Simone Sow, J’ai caressé l’aile de l’ange


(extraits)

     Cesser de ressasser indéfiniment.
     Jusqu'à nouvel ordre, je n'ai rien d'une Jeanne d'Arc, rien d'une mystique ni d'une visionnaire. Au reste, je n'ai rien vu. Rien ni personne. J'ai néanmoins clairement perçu la voix. Dans ses moindres vibrations. Une voix off, ténue, à la fois proche et distanciée. Une sorte de modulation émanant de la substance même de l'air ; sa matière subtile à l'improviste faite mots : « Tu es vraiment originale, ma fille ! À croire que tu cherches à ramasser un rhume ; comme si tu avais besoin de ça, franchement, fatiguée comme tu l'es ! ». Message d'une limpidité confondante, sur lequel mon esprit s'efforce de greffer a posteriori la tonalité adéquate ; la seule plausible. Maintes fois je renouvelle l'exercice ; peine perdue. Malgré mon extrême concentration, la dissonance persiste.
     Sans doute sourirais-tu, en haussant les épaules, de mon extravagance. « Extravagance », c'était ton mot, chaque fois que je transgressais notre code de pudeur. Extravagance, si je te disais, à toi si retenue, si discrète, si secrète « Ce que tu es belle, maman ! » Extravagance, si, en catimini, je glissais sous ta lampe mon pense-bête favori :

J’aime ton nom
de douceur, de rêverie
J’aime ton nom
de chaleur, de fantaisie
j’ai décousu toutes les lettres
elles se sont mises à danser
une sorte de be-bop
1, 2, 3 et hop !
Au bout d’une pirouette
je les ai apostrophées :
« Mais qu’est-ce que ces acrobaties ? »
elles ont ri :
« Regarde un peu comme c’est chouette :
1, 2, 3 hop là !
Amélie devient l’Aimée. »

J’aime ton nom d’éternité.

     Mon extravagance aujourd'hui tombe à plat. L'idée m'angoisse de perdre un jour le souvenir de ta voix. Son timbre, intact encore, dans ma mémoire. Jusqu'à quand ?
* * *
     Depuis combien de temps sommes-nous là, transis de froid ? Jamais nous ne parviendrons à « caresser l'aile de l'ange » comme dit le chef. Les ténors, sur la sellette, pourtant s'y appliquent. Parmi eux, Jaja et Marie-France, au dernier rang, rehaussent de leur solide carrure l'avant-garde frêle que forment le poète, son comparse farinellien et autres chantres énamourés, tel Luc dont la voix un peu théâtrale se détache parfois de l'ensemble. Les basses sollicités à leur tour ont beau y mettre tout leur cœur, le chef n'en finit pas de sermonner : « Attention au moment où vous attaquez... ».
     Je sens la mornitude me gagner. Mornitude, vaste plaine !... Nenni. Le voilà qui sans crier gare se met à gesticuler comme un possédé derrière son orgue. Je n'en crois pas mes yeux ! Grimaces, moues de diva offensée, mimiques d'ogre, feints emportements sur les modes marmonné, parlé, chanté se succèdent, ponctués d'accords tonitruants, de coups de pédale saccadés. Pris au dépourvu, nous cédons peu à peu à l'hilarité. D'aucuns, hissés sur la pointe des pieds, allongent le cou pour mieux jouir du spectacle désopilant, quand brutalement la pantomime s'achève. Campé sur ses deux pieds devant l'instrument dont il semble avoir été éjecté comme par un ressort, il a l'air d'un dompteur. Qu'attendons-nous pour nous concentrer, bon sang ! C'est mou, faux, informe ! Avons-nous décidé de nous payer sa tête ? Autant le dire tout de suite !... Silence de mort. Les rires se figent. Des démentis craintifs montent des pupitres de femmes. Les hommes, eux, protestent avec véhémence. Brusquement, il se radoucit : « Je vous demande d'articuler, de donner du relief aux consonnes, ce n'est pas sorcier. »
     Profitant de l'accalmie, quelqu'un se risque à une question : « Serait-il possible, chef, de respirer après le do bécarre pour éviter de s'asphyxier ? » Ici, on renchérit, là, on opine du bonnet. Le problème est tranché. Derrière moi, une alto s'irrite dans son étole : une loutre, dont le museau, les yeux luisants, à fleur de tête (à peine plus exorbités que ceux de sa propriétaire), sont, en dépit de leur fixité, d'un réalisme saisissant. La dame se tient dans cet atour, sèche comme un coup de trique, inquiète de savoir où respirer. « Chut ! mais chut ! bon sang ! »  Des mains en porte-voix se relaient en écho : « Dans les virgules ! … Dans-les-vir-gu-les ! » L'impatience, l'agitation gagnent. Une soprano argue de notre fatigue. La brèche ouverte fait tache d'huile. Une voix s'enhardit à réclamer la pause. Le chef n'a pas entendu. La rumeur enfle, suppliante. « Oh, oui, la pause ! »
     Bien sûr qu'il y pense, à la pause, mais il aimerait bien que les basses accentuent l'impact sur la triple croche du « Rex » dans le « Rex tremendæ majestatis » à la mesure 354.
     – O.K, chef ! mais là on est complètement K.O.
     Formule imparable. Bénie soit la basse salvatrice ! Enfin, nous rompons.
* * *
     Je me suis installée, pour la forme, légèrement à l'écart du remue-ménage ambiant : babillages, habillages, déshabillages, transit de chewing-gum, pastilles valda, cachous Lajaunie, kiss cool, bonbons au pin des Alpes, au miel de Provence, carrés de chocolat, ballet syncopé de bouteilles d'eau minérale « Juste une goutte. Merci, ça fait du bien ! », de chaussettes se superposant à la hâte sur les collants, d'écharpes se déroulant, s'enroulant, de pulls s'enfilant, se défilant sur le banc comme les mailles qui viennent de se sauver, zut ! des aiguilles de cette alto-tricoteuse, en congé de belle-maternité. Première fois qu'elle sera grand'mère. « Un garçon, oui ! » Les autres se félicitent. Un garçon, c'est tant mieux, la denrée se fait rare. Il n'y a qu'à voir les pupitres mâles « plutôt malingres ! » Elles pouffent de rire. Eliane, la tricoteuse, s'en étrangle. Ses aiguilles, qu'elle n'a pas un instant quittées des yeux, ont rassemblé les mailles fugitives et recommencent à se croiser sur un rythme allegro vivace. D'aucuns cherchent désespérément les pipis-rooms. Il doit bien y en avoir quelque part. Peut-être que du côté de la sacristie...
     Difficile, dans ce brouhaha, de se concentrer, de « caresser l'aile de l'ange » comme dit le chef. C'est à l'Ange deauratus, à l'origine du toponyme « Le Dorat », que constamment il se réfère, bien sûr ! Je ne le réalise que maintenant. Aller dès la fin de la séance repérer l'ange tutélaire, se concilier ses grâces. Compter les lobes du portail. Jeter un oeil au déambulatoire. Mais, dans l'immédiat, résister à la dissipation. Se dépêtrer du quantus tremor est futurus  » terrifiant, expressif ! » et de la phonétique revêche du cuncta stricte discussurus sur lequel ma langue fourche invariablement, réfractaire au futur hypothétique où, selon son bon vouloir, le Juge « viendra pour trancher de tout avec rigueur » quand l'urgence voudrait qu'il tranche sans délai la question revenue, inopinée : « Où es-tu ? ».
     Déglutir, lentement, encore. Ravaler l'expérience si singulière, si furtive, si intime de ce matin. Reprendre plutôt le passage précédent : « Un murmure, à peine, un effleurement, comme si vous entriez sur la pointe des pieds : Requiem æternam dona eis... »
* * *
     Le sacristain a dû allumer des lampes supplémentaires. Notre énergie s'en trouve comme vivifiée ; nos efforts commencent à porter leurs fruits. Pour la première fois, les sopranes sollicitées ont donné le mordant attendu au Salva me déchaînant nos applaudissements spontanés. Le chef est satisfait « Voilà, ça c'était bon ! ». Son imparfait est un peu expéditif pour mon goût, mais lui, donne dans le présent. Un présent exigeant, qui requiert vigilance, expressivité, profondeur, élévation (les choses, selon lui, ne sont pas incompatibles). Par ailleurs, il serait bon que nous ayons à l'esprit l'image d'un bateau spirituel dont les voiles peu à peu se lèvent. Je trouve la métaphore éminemment suggestive, mais sans attendre le bateau, c'est nous qu'il fait lever. Et ses bras moulinent l'air, pour le meilleur, rien que pour le meilleur. « Allez, allez ! maintenant que vous êtes reposés, vous allez pouvoir chanter debout. » Et debout nous chantons, subjugués par sa voix de stentor qui défie les vitraux, les boiseries, la pierre alentour. Et nos voix vibrent à leur tour, ébranlant le tabernacle, le marbre du maître-autel, la grand croix suspendue et le Christ, la Vierge et les bougies votives, le portique, les voûtes millénaires, toute la forêt de pierre où depuis son Cavaillé-Coll, superbe, il se tient.

Ces quatre extraits du roman, J’ai caressé l’aile de l’ange, pages 46-47, 52-55, 56-58 et 58-59.
Ils sont reproduits sur Île en île avec la permission de l’auteure.
Enregistrement le 17 novembre 2005, à Paris, chez et par Mathieu Rosaz

© 2004 Simone Sow © 2006 Simone Sow pour l’enregistrement audio (10:15 minutes).


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mis en ligne : 4 mars 2006 ; mis à jour : 27 décembre 2020