent des troncs inélagables [sic.] au bout des rameaux desquels mûrissent des fruits inégalables en saveur. Faisons en sorte que quiconque, d’où qu’il sorte, ne se montre téméraire au point de les vouloir extraire de notre terre, de nos têtes, comme racines cariées. Cette ère si convulsive que nous vivons, ne peut, à mon avis, que conforter nos compatriotes à partir enquêter sur nos acquis, les mettre au jour pour que nous nous en nourrissions, nous, touloulou créateurs de ce jour et, davantage encore, ceux d’après nous.

Des échéances sont là. Ne les laissons pas passer.

Des échéances sont là, nous sommant de « fè son la sonné kon nou konnèt fèy ». À nous, qui ne voulons échouer sur quelque « kay » malencontreux, et qui chantons dans chaque écrit : « Je suis Guadeloupéen », je crie, crédule jusqu’à la crispation : « Ne les laissons pas passer ! ». Aux francocacophonophilistes locaux, « boloko, jako », creux et filandreux : pas de laissez-passer. Mais ces échéances sont là. À saisir séance tenante, pour ceux qui créent et croient Guadeloupéen : en créole, en français, en langage nouveau. Elles sont courtes. Et certains parasites en culture n’hésitent pas déjà à mettre en sépulture nos racines encore peu durcies mais, « asiré sèten », sûres. Comme eux, convaincu qu’en tout conflit il faut qu’un vainqueur inflige une déculottée au vaincu, sans endoctrinement sectaire, ni euphorie ni pessimisme, serrons les rangs. En « jan gagé », engageons-nous dans ce renforcement de nos « poto mitan » que, depuis tant et tant de temps on s’est contenté d’estampiller « exotiques ». Ne laissons pas le temps au temps ! Acceptons la gageure. Je nous crois en âge de nager et de nous engager sans ambages à noircir des pages et des rames d’une écriture d’un bon cru. Et sans sanglots ni violons, violons la glose langoureuse qui servit d’amuse-gueule pour touristes allant savourer les salés alizés des îles à l’éternel été. Il faut faire face et non plus se la voiler. Toutes voiles au vent, toutes voix s’élevant pour revendiquer notre identité, mais aussi, ne pas cesser de dénoncer l’iniquité historique, méthodiquement calculée, que fut celle de faire quitter de force leurs foyers à des hordes pléthoriques d’humains, sur les transatlantiques d’alors, sans confort de cabines climatisées, pour les transformer en forçats. « Fò nou di sa fò, mésyé ! »

Avisons. Visons-nous nous-mêmes. Mais visons l’autre aussi !

Pourtant, mettre tous ses œufs dans le seul panier d’un passé – même récent ou pensé et pas pansé –, centrer ses yeux vers cet indécent épisode négrier, c’est indéniablement régresser. Certes, il y eut, il y a déportations, mutilations, mutations non agréés. Et cela se perpétue avec le progrès. Celui qui le sait et se tait, se tue. Pourtant, l’opposition n’impose pas abstention à la proposition. Nous prospecteurs, producteurs en littérature, pouvons être des objecteurs, mais aussi des projecteurs de conscience, en ce petit pays ligaturé (contre nature) au navire d’un continent à la dérive, qui nous voit comme île de villégiature et de rapines.

Cet essai – que je sais, pour certains, trop verbeux et pompeux – n’épuise rien. Puisse-t-il, du moins, nous donner la puissance de sortir du silence et de lancer le message de l’âge au droit à la vraie différence. Du tac au tac, attaquons ! Colonisés, intéressants pour les autres de l’autre bord de l’Atlantique, n’est-ce pas temps pour nous de nous casser la tête – en esthètes s’entend – à seule fin de savoir ce que nous voulons dire quand nous revendiquons d’éradiquer nos tics et nos tiques idéologiques, politiques et que nous proclamons – je le crois avec foi – tous à la fois : « Je suis Guadeloupéen ! ».

N’ayons pas peur des mots. Même si, auparavant, ils nous ont fait du tort, servant de paravent à l’aventure coloniale. « Pawòl pa yenki van. E byen souvan défwa, sé on dézòd ka mété on lòd ».

C’était là mon message. Elégiaque sans doute mais qui, en toute inquiétude, est un présage : « Tansyon a nou ! Ja ka ta ! »

Avisons. Visons-nous nous-mêmes. Mais visons l’autre aussi !


Cet essai de Sonny Rupaire, « La littérature est-elle nécessairement engagée ? », a été publié pour la première fois de façon posthume dans Le NewsMagazine Gwadloupéyen 1 (mars 1994): pages 22-24. Les illustrations du recueil sont de Franck, Frédéric et Nathalie Dèglas, Richard Sainsily, Titò è Tiwap, et Tò è Simonn.


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mis en ligne : 28 janvier 2005 ; mis à jour : 21 octobre 2020