Serge Patient, Rencontre avec Serge Patient (entretien)

photo © Kathleen Gyssels, Cayenne, avril 2002

photo © Kathleen Gyssels,
Cayenne, avril 2002

Serge Patient, parlez-moi de la genèse et de l’heureuse réédition de ce livre, Le Nègre du gouverneur.

J’avais publié ce roman en 1978 et je me rendais compte que mes étudiants et les gens ignoraient que j’avais publié chez l’Harmattan. Comme j’étais adjoint au maire Rimane, à Kourou, parti de droite, j’avais interrompu l’écriture car ce métier me prenait beaucoup de temps. Le livre était épuisé et apparemment il y avait une réelle demande de réédition. Ce sont les éditions Ibis Rouge qui m’ont suggéré de le reprendre, ainsi que, dans le même volume, ma poésie. Ce fut une réelle surprise de me voir attribuer le Prix Carbet en novembre 2001, avec unanimité du jury. J’ai pu comprendre que Glissant l’avait défendu en soulignant que le roman était resté inaperçu au moment de sa sortie en 1978. L’effet du prix est énorme: depuis novembre, 1500 exemplaires ont été vendus.

Votre Chimbo est bien différent de celui que crée Stéphenson.

Les deux n’ont rien à voir. Chez Stéphenson, c’est un «nègre» qui n’a jamais connu l’esclavage. Nous sommes à la période qui a suivi l’abolition de 1848 et qui a plongé la colonie dans un vrai abandon et une réelle détresse. La Guyane, en carence de forces de travail, a alors fait appel à des travailleurs d’Inde, d’Afrique et même de la Chine. Ils sont venus comme des engagés et D’Chimbo fait partie d’eux. Stéphenson hisse ce personnage légendaire au rang d’héros historique; il l’a voulu réhabiliter car il passait pour un violeur et un insoumis incorrigible; il donne à la littérature guyanaise un mythe fondateur. Il fait du mythe un récit historique.

Mon D’Chimbo – et je voulais absolument conserver le nom africain alors que Stéphenson le renomme Kalimbo – vit dans cette époque charnière entre 1793 et 1802, la courte période où l’esclavage a été aboli avant d’être rétabli par Napoléon. Je voulais surtout montrer le paradoxe tragique de ces Noirs qui avaient goutté à la liberté et qui sont réduits à l’asservissement. D’Chimbo est celui qui va choisir la voie de la collaboration. Il sera l’aide de camp de Victor Hugues, ce qui va attiser les jalousies de bien de Blancs Créoles, de Noirs, voire même de marrons. De plus, comme j’ai horreur du mélodrame, je voulais pas vraiment de fin. La fin, c’est que Lady Stanley, la maîtresse anglaise de D’Chimbo, accouchera de leur fils et que D’Chimbo, ayant mis le feu à la plantation des Stanley, la revoit qui accourt avec son fils dans ses bras.

Le lecteur pourtant aurait pu penser qu’il aurait fait un enfant à Virginie?

Non, je voulais faire de Virginie la figure féminine virginale: elle est trop pure, beaucoup trop pure.

Glissant est de treize ans votre aîné. Son écriture vous marque-t-elle?

Énormément. Son concept d’identité rhizomatique est par ailleurs beaucoup plus inspiré de la nature guyanaise, avec ses palétuviers et sa mangrove. J’ai réalisé un film sur l’identité rhizomatique qui s’applique à la réalité multiraciale de la Guyane.

Pourtant, j’ai pu constater que les communautés ne sont pas aussi «mélangées»que ce concept aimerait le faire croire et j’ai été frappée qu’à Kourou, par exemple, autour de cette ville artificielle qui a été implantée, on a opté pour des quartiers où les différents groupes «ethniques» sont séparés. Vous vivez à Kourou et vous avez assisté de près à l’élaboration et à la construction de cette nouvelle ville, de cette ville relativement nouvelle autour de la base spatiale. Oui, c’est assez intéressant cette histoire. On a conçu un projet appelé «logement évolutif social», et on a construit des villages séparés, tellement les communautés ont d’autres conceptions de l’habitat, d’autres habitudes et d’autres règles d’organisation familiale et sociale: il existe donc un village brésilien, un village saramaka, et un village indien. À Kourou, 30% de la population est blanche, les autres sont Créoles, Brésiliens, Indiens et Saramaka.

Mais il y a pourtant mélange des communautés. Ce sont les ethnologues qui installent des différences entre les communautés. Leur besoin d’épingler des étiquettes sur les divers groupes fait que l’on a l’impression que les Créoles Guyanais et les Amérindiens ne communiquent pas.

Cela marche peut être pour la ville de Cayenne, mais le long du fleuve Maroni, j’ai pu entendre de gens qui y travaillent, des instituteurs (Mme Kwateh) qui travaillent «en brousse», à deux cents kilomètres de chez eux, par exemple, à quel point les différentes communautés ont des opinions figées sur les autres groupes. Pour donner un exemple, les Noirs considèrent les Bushiningé comme des «sauvages»?

Il est vrai qu’on parle pour l’intérieur du pays d’«isolats», et que ces communautés y vivent de façon isolée. Donc au-delà de la côte et de l’île de Cayenne, l’identité rhizomatique est moins une réalité qu’un idéal. Mais il n’empêche que les ethnologues sont dérangés par ce qui se vit tous les jours dans une ville comme Cayenne: le mélange des peuples: des Africains, des Libanais, des Chinois, des Noirs descendants d’esclaves, des blancs créoles, des métropolitains, des Surinamiens, des Brésiliens et des Haïtiens.

Parlez-moi de cette dernière, l’immigration haïtienne étant bien plus «ancienne» que l’immigration africaine en Guyane.

L’immigration haïtienne est un fait depuis les années soixante, soixante-dix, c’est-à-dire en plein duvaliérisme. La différence avec l’immigration haïtienne vers le Canada, c’est que c’est en général une immigration d’intellectuels, alors que ce sont des Haïtiens pauvres qui sont venus en Guyane. Heureusement, la seconde génération a des chances de sortir de cette précarité: à mon lycée à Kourou, j’ai pu voir que les plus travailleurs étaient des Haïtiens et qu’ils revendiquent aujourd’hui la guyanité.

Comment définiriez-vous la guyanité, par rapport à l’antillanité?

C’est le sentiment d’appartenance à une même terre, qui permet de transcender les clivages ethniques. Quant aux différents flux migratoires, il faut encore relever que la religion a permis aussi les échanges et l’identité rhizomatique : les Haïtiens et les Brésiliens sont catholiques, ce qui a facilité leur intégration en Guyane. Par contre, le groupe le plus récent, les Africains pourraient peut-être constituer un problème de ce côté-là, car ils sont musulmans, pour la plupart. D’autre part, on n’a pas, grâce à l’étendue du pays, à son ouverture, les conflits et les preuves de xénophobie qui s’observent aujourd’hui en Guadeloupe (Ibo Simon, un artiste tambouyeur guadeloupéen appelle au lynchage des Haïtiens). Dieu merci, on n’a pas vu cette intolérance ici. L’exiguïté des îles en est toute responsable.

– propos recueillis par Kathleen Gyssels
Cayenne, le 7 avril 2002

Serge Patient, place des Palmistes au centre-ville de Cayenne, avril 2002 photo © Kathleen Gyssels

Serge Patient, place des Palmistes au centre-ville de Cayenne, avril 2002
photo © Kathleen Gyssels


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mis en ligne : 3 septembre 2003 ; mis à jour : 21 octobre 2020