Serge Patient, 5 Questions pour Île en île


Le romancier et poète Serge Patient répond aux 5 Questions pour Île en île.

Entretien de 33 minutes réalisé à Matoury (Guyane) le 24 juillet 2010 par Thomas C. Spear.

Notes de transcription (ci-dessous) : Coutechève Lavoie Aupont.

Dossier présentant l’auteur sur Île en île : Serge Patient.

début – Mes influences
03:57 – Mon quartier
09:54 – Mon enfance
17:33 – Mon oeuvre
29:01 – L’insularité


Mes influences

Lecteur, je serais tenté d’établir non pas une hiérarchie, mais une chronologie. J’ai commencé à aimer la lecture quand j’étais élève au lycée anciens modèle qui commençait en 6e et se terminait à la terminale. Nous recevions au lycée une éducation extrêmement classique, c’est-à-dire, d’abord, la grande littérature classique du 17e siècle : les fables de La Fontaine, qui étaient obligatoires, les comédies de Molière, les tragédies de Racine et de Corneille. Toute mon enfance et mon adolescence ont été marquées par le classicisme de l’éducation à la française. Il a fallu attendre 1950 – j’avais seize ans – lorsque l’un de nos grands poètes guyanais, Léon-Gontran Damas, est venu en Guyane après la guerre. Il a tenté de la politique et a été candidat aux élections législatives. Il a été député pour remplacer un de ses collègues qui était mort accidentellement. Et il était surtout poète. Avec Damas sont arrivés d’autres intellectuels guyanais qui étaient bloqués en métropole pendant la guerre et qui ont commencé à rentrer juste après la Deuxième Guerre mondiale. Cela a été messieurs Étienne Sirder, professeur d’anglais, et Athys Floride, professeur de philosophie. Tous jeunes et dynamiques, ils étaient arrivés avec une autre culture, c’est-à-dire une culture qui s’était ouverte curieusement et paradoxalement en métropole au contact de leurs congénères métropolitains blancs. Ils avaient pris conscience en France de leur singularité de Guyanais et il y avait le grand mouvement de la négritude qui avait commencé juste avant la guerre avec Damas, Césaire et Senghor. Ils étaient donc imprégnés de cette culture et ont été pour nous des initiateurs. C’est-à-dire, en revenant en Guyane, ces jeunes intellectuels nous ont demandé de regarder d’abord notre propre réalité. Non pas à travers l’oeil de l’autre, mais à travers notre propre regard. C’est ce premier regard posé sur notre propre réalité guyanaise qui fait que j’ai appris à aimer autre chose que la littérature classique ou romantique française. Non pas que je l’ai négligée – d’abord, c’était une nécessité de continuer à l’apprendre, ne serait-ce que pour les études –, mais j’ai complété cette culture initiale par la connaissance d’auteurs venus d’Afrique, des Antilles et de la Guyane. Le cadeau que m’avait fait Damas en 1950, c’était précisément son Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache. Là, j’avais un véritable florilège de pratiquement tous les poètes d’après-guerre. Je me suis vraiment régalé et j’ai découvert presque ma vocation d’écrivain à la lecture de ces gens-là.

Mon quartier

J’habite le lieu qui n’est pas mon lieu de naissance. Il faut savoir que, historiquement, la Guyane du temps de l’esclavage et ensuite du temps de la colonisation était divisée en quartiers. Il y avait des bourgs qui étaient les chefs-lieux de ces quartiers. Mais on parlait surtout de quartiers. Ensuite ces quartiers sont devenus des communes de plein exercice lorsque la constitution française a permis l’émancipation des noirs. La famille des Patient est originaire de la commune de Mana, une commune à laquelle nous sommes vraiment attachés, nous, les Patient.

L’histoire de Mana est celle de la révérende Anne-Marie Javouhey, aujourd’hui canonisée Sainte-Anne-Marie Javouhey. C’était la supérieure de l’ordre de Saint-Joseph de Cluny qui est venue en Guyane au moment où l’on avait aboli non pas l’esclavage, mais la traite. C’est-à-dire, après 1831. Il y a eu officiellement l’abolition de la traite qui est devenue un commerce illicite. Ce qui a complété cet accord international sur l’abolition de la traite a été l’autorisation de ce que l’on appelait à l’époque le contrôle des pavillons. C’est-à-dire, n’importe quel navire hollandais, français, espagnol ou anglais pouvait arraisonner en haute mer un navire de nationalité différente pour inspecter les cales voir s’il ne transportait pas illégalement des esclaves. L’interdiction de la traite a imposé aux gouverneurs des colonies un vrai problème : qu’allait-on faire de ces nègres, dits nègres de traite, qui étaient saisis à bord du navire ramené au quai de Cayenne, mais qui n’étaient pas esclaves puisque, la traite étant interdite, ils ne pouvaient pas passer à la phase suivante qui était la phase de l’esclavage. Les gouverneurs ont commencé à employer ces nègres à des tâches d’entretien public, des tâches de voirie. Le Jardin botanique de Cayenne, par exemple, a été créé avec une main d’oeuvre qui était constituée uniquement de ces nègres-là. Mais ils étaient de plus en plus nombreux parce que l’interdiction suscite la contrebande. Comme ils étaient de plus en plus nombreux, la révérende Anne-Marie Javouhey supérieure de l’ordre de Cluny a demandé au gouverneur de l’époque de lui céder cent trente de ces noirs de traite pour fonder une mission à Mana. Il faut savoir qu’à l’époque la Guyane utile s’arrêtait à Counamama. C’était une des rivières les plus occidentales de la Guyane ; le sud du Counamama avait servi de bagne pour les condamnés de fructidore qui avaient été envoyés en Guyane. Et donc au-delà, c’était un peu un no-man’s-land. Le bagne n’était pas encore créé, par conséquent la colonie de Saint-Laurent du Maroni, qui est la plus occidentale et Mana, était une espèce de cordon sablonneux vide de toute âme. C’est là où la Mère Javouhey a décidé d’implanter sa mission (dans le quartier de Mana).

Dans les archives, le premier des Patient, le nom en tout cas, apparaît pour la première fois en Guyane sous les registres de la mère Javouhey puisque ces noirs que l’on lui avait donnés, elle va les inciter à fonder des familles et va leur donner des tâches bien précises. Dans la nomenclature de Madame Javouhey, le nom Patient, c’est Patient commandeur. Commandeur voulait dire à l’époque contre-maître ou chef de chantier. C’est la première fois où apparaît ce nom. Cette famille Patient va avoir ses racines dans cette commune. Au long de l’histoire de la commune de Mana, il va y avoir quatre maires du nom de Patient appartenant à la même lignée. Le dernier étant actuellement sénateur de la Guyane. Il est vivant ; c’est mon cousin Georges Patient. Cette commune de Mana est pour nous le berceau de notre lignée Patient. Avec l’évolution, c’est une commune rurale, les gens avaient besoin de « s’expatrier » sur Cayenne, qui était le chef-lieu où se trouvaient le lycée, le collège et les possibilités par conséquent de s’émanciper par la culture ; d’où le fait que mon père soit venu avec sa mère. Mon père est déjà né lui-même à Cayenne. Je suis donc la seconde génération des Patient nés à Cayenne, le chef-lieu. Mais tout en étant nés et habitant à Cayenne, nous avons toujours été attachés à Mana qui est le foyer de notre famille.

Maintenant que je suis à la retraite, nous avons construit, mon épouse et moi, cette maison où nous sommes en ce moment, sur la commune de Matoury, l’ancien quartier de Matoury qui était le quartier le plus proche du chef-lieu avec Montjoly-Rémire qui est de l’autre côté, c’est-à-dire à l’est, et nous sommes donc au sud de Cayenne, entre Cayenne et l’aéroport international de Rochambeau. Voilà un peu pour l’implantation du lieu où nous sommes. J’ai tenu à retrouver une ambiance rurale, champêtre et non pas un milieu urbain avec beaucoup plus de monde pour rester en contact avec cette Guyane que j’aime. Cette Guyane de la nature où il y a des arbres, des plantes et de la verdure.

Mon enfance

Je suis né à Cayenne de parents instituteurs. Ma mère était institutrice d’école Normale, c’est-à-dire qu’elle préparait elle-même de futures institutrices. Mon père était instituteur, directeur d’école élémentaire. À l’époque, les instituteurs avaient l’obligation d’aller travailler deux ans dans les communes, ensuite deux ans dans les chefs-lieux. Si bien que, à cause de ce système, j’ai eu la grande chance, quand j’avais six ans, d’aller à Kourou avec mes parents. Ma mère étant directrice d’école et mon père directeur d’école, les deux avaient l’école des filles et des garçons. Deux ans après, à Cayenne, je suis allé aux cours élémentaire II. Après deux ans à Cayenne, de nouveau on nous a envoyés à Mana. Et là, c’était la grande joie de mon père, puisqu’il pouvait retrouver toute la famille qu’il n’avait pas vue depuis trois longues années. À l’époque, pour aller de Cayenne à Mana, il fallait prendre le bateau. Il n’y avait pas de route entre Cayenne et Mana. On prenait un caboteur qui était un bateau mixte – mi-voilier, mi-moteur – qui appartenait à la compagnie Tanon qui était l’une des grandes compagnies commerciales de l’époque. La traversée durait deux jours et deux nuits ; on embarquait à Cayenne et deux jours plus tard nous étions au quai de Mana. C’était l’époque de l’orpaillage, il y avait dans la haute Mana ce que l’on appelait des placers. Mana était véritablement la tête de pont de cette vallée de Mana qui était riche en or. Ce navire de Tanon débarquait les marchandises à Mana, les entreposait et ensuite leur faisait remonter le fleuve en pirogues au fur et à mesure des opportunités de manière à ravitailler les orpailleurs qui restaient de longues années en brousse. Mana était une commune très active, vivant de ce commerce de l’orpaillage avec les gens des placers et se structurait petit à petit.

Il y avait déjà deux écoles élémentaires à Mana chez madame Merry. Il y avait la belle église de Mana que l’on peut encore voir. C’est une église construite entièrement en bois du temps de la Mère Javouhey : un ouvrage historique classé monument historique aujourd’hui. J’ai vécu dans cette commune de Mana de huit à dix ans. J’ai passé l’examen d’entrée en sixième où je suis revenu lorsque le séjour de mes parents les a rappelés sur le chef-lieu. Je suis rentré au Lycée Felix Éboué en sixième en 1944, le 3 novembre exactement. Je me souviens de cette date parce que c’est ce jour-là que l’on a donné à cet établissement le nom de Félix Éboué. Or Félix Éboué, pour nous, c’est un grand homme. Félix Éboué était gouverneur général de l’Afrique-Équatoriale française. Lorsque le Général de Gaulle a lancé son appel du 18 juin, il le faisait comme un véritable pari, parce qu’il était comme Jean Sans Terre. Les Américains qui n’étaient pas encore rentrés en guerre se méfiaient de cet aventurier français. Or pour donner à De Gaulle une consistance territoriale – pour lui permettre de s’exprimer à partir d’un continent – il lui fallait l’Afrique. Deux jours après l’appel du 18 juin, Felix Éboué va se rallier officiellement par une allocution à la radio au Général de Gaulle. Cela ramènera au Général de Gaulle tout l’empire français et lui donnera une capacité presque égal à égal avec ses alliés occidentaux. Pour nous, Félix Éboué était un petit nègre de Guyane dont la grand-mère était esclave. Il était parti poursuivre ses études à Bordeaux où il avait brillé.

Du temps de Félix Éboué, le baccalauréat n’existait pas encore en Guyane. Les études s’arrêtaient au niveau de la 3e. Ceux qui voulaient poursuivre leurs études dans un second cycle devaient obligatoirement s’expatrier en métropole. Bordeaux, ancien comptoir colonial, était la ville universitaire à laquelle étaient attachées d’ailleurs les écoles de Guyane ; nous dépendions de l’Académie de Bordeaux. Tous les Guyanais de l’époque ont poursuivi leurs études à l’université de Bordeaux, dont Félix Éboué, qui va passer le concours de l’école coloniale et ensuite l’école de la France d’Outre-mer. Il va réussir brillamment ses études. Il va faire une carrière de gouverneur de colonies qui va l’amener même en Guadeloupe où il va être gouverneur pendant deux ans, ensuite il va regagner l’Afrique, et c’est là que la guerre va surprendre et c’est là qu’il va se rallier au Général de Gaulle.

Donc, pour la grande inauguration du lycée Félix Éboué, il y avait l’armée, les clairons… et c’est le jour où moi, j’entre en 6e. J’ai accompagné l’évolution de ce Lycée Félix Éboué qui déjà préparait au baccalauréat. Le jour du repos des élèves était le jeudi, non pas le mercredi comme aujourd’hui. Le jeudi, c’étaient nos grands-parents qui gardaient les enfants parce que les parents vaquaient à leurs occupations domestiques ce jour-là.

Mon œuvre

Pour moi, écrire d’abord a été la tentation de la poésie. J’étais élève passionné par la poésie romantique française : Lamartine, Victor Hugo… Un peu plus tard, les poètes comme Mallarmé, Valery. Le langage poétique m’a toujours fasciné et l’influence de Damas bien entendu n’a pas arrangé les choses. Mon expression première du point de vue littéraire a été la poésie. Quand j’avais 17 ans, j’étais à la dernière année de mon bac, j’ai envoyé un de mes poèmes au journal de l’époque qui s’appelait Parallèle 5 et à ma grande joie Parallèle 5 a publié ce poème. C’est là d’ailleurs où Damas m’a découvert. Comme il était l’ami de mes parents, il a dit « votre fils est un poète, j’aimerais bien le voir ». Et là, a commencé toute une série d’interviews à bâtons rompus avec Damas qui me fascinait. Le personnage de Damas était vraiment quelque chose d’éblouissant. Il a beaucoup voyagé. Il parlait l’anglais couramment, ayant vécu aux États-Unis. Il a connu Richard Wright et Claude McKay, à l’époque des voix les plus écoutées du monde noir américain. Il connaissait bien entendu Césaire et Senghor qui étaient ses compagnons de la Négritude. Il avait fréquenté assidûment le milieu de Présence africaine. C’était pour moi le Guyanais venu de partout et de nulle part. Il était fascinant dans sa conversation, dans sa manière de s’adresser à vous. J’ai eu la plus grande admiration pour Damas. Il m’a incité à poursuivre mon œuvre d’écriture, mais malheureusement c’était l’année de mon bac et je partais pour la métropole.

Arrivant là-bas, je me suis inscrit à la Sorbonne pour préparer à l’apoprédeutique, c’était à l’époque le certificat d’études littéraires générales qui ouvrait des portes à n’importe licence de lettres après ce qui a été pour moi une licence de langue espagnole et un diplôme d’études supérieures. Je me suis mis à fréquenter des milieux de poètes. L’éditeur Seghers qui s’intéressait aux jeunes écrivains. J’ai fait la connaissance de monsieur Daniel Guérin, qui était l’un des collaborateurs des Temps Modernes. Daniel Guérin a été le premier à écrire sur rmoi. Puisque je n’avais rien encore édité, mes poèmes étaient manuscrits. Je les lui avais montrés. À sa demande, un article dans les Temps Modernes sur ce poète non édité qui était Serge Patient a été publié. Cela a flatté mon égo et m’encourageait à continuer.

Mon premier recueil, publié aux Éditions Regain à Monaco, était Le mal du pays. Puisque là-bas, c’était la nostalgie de terre natale. Un véritable paradis perdu. À cette époque, il n’y avait pas la liaison aérienne entre la Guyane et la Métropole. Je suis parti en 1951 de la Guyane en bateau et je suis venu seulement sept années plus tard, en 1958. Je suis venu en bateau jusqu’à Fort-de-France et à Fort-de-France, j’ai pris un avion que l’on appelait Laitier parce qu’il faisait une escale dans toutes les îles avant d’arriver à Cayenne. Ce n’était pas du tout les conditions de la modernité que nous connaissons aujourd’hui où l’on prend un Boeing ou un Airbus à Rochambeau et on est le lendemain matin à Paris ; c’était très différent. Je n’avais publié que ce petit recueil de poèmes, mais quand je suis revenu en Guyane, j’ai continué à écrire.

Mon second recueil Guyane pour tout dire était publié aux Éditions Caribéennes. Ensuite, ils ont fait une autre édition où ils ont publié en même temps Guyane pour tout dire et Le mal du paysdans un seul recueil de poèmes. Je ne pensais pas à l’époque écrire des romans. J’avais écrit des nouvelles dans le bulletin des étudiants guyanais de Paris. Mais c’était une distraction, une manière de m’amuser sans trop prendre cela au sérieux. En revenant ici, je me suis replongé dans cette histoire consacrée à notre passé. Je me suis rendu compte que chaque fois qu’on invoquait l’esclavage, on invoquait toujours soit la condition du maître, soit la condition servile. Le monde de l’esclavage était un monde de duel avec deux types de personnages : le maitre et l’esclave. Mais en Guyane, la situation était bien plus complexe parce qu’on oubliait toujours de parler de ce qu’on appelait à l’époque « les Affranchis » et les nègres de couleur libres. Ce qui m’a frappé dans les statistiques, c’est qu’au moment de l’abolition de l’esclavage en 1848, il y avait 12 millions d’esclaves recensés. Esclaves qui ont été libérés au moment de l’abolition du décret de Schoelcher, mais il y avait plus de 4 000 nègres de couleur libres, c’était leur appellation, et seulement 800 à mille Européens. Donc, c’était une société beaucoup plus complexe que ne pouvait laisser entendre la confrontation de maître-esclave. À quoi servaient ces nègres de couleurs libres ? Ils étaient soit des mulâtres, nés d’un père blanc qui avait le pouvoir de les affranchir, soit des esclaves qui étaient tellement zélés que leurs maîtres par reconnaissance les affranchissaient. Sinon, tout simplement, c’était des gens qui avaient été éduqués par des prêtres (les missionnaires de l’époque) et qui avaient brillé par leur intelligence et qui avaient eu accès à l’instruction. Par conséquent, ils se trouvaient être au moment de l’abolition de l’esclavage comme l’embryon de la future bourgeoisie guyanaise. Ils avaient sur leurs congénères esclaves cette avance considérable qui était l’accès à la culture et à l’éducation. Ils parlaient couramment et lisaient le français, tandis que les autres étaient plongés dans l’analphabétisme le plus total.

Je me suis dit finalement que peu de gens parlaient de ces nègres de couleur libres. Et si on imaginait une histoire ? L’histoire que je vais imaginer va se situer entre la première abolition de l’esclavage – parce qu’il faut savoir que l’esclavage a été aboli une première fois en 1794 et que Napoléon Bonaparte l’a rétabli en 1804. Que s’était-il passé pendant cette transition où des gens qui étaient esclaves ont été libérés ? Ou on leur disait en 1804 qu’ils sont redevenus esclaves ? C’est là qu’on a connu d’ailleurs le plus grand nombre de marronnages : c’est-à-dire de révoltes de noirs quittant les plantations se réfugiant à l’intérieur, allant vivre ailleurs pour fuir les fers de l’esclavage. Les noirs de couleur libres à cette époque vont avoir un rôle ambigu. Ils vont tantôt aider les forces de répression, c’est-à-dire les maîtres blancs, à mater ces rébellions. Il va y avoir même des corps de chasseurs noirs composés uniquement de noirs de couleur libres, mais dont la mission très peu reluisante sera d’aller traquer les marrons dans les bois pour les ramener à l’esclavage. Mais bien entendu va apparaître un nouveau phénomène qui est le métissage non plus unilatérale – parce que, jusqu’à présent, c’était le maître blanc qui engrossait les femmes esclaves – il va y avoir des amours ancillaires, où l’on verra des noirs engrosser des femmes blanches. C’est la première fois qu’émergera cette race de mulâtres nés non pas d’un père blanc et d’une mère noire, mais d’une mère blanche et d’un père noir. Cela fait donc une société absolument contrastée. C’est dans cette société-là que je vais imaginer ce personnage de Tchimbo, Le nègre du gouverneur, où je montrais à la fois ses complexes, ses contradictions et sa difficulté d’être, incapable de choisir finalement entre ces deux mondes entre lesquels il est balloté.

Il m’est arrivé également d’écrire des essais, des contributions, par voie de conférences données devant des sociétés savantes, soit des essais sur des thèmes qui me tenaient à coeur. Le recueilCréoles, c’est justement le rassemblement de trois de ces essais consacrés à la fois à la langue créole et à l’enseignement de cette langue qui devient de plus en plus impératif si on veut réconcilier le Guyanais avec son être profond et également toute la problématique de l’identité créole, car le véritable problème qui nous écarte de la négritude, c’est justement cette créolitude, c’est-à-dire s’affirmer non pas comme Africain ; nous ne sommes pas des Africains. L’histoire a fait son chemin ; l’histoire nous a implantés sur une terre qui n’est pas l’Afrique. Nous avons été ici en contact avec des cultures indigènes comme celle des Amérindiens, avec forcément la culture du dominant, la culture française qui nous a façonnés. Il nous faut faire avec. Il nous faut nous assumer en tant qu’êtres complexes, en tant que Créoles, c’est-à-dire n’ayant pas une identité unique, mais, comme dit très bien Glissant, une identité multiple. Glissant compare l’identité créole non pas avec ces plantes qui n’ont qu’une racine, mais aux plantes des mangroves, des palétuviers qui ont des racines multiples qui plongent dans la même terre et qui chacune contribue à porter ce tronc unique qui est le tronc créole. C’est exactement la façon dont il faut aborder le problème de l’identité créole. C’est pourquoi j’ai écrit cet essai.

L’Insularité

L’insularité guyanaise, c’est l’insularité à l’intérieur d’un continent. La Guyane est une bande de terre qui a la forme d’un coeur comme je l’ai dit dans un de mes poèmes : « la Guyane a la forme d’un coeur/ et je l’ai parcourue comme le corps d’une amande ». Ce coeur est placé au nord de l’Amérique du sud, entre deux pays qui ne parlent pas la même langue : au Brésil on parle portugais et au Surinam on parle néerlandais et taki-taki (le créole de là-bas). L’insularité est là ; nous n’avons pas la possibilité comme un pays continental d’avoir des liens de connivence avec nos voisins puisque nous nous sentons véritablement étrangers à ces deux mondes, d’où l’insularité guyanaise. L’insularité guyanaise n’est pas géographique ; nous ne sommes pas entourés de mers. Nous sommes une île entourée par l’Océan Atlantique et par cette immense forêt vierge qui est la forêt amazonienne. Là encore, nous sommes une île parce que la forêt amazonienne est réputée être impénétrable, même si elle ne l’est pas totalement. Mais en tout cas elle ne permet pas une communication facile avec les pays voisins. Et de l’autre côté, la mer, nous lui tournons le dos. Vous avez dû remarquer que la ville de Cayenne qui est une ville du littoral tourne littéralement le dos à la mer, parce que nous avons toujours été tournés vers notre dimension continentale beaucoup plus que notre dimension océane et donc moins tentés par l’aventure de l’au-delà que par l’approfondissement de notre propre connaissance de chez nous. Voilà comment il faut comprendre notre insularité. C’est une insularité qui n’est pas caraïbe comme celle des Antilles, mais c’est une insularité continentale.

Comme toute colonie, nous avons à nous situer dans des coordonnées dans le sens mathématique du terme. Nous aurions l’ordonné vertical qui nous relie tous vers un centre extérieur qui est Paris la métropole. Nous sommes donc une colonie ; ce sont des relations descendantes du coeur à la périphérie. Le coeur étant le lieu de commandement d’où vient la loi et l’appartenance, d’où le sens même de la nation. Nous avons en même temps une dimension horizontale, l’abscisse qui nous ramène à notre ancrage sud-américain ; en abscisse, nous sommes sur le continent sud-américain. Cet ancrage va se renforcer avec la construction du pont sur l’Oyapock qui va relier physiquement le nord du Brésil avec la Guyane française et l’existence de ce bac permanent sur le Maroni qui relie le Surinam à la Guyane française. Là, nous retrouvons une dimension horizontale géographique, mais nous conservons toujours le lien vertical, notre relation avec les Antilles. C’est la relation d’appartenance à un même ensemble français, les Antilles françaises : Guadeloupe, Martinique, Saint-Martin et la Guyane. Haïti aussi, dans un autre point de vue, parce que Haïti a connu une autre histoire jusqu’en 1802 avec l’indépendance. Nous faisons partie de cet ensemble francophone de la Caraïbe et en même temps nous nous différencions de l’arc antillais dans la mesure où nous sommes les pieds posés sur le continent et nous avons une dimension continentale, qui pour nous est fondamentale.


Serge Patient

Serge Patient, 5 Questions pour Île en île.
Entretien, Matoury (2010). 33 minutes. Île en île.

Mise en ligne sur YouTube le 1er juin 2013.
(Cette vidéo était également disponible sur Dailymotion, du 17 novembre 2011 jusqu’au 13 octobre 2018.)
Entretien réalisé par Thomas C. Spear.
Notes de transcription : Coutechève Lavoie Aupont.

© 2011 Île en île


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mis en ligne : 17 novembre 2011 ; mis à jour : 26 octobre 2020