Roland Paret, « Les Yeux de méduse »

(chapitre extrait de La Convocation des Grands Vents)

Cette fois-ci, Charles Perselman était arrivé en Grèce avec une seule idée en tête : se reposer, lézarder au soleil, faire une cure de poissons, poissons le matin, le midi, le soir. Le poisson était le seul plat grec qu’il aimait. Il détestait la cuisine grecque, il ne supportait pas cette graisse, ces morceaux de viande baignant dans l’huile comme des îles au milieu de la mer Égée. Pour lui la cuisine grecque n’était pas grecque. « Quel rapport entre l’Erechteion se découpant dans le ciel d’Athènes, Sophocle, Platon, la raison, et ces côtelettes poussives et dégoulinantes de graisse ? » Il ne tolérait pas les hors-d’œuvre et les desserts, les tadjiki, les baklavas et autres taramosalatas ou loukoums, qui lui paraissaient affèteries de vieille coquette, indignes de cette culture rude qui fut celle de la Grèce.

Cette affaire de cuisine grecque qu’il détestait (excepté le poisson) le porta, encore une fois, à s’interroger sur sa passion pour la Grèce. C’est en Grèce qu’il avait eu vingt ans, c’est en Grèce que pour la première fois une femme s’était dénudée pour lui, les premiers seins à lui dévoilés, à lui tout seul, rien que pour lui, présentés à ses mains ignorantes et avides de connaissance. Rien qu’en y pensant, il frissonna. Mon Dieu, se dit-il en se rappelant son indifférence actuelle, qu’il espérait passagère, aux sens, (« Je sais que je suis un homme uniquement parce que j’ai des souvenirs », confiait-il, sincère, à un ami), le désir est quelque chose d’inappréciable. La vie, n’est-ce pas la faculté de désirer ?

L’idée de revenir en Grèce si tôt, si vite, l’avait pris soudain, irrésistible, alors qu’il se trouvait au Musée Condé, à Chantilly où il avait été entraîné par un ami passionné d’équitation et qui voulait revoir les chevaux du Château. Charles aimait lui aussi les chevaux, « mon enfance s’est déroulée au milieu d’eux ». Son ami et lui passèrent un temps considérable dans les écuries où ils furent reçus avec une telle courtoisie par les lads que Charles comprit tout de suite que son compagnon était un habitué des lieux. « Dans une vie antérieure, j’étais un Centaure », déclara l’ami de Charles d’un ton mi-figue mi-raisin. Il avait les poches remplies de morceaux de sucre qu’il distribuait aux équidés.

C’était le pansage du matin ; il fallait nourrir les chevaux, curer leurs sabots, doucher leurs pieds. On admira avec quelle aisance Charles circulait parmi les animaux, découvrant du premier coup d’œil leurs défauts et leurs qualités. Il déclara qu’il avait, « comme tous les membres de sa famille, du sang de cheval dans les veines ». Il le prouva de suite : il signala un cheval dont les jambes étaient « certainement chaudes », un garçon d’écurie sortit l’alezan de son box, se pencha, posa la main sur ses pattes et constata qu’il les avait chaudes. On appela le vétérinaire.

Abandonnant enfin les chevaux, les deux amis sortirent des écuries, et Charles put contempler le plus beau jardin qu’il eût jamais vu de sa vie : tous les jardins lui paraissaient uniques, merveilleux aussi, et mystérieux. Charles s’attarda, s’extasia, il aurait pu rester là toute la journée. Il était persuadé que les jardins sont des lieux magiques où s’accomplissaient de subtils échanges. En quoi consistaient ces échanges ? Il eût été bien en peine de le dire. Il avait proféré une fois en guise de boutade – était-ce vraiment une boutade ? – que les jardins étaient le lieu de naissance de toutes les métaphores.

L’ami tenait à lui faire visiter le Château et ses collections, et l’arracha à la contemplation du jardin. Après lui avoir fait admirer plusieurs œuvres, il lui signala un tableau qu’il présenta comme « le plus mystérieux du plus mystérieux des peintres de la Renaissance italienne, Piero di Cosimo ». Charles, qui s’était ennuyé devant les Clouet qui enthousiasmaient son cicérone, s’était arrêté net, figé. Remarquant l’intérêt de Charles, l’ami précisa que le portrait était celui de Simonetta Vespucci, oui, la même qui est célébrée par Botticelli dans sa Primavera, celle à qui Politien a consacré le « Tournoi » de ses « Stanze per la Giosta », Simonetta Vespucci qui fit perdre la tête à nombre de jeunes gens de Florence, et même à un Médicis, que Léonard lui-même (« C’est tout dire ! ») regardait avec complaisance, et qui est morte à vingt ans de consomption, « comme on disait en ces temps-là ». La coiffure de Simonetta est une savante composition où les cheveux, torsadés, semblent des serpents lovés sur la tête ; d’ailleurs, un serpent s’enroule autour de son cou, tressé avec la chaîne d’or qui pare sa poitrine ; les vêtements sont repoussés, dénudant des seins parfaits. Les plis de la robe ondulent, comme les tresses de cheveux, comme le serpent dont la tête rejoint la queue. Les nuages, qui composent le fond du portrait, sont sinueux et adoptent des formes ondoyantes.

Rarement une peinture avait autant agi sur Charles, qui ressentit comme un coup au cœur. Une grande nostalgie s’était emparée de lui, et c’était à ce moment qu’il avait décidé de repartir pour la mer Égée. Il était persuadé que cette décision était sa réponse à un appel lancé par la femme du portrait. Comme il fallait se donner une explication moins fantaisiste et plus rationnelle de son retour précipité en Grèce, c’était à peine le début du printemps, il s’était imaginé qu’il était fatigué, épuisé, et qu’il avait besoin de repos. Et le voilà dans un café d’Athènes, en train de discuter de cuisine.

– J’aime tous les fruits de mer, excepté la tortue…

– Ah, c’est pourtant bon, une soupe de tortue, et la chair de tortue est délicieuse !

Une indéfinissable expression d’horreur se peignit sur le visage de Charles.

– Non, je n’aimerais pas manger de la tortue… Ni du cheval…

– Le cheval ? Qu’est-ce que vous avez contre le cheval ?

– Rien ! Au contraire ! J’adore les chevaux, j’ai l’impression qu’ils sont un peu mes cousins… Alors, vous comprenez…

Oui, comment se fait-il qu’il aimait la Grèce et qu’il détestait la cuisine grecque ? Pourquoi n’aimait-il pas la cuisine grecque ? Depuis toujours, il se posait cette question et il n’arrivait pas à trouver une réponse. Au Café Apostos, à Athènes, où il avait fait la connaissance de Katia, il avait passé la nuit à discuter cuisine avec la jeune femme. Il l’avait ensuite raccompagnée chez sa tante, où elle logeait « quand je viens à Athènes », une très belle maison dont la cour était pavée de krokalia, et il s’amusa à en déchiffrer les motifs : les petits galets blancs et noirs, qui décorent les cours des maisons grecques, l’intriguaient toujours par la fantaisie de leur disposition. Une brusque émotion s’était emparée de lui quand il avait marché sur les krokalia, comme chaque fois qu’il posait les pieds sur des galets et, en Grèce, des galets, il y en avait partout.

Il était aimé en Grèce, mieux, il y était respecté.

– C’est un Américain, bien entendu, hélas, c’est son seul défaut.

Si seulement cela pouvait être vrai, si cela pouvait être vrai que sa qualité d’Américain fût son seul défaut ! Il n’était même pas Américain, enfin pas dans le sens que croyaient ses amis grecs. Il était bien de l’Amérique, il était du Canada, pas des États-Unis. Il était canadien, et il avait depuis longtemps renoncé à détromper ses interlocuteurs convaincus qu’il n’y avait pas de différence entre un Canadien et un Américain, que le Canada et les États-Unis étaient le même pays ou, pis encore, que le Canada était un état américain et, chaque fois, Charles se sentait comme Hercule Poirot qui, quand un Anglais lui disait avec un sourire amusé, entendu, grivois et quelque peu condescendant : « Vous autres Français… », devait rectifier, expliquer qu’il était Belge, et que « la Belgique, ce n’est pas la France… ».

Non, le Canada, ce n’était pas les États-Unis, et il n’était pas Américain, et ce n’était pas son seul défaut. Il s’en connaissait d’autres : cette éternelle insatisfaction, cette incapacité d’être heureux en Amérique parce qu’il y pensait trop à la Grèce – et d’être heureux en Grèce parce qu’il y pensait trop à l’Amérique. Charles était persuadé que l’insatisfaction était un péché – « non, pas un péché, il ne faut pas parler de péché en Grèce, disons un défaut » – l’insatisfaction, le refus d’être heureux, ce mépris pour le bonheur, cette tendance à considérer le bonheur comme trivial, dégradant. Pourquoi cette tendance en lui à confondre la bêtise et le bonheur ? Quelle faute ses ancêtres ont-ils commise pour qu’il soit si malheureux ? Ou bien, comme le supposent certaines croyances, a-t-il déjà existé, a-t-il déjà eu une vie antérieure, et payait-il dans celle-ci une faute perpétrée dans celle-là ?

Il aimerait pourtant boire une bouteille de vin en compagnie de ce vieux sorcier de Platon. Ça, ce serait du bonheur ! « Voilà un bonheur qui ne serait pas bête ! »

Il aimait la Grèce pour elle-même, pas pour ce qu’elle pouvait offrir. Il avait un jour essayé d’expliquer son point de vue à un jeune Allemand à l’intelligence nourrie d’Hölderlin et de Heidegger, et qui était venu en Grèce pour « rencontrer l’Absolu, la Beauté ». « Attention », lui avait répondu Charles, « on croit aller à la rencontre de l’être, et à sa place, on trouve le néant ; et n’oubliez pas qu’il est dangereux de rencontrer la beauté : en général elle précède la mort. » L’Allemand avait haussé les épaules en se disant qu’il espérait bien ne pas devenir, en vieillissant, comme cet Américain. « De toute façon, je ne vivrai pas si vieux, j’espère bien en tout cas. Des banalités pareilles ! Qu’est-ce qu’un Américain peut comprendre à la Grèce ? » L’étudiant estimait, comme tous les intellectuels germaniques, que l’Allemagne était la véritable héritière de la Grèce antique et que seuls les Allemands avaient la légitimité d’en parler.

Charles avait acheté un îlot, une bonne affaire qu’il avait faite grâce à un ami metteur en scène de cinéma à qui son producteur, qui n’avait pas de liquidités, avait offert ces quelques kilomètres carrés de pierraille en plein milieu de la mer Égée, en paiement de ses honoraires pour une série de films publicitaires réalisés un an auparavant. Le metteur en scène avait refusé, il voulait du comptant – pour boire. Les deux parties avaient pensé à Charles : c’était un Américain, « Non ! Bordel de merde ! Je suis Canadien ! Pas Américain, Tonnerre de Dieu ! Canadien ! »…

– C’est la même chose.

Donc, c’était un Américain, c’est-à-dire qu’il avait de l’argent, et c’était un écrivain, et un écrivain a toujours besoin d’une île où se retirer, n’est-ce pas ?

– L’inspiration, comme la masturbation, exige la solitude, n’est-ce pas, mon vieux Charles ? Euh… Pardon… Tu as raison, elle n’est pas très intelligente !

De toute façon, ça avait été une bonne affaire. L’île, après toutes ces années, avait atteint une valeur folle. Charles n’en crut pas ses oreilles quand un agent immobilier lui avait offert ces millions de la part d’un promoteur suisse qui voulait y construire un complexe touristique.

– Combien ? !

Tout fier, l’agent avait répété le chiffre. Son ton s’était fait persuasif.

– Je vous dis que c’est une bonne affaire…

Charles avait secoué la tête. Il avait une conception particulière de la propriété privée, du moins de la propriété privée des œuvres d’art. Pour lui, le propriétaire d’une œuvre d’art n’en est que le détenteur provisoire, qui a l’obligation de transmettre à la postérité ou, tout au moins, à la génération suivante, cette œuvre dans un état de conservation le plus proche possible de l’état original.

– Pensez-vous que le Vatican a le droit de faire ce qu’il veut avec les toiles de ses musées ? Tenez, prenez « l’École d’Athènes », par exemple, vous imaginez-vous que le Pape a le droit de découper cette toile et de donner Platon aux Dominicains, Aristote aux Jésuites, et chacun des autres personnages aux différentes congrégations du monde catholique ?

Charles considérait la Grèce entière comme une œuvre d’art. Il ne pouvait supporter l’idée de changer quoi que ce soit dans son île. Il se plaisait à rêver que jadis, se rendant en Sicile, Platon s’y était arrêté en compagnie d’un bel adolescent et, appuyé contre un olivier, avait bu à petites gorgées d’une bouteille de vin de Chio tirée de la provision qu’il aura pris soin de loger dans la cale du bateau au moment de son départ du Pirée.

Cette idée de Platon faisant escale dans son île n’était pas si farfelue : Katia – et tout le monde avec elle, tous ceux des îles environnantes – affirmait qu Platon s’y était arrêté, non pas en compagnie d’un bel adolescent, en celle de son disciple bien-aimé, le traître Aristote.

– Le traître Aristote !

À quoi faisait-elle allusion…?

– Mais oui, Aristote. Il a trahi Platon… Tout le monde sait ça. Il a failli le tuer. C’est ici, dans ton île, qu’il a comploté contre son bienfaiteur, contre celui qui lui avait tout appris. Il a fait plus de mal à Platon qu’à eux trois Mélitos, Lycon et ce jaloux d’Anytos n’en avaient fait à Socrate.

– Ce jaloux d’Anytos ?

– Absolument ! Il était amoureux d’Alcibiade, et Alcibiade n’en avait que pour Socrate.

Charles avait voulu comprendre et avait interrogé un ami fou d’histoire et qui avait écrit une monographie sur les îles de cette partie de la mer Egée. L’historien avait ri ; il avait ouvert une bouteille de vin avec beaucoup de dextérité et d’élégance, quoiqu’il fût manchot, et avait raconté cette anecdote : Platon, poussé par Aristote, avait enfin accepté l’offre de Denys d’aller en Sicile aider le tyran à régner philosophiquement. « Une occasion unique », sifflait le serpent. Le Philosophe avait acquiescé, à contrecœur il est vrai. Il avait loué un navire et, en compagnie du Disciple, avait cinglé vers la Sicile avec la cale remplie de bouteilles de vin de Chio.

– Du Chian, bien entendu !

Quand le Disciple avait remarqué la présence de ce vin, il était entré dans une colère folle et, profitant du sommeil du Maître, avait jeté les jarres à la mer. Ce fut au tour de Platon d’étouffer de rage, il avait fallu toute la ruse, toute la diplomatie de Dion pour le convaincre de continuer son voyage, « je t’assure qu’il y a de très bons vignobles en Sicile, je te ferai boire d’un vin qui provient d’une terre qui a appartenu à Empédocle », mais sans Aristote, ce fesses-serrées, ce pète-en-cul, ce constipé, qui n’aimait pas voir son Maître s’enivrer ! Oh, il sait que le rire existe, cet angoissé, ce pied-plat, il l’a même étudié ; il l’a mis en théorie, il appelle ça « eutrapélie », il met tout en théorie, il a la manie taxinomique, il veut donner des noms à tout. Il ne croit pas au rire innocent, il faut qu’il lui trouve une fonction ; le rire est digne seulement s’il a un rôle dans la cité, un rôle thérapeutique, cathartique.

Non, il ne veut pas de cet inquiet qui refuse de comprendre qu’il pût retirer un tel plaisir du vin de Chio, lui, « le plus grand penseur d’Athènes », comme il dit, l’hypocrite ! D’après l’historien manchot, ce fut ce jour-là que Platon et le Stagirite rompirent : leur amitié ne fut jamais restaurée par la suite.

Ils eurent une longue discussion que Charles entendait presque. Il se persuadait que Speusippe avait reproduit le dialogue entre le maître et le disciple, et ce livre du neveu de Platon, Charles le touchait du doigt, en tournait les pages, il sentait le vent sec d’Athènes sur son visage, il voyait le maître assis et le disciple qui allait, venait, s’agitait, gesticulait…

« Ils ne faisaient plus attention à moi, c’était comme si je n’étais pas là. Le Maître était léger et rieur, comme à son habitude, le fils de Nicomaque était sérieux comme il l’était toujours.

– Tu as tort, Fils de Nicomaque ! Le vin est ce que tu dois révérer au-dessus de tout. C’est le vin qui provoque ce léger éloignement du reflet, qui nous rapproche de l’Idée. C’est le vin qui nous fait posséder par le dieu. C’est le vin qui donne naissance à la métaphore.

Je voyais bien que le Stagirite n’était pas convaincu.

– La métaphore, Maître, met des ornements à la pensée, alors que la pensée doit s’imposer d’elle-même. La pensée n’a pas besoin de fards, de poudre, elle se suffit, Maître. C’est ce que tu enseignes, et tu nous as appris à nous méfier du Poète. Tu as dit que si le Poète se présentait aux portes de la Cité, il fallait le chasser !

– Oui, après lui avoir pris toutes ses images ! Après l’avoir pressé comme un citron jusqu’à la dernière goutte ! Il ne faut pas laisser entrer le Poète dans la Cité parce qu’il voudra régir la Cité comme un poème ! Il ne faut pas accepter le Poète dans la Cité parce qu’il voudra nous obliger à croire aux fables qu’il aura inventées ! Cela, il faut l’empêcher. Je te le dis, Aristote, le jour où une cité laissera un Poète la commander, les citoyens de cette cité se verront obligés de parler, de rêver comme le voudra le Poète, ils seront obligés d’entrer dans le rêve du Poète, et si le citoyen refuse, il sera puni d’une manière fort peu poétique et tout à fait prosaïque, triviale même. Il faut laisser le Poète dans la salle des banquets et ne pas le laisser entrer dans la pièce où le tyran prend les décisions. D’ailleurs, la salle des banquets est plus importante que le cabinet de travail du tyran… C’est dans la salle des banquets que l’on prépare l’esprit du chef, qu’on détermine sa tournure d’esprit… qu’on en fait un bourreau ou un protecteur des arts, ce qui parfois peut être la même chose, ou un ami de la sagesse…

– Tu n’as jamais écrit cela, Maître !

– Tu sais bien que je n’écris pas tout, tu sais bien que je dis à toi et à quelques autres, des choses qui ne doivent pas être entendues de tous. Il ne faut pas seulement lire ce que j’écris, il faut aussi entendre ce que je dis, et faire attention au ton avec lequel je dis ce que je dis…

– Le ton de ta voix, Maître, ne fait pas partie de ta philosophie ! La métaphore introduit la philosophie dans un lupanar, elle la transforme en une courtisane qui doit se maquiller pour plaire à un marchand…

– La métaphore est l’acte fondamental de la sagesse, c’est elle qui nous permet de relier entre elles des manifestations différentes de l’Idée, c’est elle qui nous élève au-dessus de la poussière sur laquelle rampent les autres animaux, c’est elle qui nous permet de penser. C’est elle qui nous permet de donner un sens différent à un mot, de former un mot nouveau à l’usage exclusif du philosophe. Tu sais qu’on ne peut philosopher qu’avec des mots, et on ne peut philosopher qu’avec des mots propres à la philosophie, Fils de Nicomaque. « L’être » du langage de tous les jours n’est pas « l’être » de la philosophie. Et cet « être » de la philosophie, nous l’avons extrait de l’être de tous les jours, et seule la métaphore nous a permis cette opération. C’est ainsi, petit à petit, en détournant les mots de tous les jours de leur sens usuel, quotidien, que nous constituons le vocabulaire philosophique. Pense à cela, ô mon disciple !

C’est alors que mon oncle eut ce sourire qu’on lui reprochait souvent, un sourire qui semblait balayer toutes choses, un sourire qui avait l’air de dire : « Rien n’est important ! » Ce sourire, disait Xénophon, était, à lui seul, un discours sur l’attitude qu’il fallait avoir devant la vie. Personne ne pourra rendre la voix du Maître quand il parle de la sagesse. Je me souviens des paroles de Xénophon : “La voix de Platon est un commentaire de son discours.” Cette voix disait beaucoup, car elle était nourrie de nombreux sentiments, et le sérieux se mêlait au rire, la bonté à l’ironie. Elle était pleine de nuances qui donnaient des précisions que les mots ne donnaient pas. Cette fois-ci, quand de nouveau il parla, il y avait dans son ton quelque chose que j’avais déjà perçu, et plusieurs fois, et qui montrait qu’il priait, qu’il était avec son démon. Il ne faisait pas vraiment attention à son interlocuteur, il parlait davantage pour lui-même.

– La métaphore est l’esprit du dieu. C’est elle, la possibilité de faire une métaphore que le dieu a mise dans notre âme, qui nous soulève au-dessus de nous-mêmes… C’est la métaphore qui fait l’homme ! Tu sais la différence entre l’homme et la bête ? La bête ne fait pas de métaphore, elle en est incapable…

Le dieu sembla quitter le maître, qui reprit la parole d’un ton moins intérieur, il s’adressait de nouveau à son disciple.

– L’image fait partie de la philosophie, la métaphore n’est pas un hochet dans les mains d’une courtisane. Cesse de t’agiter comme ça, cesse de te promener dans les allées de ce bosquet, cela me donne le tournis, et cela me force à hurler pour me faire entendre ! Je déteste le crissement de ce sable sous tes sandales ! Devoir tourner la tête pour te suivre me donne mal au cou ! Voilà, ça y est, j’ai attrapé un torticolis ! Assieds-toi, par Zeus ! Viens déguster un verre de ce Chian ! Non ? Tu ne sais pas ce que tu manques ! Je te le redis, le vin nous aide à prendre un raccourci pour atteindre cet état où l’on est en contact avec le dieu qui seul peut nous dévoiler l’Idée. Verse-moi encore un peu de ce Chian, Speusippe !

Ainsi, mon oncle n’avait pas oublié ma présence, contrairement à ce que je croyais ! Je remplis son verre. Il but une gorgée et, tout en fixant son disciple, il parla d’une voix lente.

– Ta Logique, Aristote, est un bureau de la pensée, une magnifique administration du Tout, une administration très efficace, bien entendu, et très brillante, de la science et de la technique. C’est pour cela qu’elle ne pourra jamais ramener l’être à l’unité. Ta synthèse restera toujours inachevée, Aristote, parce qu’elle sera toujours en retard sur le moment, sur l’instant présent, et tu sais pourquoi. Parce que tu refuses d’entendre ce que l’Idée te dit, et le ton avec lequel l’Idée te le dit, et aussi parce qu’au fond de toi tu critiques l’Idée. Tu préfères, dis-tu, la vérité à l’amitié, tu t’autorises de cette affirmation que j’ai faite une fois à propos de Homère pour, à ton tour, proclamer ton amour de la vérité aux dépens de l’amitié. Je n’étais pas honnête en disant cela de Homère, car Homère ne pouvait me répondre, et seul le dialogue peut établir la vérité. Ce n’est pas bien d’avoir repris cette phrase à ton compte, car les circonstances ne sont pas les mêmes. Tu as tort, Aristote, car c’est dans l’amitié que tu peux trouver la vérité. As-tu oublié que tu es un philosophe, c’est-à-dire un ami de la Sagesse ? C’est dans ton amitié pour la Sagesse que tu peux trouver la vérité, Stagirite, dans ton dialogue avec elle, dans tes relations avec elle ! En étant un ami !

C’est à partir de ce jour que Platon surnomma Aristote le “Liseur”, parce que, disait le Maître, Aristote ne veut étudier que les choses figées dans un livre : il lit, il n’écoute pas. Le Stagirite lui en voulut de ce surnom qui devait lui rester à jamais et que même ses assistants du Lycée lui donnaient quand il avait le dos tourné. »

Charles se demandait sur quoi il questionnerait le Sage, et il serait content – content ? non, heureux, il aurait l’extase ! – de boire avec Platon, tout en devisant de choses et d’autres. Il soupira : il devait se surveiller, ne pas laisser son esprit vagabonder comme cela sur des sujets vains, ne pas le laisser dériver, bâtir des plans sur des chimères.

Son île, un îlot plutôt, une chiure de puce dans la mer Egée, était voisine d’une autre sur laquelle circulaient les rumeurs les plus extravagantes : les esprits rassis préféraient ne pas en parler. Son ami historien, par exemple, préférait ignorer ces questions…

– Systématiquement. Il faut systématiquement ignorer ces questions…

Des questions qu’il fallait ignorer systématiquement ? Charles était indigné. Au moins, qu’il dise pourquoi !

– Il y a dans notre subconscient des monstres qu’il ne faut pas réveiller, dans notre subconscient et, parfois, dans la réalité, des monstres, des choses que la raison n’arrive pas à capturer, qui suivent leur propre logique, qui vivent dans leur propre dimension… C’est un refuge, un asile. En tout cas, ne t’avise pas d’y mettre les pieds…

Charles était outré : en Grèce ! Un Grec, un intellectuel grec qui parlait des faiblesses et des limites de la raison ! Ô dieux ! ! ! C’était un péché, une faute ! C’était une faute contre l’esprit.

Un grammairien, vieille connaissance de l’historien, et qui depuis dix ans travaillait à un monumental « Dictionnaire de poétique et de rhétorique du grec ancien et moderne », assistait à la conversation. Il employait souvent un langage précieux qui très souvent exaspérait Charles, des métaphores surprenantes, tortueuses et compliquées. Il approuva. Charles abandonna ses amis, agacé, et tout aussi ignorant qu’à son arrivée.

Les habitants de cette région de la Mer Égée devenaient muets dès que la conversation tombait sur l’île voisine de celle de Charles. Le Canadien avait beau les bousculer, ils restaient de marbre. Rien ne pouvait les convaincre de parler de l’île interdite. Était-elle habitée, déserte ?… Était-ce une base de l’OTAN, un repaire de pirates ? Était-ce une prison pour prisonniers politiques, une retraite de la mafia grecque ? Même la confiance qu’on avait en Charles ne pouvait persuader ses interlocuteurs à dévoiler le secret de l’île, si secret il y avait, et s’ils le connaissaient. Son ami historien avait paru regretter d’avoir parlé, si vaguement qu’il l’eût fait.

L’historien n’avait pas voulu s’expliquer davantage ; de son unique main, il avait fait un geste rapide et péremptoire comme s’il écartait les objections de son camarade canadien, et Charles était resté sur sa faim… L’île – pas la sienne, la voisine – l’île continuait à le fasciner.

Elle semblait obéir à un régime particulier. Elle n’était qu’à deux kilomètres, Charles avait l’impression qu’il suffisait de tendre la main pour la toucher, et pourtant… Quand il pleuvait sur les îles de la région, sur celle-là régnait un soleil éclatant ; quand, au contraire, il faisait beau dans l’archipel, on pouvait voir sur l’originale une couronne de nuages, on sentait la violence de l’eau lacérant la terre. C’était là les signes visibles, physiques de la particularité de « cette île qu’il fallait éviter ». Nom de Dieu ! Pourquoi… ! ?

Plusieurs fois, Charles avait essayé d’y aller, en secret, bien entendu, il ne voulait inquiéter personne et, quand il s’était décidé à diriger son deux-mâts vers l’île désirée, une terreur immonde s’emparait de lui, incontrôlable, qui grandissait au fur et à mesure que diminuait la distance entre son étrave et l’île, et il rebroussait chemin. Chaque fois qu’il recommençait, c’était la même chose. Il renonça.

C’était quand même vexant de constater qu’il y avait un point dans la mer Égée où il n’avait pas accès. Cela le rendait enragé. C’était pour cela qu’il avait construit son voilier, tout en bois – il avait horreur de la fibre de verre, encore plus de l’aluminium ou de l’acier, ne parlons même pas du ferro-ciment – sur des plans de Daniel Bombighier, « le plus poétique de tous les architectes de voiliers, et le plus réaliste », un Spountz, un des premiers que l’architecte français avait dessiné, pour cette liberté, ou ce rêve de liberté, qu’il donnait. Le seul fait de savoir que, avec son Spountz, il pouvait se rendre à un endroit quelconque de la Terre, n’importe lequel, à tout moment, selon son bon plaisir, le rassurait, lui donnait la sensation de ne dépendre d’aucun port d’attache, de personne, d’être libre ; il ne tolérait pas l’idée d’un lieu qui lui fût interdit, inaccessible ; cela diminuait son impression de liberté, c’est-à-dire sa certitude d’être un être humain. Et il y avait une île où il ne pouvait aller ! Pourquoi ?

– Parce qu’il y a certains endroits en Grèce où l’on n’a pas entendu, on n’a pas voulu entendre cette grande voix qui jadis parcourut les rives de la Méditerranée et s’écria : « Le grand Pan est mort ! »

– Qu’est-ce que tu veux dire… ?

L’historien n’avait pas voulu s’expliquer. Il s’était contenté de répéter ce qu’il savait déjà, ce que chuchotaient les pêcheurs de l’archipel : que des jeunes hommes, téméraires et imprudents, qui ne voulaient point entendre les admonitions des gens sages, des gens qui savent, avaient été dans l’île interdite et n’en étaient point revenus.

Agacé, Charles hausse les épaules. Il va au living-room ; la radio joue un morceau que, depuis son adolescence, il n’avait jamais pu supporter, et il tend la main pour changer de poste. Il suspend son geste : aujourd’hui, il ne sait pourquoi, quelque chose dans cette interprétation, qu’il ne connaît pas, le retient. Il n’a jamais pu tolérer cette musique, ses efforts désespérés pour se constituer. On a l’impression que le thème est pris dans un magma gluant qui l’empêche de se détacher, de se former. On dirait une masse informe en travail d’organisation et qui ne parvient pas à s’organiser. Charles ressent toujours un malaise en écoutant cette pièce, et il a toujours refusé de l’avoir dans sa discothèque. Aujourd’hui, la « Valse » le fascine : elle essaie de se former, elle n’y parvient pas ; elle est absorbée par l’orchestre qui semble prendre un malin plaisir à empêcher l’émergence d’un thème, le déploiement d’une phrase musicale autonome. « Ravel a voulu exprimer l’effritement de la société », se dit Charles, « d’une société qui se dénoue et n’a plus la force de rassembler les éléments de sa personnalité, de son moi. » Il sourit et pense à son oncle qui avait comparé la phrase proustienne, « interminable, où l’on se perd, où l’on peut souvent chercher en vain la proposition principale », aux mouvements de la Valse de Ravel, « une phrase effritée, désorganisée, disloquée, une phrase où les mots ne reconnaissent plus la primauté d’un centre tonal fort, c’est une phrase qui se comporte comme un empire dont les différentes provinces ne reconnaissent plus la domination de la métropole ». La métropole, c’était, d’après l’oncle, la proposition principale. Charles frissonne, ça doit être terrible de voir les différents traits de son être se disperser.

Il est en train de boire un verre de vin quand un pêcheur qu’il connaît bien et qu’il trouve sympathique malgré son avarice, une avarice épique, arrive à bord d’un petit canot à voile. L’avarice de Yannis a quelque chose de métaphysique, quelque chose qui atteint les limites de la crédibilité ; il est capable d’argumenter des heures pour une drachme de plus ou de moins ; Yannis ne rend jamais un service sans demander rétribution. On raconte des choses incroyables sur son avarice.

– Hier, vers le soir, il s’est passé une tragédie…

Charles ne répond pas, ne questionne pas. Il sait qu’avec Yannis il ne faut rien brusquer. Il faut le laisser venir. Le cœur de Charles se noue. Une tragédie… ?

– Vraiment… ?

Yannis, comme d’habitude, ne témoigne pas d’un très grand sens de la progression dramatique. Il n’a pas dit « un accident », il annonce tout de suite « une tragédie ». Charles se souvient que Yannis commence, avant de lire les romans policiers qu’il vient lui emprunter, par parcourir la dernière page « pour voir si ça se termine bien ». Ce n’est pas l’intrigue qui l’intéresse, ni de savoir qui est l’assassin ; ce qui l’intéresse, c’est une belle histoire, bien racontée, qui se termine bien. Quand il trouve un polar qui lui plaît, il est capable de le relire des dizaines de fois, sans désemparer, comme toute la Grèce relit depuis trois mille ans Homère avec la même avidité. Non, Yannis n’a pas l’esprit dramatique, c’est un tragique, mieux : c’est un épique, il n’est pas intéressé par le suspense ; le suspense ne le passionne pas, il n’est pas nécessaire à son bonheur de lecteur. Quand il y a une tragédie, il le dit.

– Oui, une tragédie. À l’autre bout de votre île. Je suis venu vous chercher.

Sans un mot, Charles grimpe dans le petit bateau.

Une tragédie ?

Hier, il a passé toute la journée avec Katia. Promenade sur le sable, mini-croisière autour de son île, il a essayé sa nouvelle voile, la publicité a raison, ce spi augmente la vitesse du bateau, il gagne plusieurs nœuds, l’eau qui vous coule sur le corps, on ne sait si c’est l’eau de la mer ou la sueur, plongeons, bains, le poisson qu’on pêche et qu’on fait griller sur la plage, on sent les grains de sable sous la dent, la douceur du vent sur votre peau, le farniente, le soleil. Et l’amour tout l’après-midi. Elle lui a donné une chaîne en cadeau, une chaîne en or. Pourquoi… ? « Comme ça pour rien, je la trouve jolie, elle te va bien. » Elle aime l’or, elle lui a déjà donné une pièce de monnaie en or, une véritable pièce de collection datant de plusieurs siècles, qu’un numismate aurait payé une fortune.

– C’est pour mettre sous le mât de ton voilier.

– Sous le mât… ! ? Pourquoi… ?

– Cela porte bonheur, tu le sais bien, les marins mettent toujours une pièce d’or sous le mât de leur voilier.

Charles avait un vague sentiment de gêne chaque fois qu’il recevait un cadeau de Katia. En revanche, elle ne voulait rien de lui. Une semaine avant d’accepter cette chaîne, il avait reçu un vase qui avait dû lui coûter une fortune, « combien tu as payé ça, Katia », ce sont des objets qui ne se vendent pas, seuls les musées en possèdent, « tu ne l’as pas volé au moins ? ». Elle avait ri, ils s’étaient penchés sur le motif du vase : il représentait Persée utilisant son bouclier comme miroir afin d’éviter de fixer Méduse dont les yeux changeaient en pierre quiconque les regardait. Grâce à ce stratagème, le héros avait pu vaincre le monstre.

Toute la nuit, Charles avait eu des rêves étranges. La scène du bouclier le hantait. Il se réveilla et se dirigea vers la table où il avait déposé le vase et passa de longues heures à le contempler. On n’avait pas représenté la Gorgone de la manière traditionnelle, avec des serpents en guise de cheveux : cette Méduse-là était belle et non point un monstre.

C’était là sans doute le travail d’un artiste de la période tardive, hellénistique. Le traitement des cheveux, torsadés, délicats, tourmentés, précisés presque un à un, le prouvait assez. C’était le produit d’une époque décadente et délicate, c’est-à-dire cruelle comme la sienne, une époque sauvage et raffinée. Il se souvint d’un vase qu’il avait vu à Munich, à la Pinacothèque, un vase d’une autre époque que le sien, peint par celui qu’on nomme le « peintre de la Gorgone » ; il était resté des heures devant lui. Il ramena son attention sur le cadeau de Katia. Il examina le bouclier et estima que les siècles en avaient assombri l’éclat. Il prit un chiffon et le nettoya. Le bouclier redevint poli et brillant, et Charles s’y regarda. Quelque chose se passa alors, qu’il ne put très bien déterminer, une espèce de secousse électrique qui zébra son âme. Il sursauta et fit un faux mouvement, le vase tomba et se brisa d’une manière bizarre : seul le bouclier servant de miroir se cassa. Immobile, Charles regarda son visage morcelé réfléchi dans les multiples éclats de la glace.

Quand, enfin, il avait pu dormir, il avait fait un cauchemar qui l’avait fait bondir de son lit : il avait rêvé qu’il était dans son bateau. Il était appuyé au bastingage ; son voilier était si bien dessiné, si bien balancé, si bien voilé, si bien accastillé qu’il devait rarement tenir la barre, que le pilote automatique était inutile ; il pouvait, comme il le faisait chaque année, traverser l’Atlantique, les bras croisés, en prenant l’autoroute des Alizés jusqu’aux Antilles. Il faisait nuit, il regardait une procession de navires qui passaient devant sa goélette, de navires dont le pont était encombré de caisses qui n’étaient pas couvertes ; avec ce don d’ubiquité qu’on a dans les rêves, il jeta un coup d’œil sur le contenu de ces caisses, et il hurla si fort dans son rêve qu’il se réveilla : elles étaient emplies d’yeux jetés pêle-mêle, des milliers d’yeux arrachés de leurs orbites, sanguinolents mais palpitants de vie ; l’un d’eux semblait le regarder, et Charles crut y détecter une lueur de reconnaissance. Il décida de ne pas se recoucher. « Mon Dieu ! » Il était en sueurs.

Il aurait voulu garder Katia pour la nuit, elle avait refusé. Elle doit rentrer, c’est nécessaire, elle a rendez-vous…

– Avec un type ?

Oui, un Allemand, il est pas mal, il est riche, et puis il est jeune ; si elle manœuvre bien, elle pourrait l’amener à la demander en mariage.

Charles n’avait pas réagi, il n’avait rien dit. Son visage s’était fermé, mais il aurait voulu la garder toute la nuit. Il la regarda diriger la barque prise entre la mer et le ciel comme entre deux plaques chauffantes ; calcinée par le feu du soleil couchant, Katia se dissolvait, rongée par la lumière comme les vampires des histoires transylvaniennes qui, exposés au soleil, se consument, et bientôt le petit voilier disparut.

Il n’avait jamais pu comprendre les agissements de la jeune femme. Il ne voulait pas avoir l’air de s’imposer, à cause de la différence d’âge. Il se sentit blessé par l’allusion de Katia à la jeunesse de son Allemand, par l’aveu de son amour pour lui, et par son désir de l’épouser. Et, surtout, il ne voulait pas l’interroger. Elle était partie. En colère, il n’avait pas assisté au départ, ou, du moins, il ne voulut pas assister au départ. Il ne put s’empêcher de se retourner et de la regarder s’éloigner. Il était rentré dormir, rageur et ne voulant pas s’avouer sa rage. D’ailleurs, il n’avait pu dormir. Il s’était promené toute la nuit autour de son île et autour d’autres îles, il avait fait une cinquantaine de milles. Il avait toujours aimé naviguer de nuit : il avait l’impression que, dans l’obscurité, il respirait mieux le parfum des collines, le parfum du thym, de l’origan, du romarin, de la lavande sauvage qui poussent sur la terre mesquine des Cyclades. Le vent venant des terres et celui poussé par les flots, loin de s’annuler, s’enrichissent, se mettent en valeur, car ils portent des fragrances qui s’opposent.

Le lendemain, sous un soleil accablant, il était accoudé au bastingage, regardant, avec ce même étonnement admiratif qui ne l’a plus jamais quitté depuis le premier jour où il avait pris possession de sa goélette, l’absence de sillage même à grande vitesse quand, levant la tête, il vit sur la falaise d’une île donnant à pic sur les flots, les pieds dans le vide, une jeune femme assise dans l’eau d’un torrent qui se jetait dans la mer. Elle dévorait à pleines dents une pastèque énorme ; le jus du généreux fruit qui coulait sur son corps plaquait sur elle le tissu de son tee-shirt et lui moulait le buste ; une mobylette, sur laquelle était arrimé un sac de voyage, était appuyée contre un olivier. Charles, grâce à ses jumelles, pouvait lire sur le tee-shirt : « Québec ! Beaucoup ! Passionnément ! À la folie ! » C’était une compatriote, c’était une Canadienne, et elle prenait un immense plaisir à manger sa pastèque et à en cracher les pépins dans la mer. Elle était l’image même de la vitalité, elle semblait une déesse de l’ancienne Grèce venue visiter les temps modernes, et une espèce de nostalgie s’empara de Charles qui se demanda si dans les temps antiques il avait existé une déesse de l’amour de la vie. Cette jeune Québécoise eût pu incarner cette divinité.

Yannis, très calme, garde le silence. Il fait faire le tour de l’île à sa barque, tirant des bords et louvoyant.

De loin, Charles aperçoit le petit attroupement. Son visage devient de pierre, il a déjà deviné, il sait ce qui est arrivé ; il ignore les détails, mais il sait ce qu’il y a.

Ils abordent. Il y a une bâche étendue sur un corps. Un inspecteur en uniforme s’approche du Canadien. En ce moment précis, pour les personnes présentes, il n’y a plus de Charles, ni de Yannis, ni même de Katia, dont le corps gît sur le sable. Non, maintenant, il y a la Morte, il y a l’Amant, il y a le Messager, il y a le Chef, il y a le Chœur – il y a la Tragédie, ce n’est pas un accident, c’est le Destin.

Le Chef (l’inspecteur de police) s’avance vers l’Amant.

L’Amant est le seul qui ne tient pas bien son rôle. Il sent une nette distance entre lui, ou plutôt une partie de lui, et cette scène qui se déroule dans l’air empli d’embruns et de lamentations. Comme toujours en ces cas-là, pense-t-il avec amertume, il n’arrive pas à intégrer l’action. C’est comme quand il boit, il n’arrive jamais à se soûler, il est malade comme un chien, il a la nausée, il dégueule, mais il garde sa lucidité, son calme, il ne dit pas un mot plus haut que l’autre, il pourrait discuter les termes d’un contrat de dix millions de dollars sans que son jugement soit altéré par l’alcool. L’Écrivain refoule l’Amant. L’Écrivain note tout.

– On l’a découverte ce matin très tôt. Toutes mes condoléances, Monsieur Perselman ! On ne comprend pas ce qui s’est passé, on ne comprend pas pourquoi la barque a chaviré… Elle savait très bien nager… Alors, voilà, on se demandait… Excusez-moi… Si par hasard vous ne sauriez pas… Avait-elle des problèmes ? Avait-elle trop bu ? Était-elle soucieuse, hier, en vous quittant… ?

C’est pas vrai, voilà qu’il parle comme dans un roman policier, me voilà dans un roman policier. Le regard de Charles rencontre Yannis. Non, pas dans un roman policier, dans une tragédie de Sophocle. Les épaules de l’Amant s’affaissent sous le poids de la douleur.

– Non, non, pas du tout ! Au contraire, elle était très joyeuse, elle avait rendez-vous avec…

– Avec… ?

La voix du Chef est toute mielleuse. Charles répond avec réticence.

– Avec un type, un Allemand… je crois…

À ce moment, une autre barque arrive. Debout sur le pont, une femme âgée se dresse comme une figure de proue, visage énergique, intemporel, comme surgissant des profondeurs des âges. En l’apercevant, l’Amant frissonne. L’Écrivain se dit que les ennuis vont commencer.

On entend ses grondements depuis la plage. Tous reculent, même le Chef. Elle a des voiles noirs qui flottent au vent, elle-même a l’air de flotter, elle s’abat sur eux comme une trombe. Ils courbent la tête. L’Écrivain est le seul à oser la regarder en face.

Elle s’avance, elle se penche sur le cadavre de sa fille, elle enlève la bâche, elle reste longtemps immobile, à fixer le visage de la morte. Elle glisse une pièce de monnaie entre les dents de la jeune femme. « Vieille superstition. » Elle se relève. Elle se tourne vers l’Amant, elle le transperce du regard, il sent sur son cou « le froid et l’obscurité de ses doigts d’obsidienne ».

– Calmez-vous, Madame, Monsieur Perselman n’est pour rien dans la mort de votre fille, c’est prouvé. C’est un accident.

Charles se dit in petto que pendant qu’il passait la nuit à naviguer entre les îles, l’inspecteur avait déjà eu le temps de faire une enquête sur les principaux suspects, puisqu’il savait déjà, « c’est prouvé », que ce n’était pas Monsieur Perselman qui avait assassiné Katia, que c’était un accident.

– Accident, impossible ! Katia, très bon marin, très bonne nageuse !

L’Écrivain regarde la Mère. Les cheveux de la Mère disparaissent sous un châle. Il y a sur son visage la douleur d’Andromaque, la fureur de Médée, et des rides si prononcées qu’on pourrait penser qu’elles ont été accentuées au kohol.

– Connaissez-vous, Madame, un ami de votre fille qui s’appelle… j’ai oublié le nom… c’est un Allemand, un grand ami de votre fille…

La Mère écrase l’Amant de son mépris, l’Amant est accablé, l’Écrivain n’en a cure, l’Écrivain note.

– Katia, pas d’autre ami. Sale Américain seul ami de Katia.

La Mère a un grondement de fauve, « le grondement de la femme des cavernes à qui on a enlevé son petit », remarque l’Écrivain, qui s’éloigne de la fauve.

– Ma fille racontait cela au Yankee parce qu’elle voulait se faire épouser par lui. Katia voulait le rendre jaloux. C’est ce qu’elle appelait « bien manœuvrer ».

L’Écrivain, qui s’apprêtait à observer que la Mère avait, sans raison, abandonné son style télégraphique, est, sans avertissement, paralysé par l’émotion qui envahit l’Amant. L’Amant ne s’attendait pas du tout à celle-là ! L’Amant sent des larmes couler sur ses joues.

– Ohhh !

Il se rend compte que plus jamais il ne verra les yeux de Katia, ces yeux qui l’avaient tant fasciné la première fois qu’il les avait vus. Ces yeux s’étaient pour toujours dérobés à la lumière du jour.

– Ohhh ! ! !

Il titube. L’ivrogne est soûl. Le Chef est rassuré par ces larmes, cela manquait. L’Américain avait, jusque là, l’air trop calme, trop détaché, comme si tout cela ne le concernait pas, comme si cette fille raidie par la mort était une étrangère et non la femme qui incendiait ses nuits depuis un an. Charles Perselman reste figé, les yeux fixes, hagards.

Le Chef est embêté. Parce que l’ombre de quelque chose d’immense tombe sur eux. Si ce n’est pas un suicide, si Charles Perselman n’a pas tué, si ce n’est pas un accident, cela veut dire… Cela veut dire qu’il faut qu’il s’arrange pour que ce soit un accident, pour que ça soit inscrit comme un accident. Le Chef commence à cesser d’être un chef, pour redevenir un policier qui remarque les coups d’œil que le Chœur et les protagonistes lancent sur l’île voisine.

– Il faut organiser des recherches, il faut… Oui… Il y a les hommes-grenouilles… Je dois téléphoner…

Le Canadien retrouve son pragmatisme que de trop longs séjours en Grèce lui font oublier. Il avait tant lutté, depuis son enfance, pour acquérir cette raison, pour la développer, pour la protéger des attaques de l’illogisme, de l’absurdité ! Il désigne du geste l’île voisine. Il ouvre déjà la bouche ; les regards qu’on lui lance le décident à garder le silence. Lui-même n’est plus certain qu’il pense ce qu’il voulait dire. Il faut que je retourne au Canada au plus vite, je reste trop en Grèce, cette chaleur me brûle la cervelle. Je ne comprends pas qu’ils aient pu inventer la raison sous ce soleil. Je deviens comme eux, comme ces pêcheurs crédules et superstitieux. Demain, je pars pour Montréal.

Il savait qu’il n’en ferait rien, qu’il voulait trop savoir pourquoi, comment, était morte la femme dont l’étreinte était pour lui celle de l’éternité. Presque furieux, il se dit qu’il faudra bientôt apprendre la nouvelle à son corps, à ses mains, qui conservent le souvenir des seins de Katia, des hanches de Katia, à ses mains qui n’ont été créées que pour caresser Katia.

Le Chef, lui, n’a pas ces interrogations. L’Écrivain, qui reprend les commandes, devine ce qui se passe dans l’esprit du Chef. Le Chef a d’autres soucis en tête. Que de problèmes en perspective ! Oui, il faut téléphoner pour faire venir les hommes-grenouilles, qu’ils fouillent les fonds, qu’ils trouvent ce qui a bien pu provoquer la mort d’une jeune femme née dans les îles, sachant nager comme une sirène et manœuvrer son petit voilier comme un loup de mer ; qu’ils draguent les fonds : peut-être trouveront-ils des « indices » ?

Le Chef est déjà persuadé que les hommes-grenouilles ne trouveront rien. Absolument rien. Il sait déjà le nom du criminel, enfin, si ça se trouve, de la Criminelle. Il faut partir. Il a des choses à organiser. Il a des gens à interroger. Cet antiquaire, par exemple, qui raconte une bien curieuse histoire à propos d’un vase que la défunte aurait acheté.

Dès qu’il avait appris la mort de la jeune femme, (« Comment a-t-il fait pour être si vite au courant ? », se demande le policier, « il est vrai que j’étais sur la place du village quand Yannis est venu m’avertir. »), l’antiquaire avait tenu à prendre contact avec l’inspecteur chargé de l’affaire, c’est moi monsieur, parlez, eh bien, voyez-vous, monsieur l’Inspecteur, dans mon magasin d’antiquités, j’ai, ou plutôt j’avais, un vase d’une très grande beauté ; malgré sa valeur, je n’avais jamais réussi à le vendre; des gens riches, des milliardaires à qui pourtant le vase plaisait, avaient manifesté une étrange répugnance à l’acheter, jusqu’à ce que cette demoiselle en fit l’acquisition. On dirait vraiment, Monsieur l’inspecteur, que le vase a lui-même choisi son acheteur. Et alors… ? Alors rien, je tenais à vous avertir, c’est mon devoir de collaborer avec la police. Espèce de couillon !

Le Chef adresse la parole au Messager :

– Yannis, tu veux amener le corps à la morgue ?

Le Messager jette un regard torve sur l’inspecteur de police, qui est redevenu le Chef. Le ton du Chef est impératif, comme il se doit quand un supérieur s’adresse à son subordonné. Yannis ne se prend pas pour un subordonné, il se prend pour quelqu’un qui sait que la vie est dure et qu’il faut gagner, sur cette terre, le moindre sou, toujours recommencer, comme…

– Tu entends, Yannis ?

Le Subordonné qui ne se prend pas pour un subordonné a un regard farouche pour celui qui se prend pour son supérieur ; le Supérieur l’examine sévèrement. Ils deviennent de plus en plus paresseux, de plus en plus impertinents, voilà que celui-là n’entend pas son ordre, qu’il ne veut pas le comprendre.

– La vie est devenue dure, tout est cher, terriblement cher, c’est épouvantable… Je dois penser à mes enfants, à ma vieille mère…

Il a un accent geignard, mais son attitude est décidée, il n’y a personne qui puisse le faire changer d’avis.

– Tu n’as pas d’enfants, tu n’as pas de vieille mère, ta mère est morte voilà une éternité.

– Éternité est un mot trop long pour la mémoire des hommes.

Le ton est rusé, l’on voit bien que le Subordonné veut emberlificoter son Supérieur ; le Supérieur est bien trop intelligent pour se laisser impressionner par un vulgaire nautonier; le Chef a fait des études, lui. Il accentue son ton autoritaire.

– Je t’ai donné un ordre ! Tu vas conduire ce corps à la morgue !

Il en faut davantage pour fléchir la volonté de Yannis… Il se retourne vers le Chœur, les bras aux cieux : « Que les Cieux… » Les cieux se taisent, et le Chœur a l’air sceptique. Personne n’a d’argent sur lui, c’est un de ces jours où vraiment… Personne n’a pensé à en prendre en accourant sur les lieux du… de la Tragédie.

Yannis fait le geste de partir ; la Mère l’arrête, elle ôte de la bouche de sa fille la pièce de monnaie qu’elle y avait mise et la donne à Yannis, qui la prend sans aucun scrupule. Il transporte le corps de Katia sur son bateau et s’éloigne des rivages, esquivant les récifs avec adresse.

– Il faut que j’y aille…

Le ton du Chef n’est pas convaincant. Il a un regard suppliant vers les personnes présentes. Il a l’air de quelqu’un qui attend qu’on lui dise : « Voyons, tu es fatigué, tu as déjà fait ta part, je vais aller à ta place. » Personne ne prononce cette phrase, vous êtes tous des lâches, bande de salauds ! Vous allez me laisser affronter tout seul le… la…

– Je vous accompagne !

La voix avait claqué comme un coup de feu. Le Chef sursaute, il ne s’y attendait pas du tout : c’est Charles qui a parlé.

– Et même, si vous voulez, je peux y aller seul…

– Vraiment, ça ne vous dérange pas… ?

C’est décidé, l’Amant va affronter seul le Dragon. Il va le terrasser afin de délivrer la région du monstre qui exige un tribut des habitants de l’archipel. Et, après le combat, il épousera la belle Princesse.

La belle Princesse est morte. Elle gît au fond d’un caïque qui l’emmène on ne sait vers quelles rives. L’Amant sent une larme mouiller sa joue. Il ne peut s’empêcher de penser que, peut-être, avec la mort de Katia, disparaît sa dernière chance d’avoir un enfant : un désir qui le visite régulièrement, irrépressible, irrationnel.

Il revient à la maison à pied, suivant le rivage, marchant à pas lents, rêvant qu’il se promène avec Platon en devisant sur la supériorité du vin de Chio. Ils s’arrêtent et, tout en lançant des cailloux dans la mer, l’Écrivain raconte au Maître ses problèmes d’écriture, combien en réalité il n’aime pas son style ; et pourtant il travaille, il travaille comme un démon : cela ne suffit pas. Qu’est-ce qu’il avait encore écrit à propos du travail, ce poète chinois qui eut, par ailleurs, une certaine influence sur l’histoire de son pays, à ce qu’on avait affirmé à Charles tout au moins ? Mao Zédong : « Quand la poule couve un œuf, après un certain temps il y a un petit poulet ; elle aura beau couver un nichet pendant un siècle, il n’y aura jamais de petit poulet. »

Son style le désolait, il avait l’impression que quelque chose n’allait pas, que son style était compliqué, que son style était boursouflé, plein de nœuds, pas assez lisse, il faudrait passer le rabot. Le Maître répondait qu’il n’y avait rien à faire, que s’il n’aimait pas son style, c’était peut-être qu’il n’aimait pas ses idées, et que d’ailleurs les poètes… Platon eût un sourire en coin. Vexé, Charles se secoua et abandonna Platon qui, offusqué, s’en retourna au monde des Idées. Resté seul, Charles se demanda, regardant la mer, si les mêmes vagues qui léchaient ses pieds s’en retournaient là-bas en Amérique conter aux plages de là-bas combien il était malheureux, combien il regrettait les certitudes de l’Amérique. C’est maintenant seulement qu’il trouva ce qu’il aurait pu répliquer à Platon. « La poésie se fait avec des mots, cher Maître, non avec des idées. »

« C’est une bonne réplique », se dit Charles, « surtout dans le cas de Platon ! Mais elle n’est pas de moi, et mon drame, c’est justement que j’ai trop abusé de ce précepte » ; c’était pour Charles une véritable profession de foi.

– J’en ai vraiment abusé !

Dans ses poèmes, Charles alignait les mots rares ; il adorait les mots pour eux-mêmes, pour leur sonorité, leur couleur et, très souvent, il se moquait de ce qu’ils signifiaient et même, parfois, il détestait connaître leur sens ; il aimait ce halo de mystère, ce brouillard, cette diaprure entourant un mot dont il ne connaissait pas la signification. Son amour des mots le portait à en inventer : c’était des mots qu’il appelait des mots purs, dépourvus de sens, des mots aux voyelles sonores et aux syllabes trépidantes, choisies et agencées pour leur musique, et qui ne signifiaient rien. C’est ainsi qu’il écrivit pour un ami québécois, compositeur de musique, un libretto dont les dialogues étaient faits de mots inventés. « C’est ce que j’ai fait de mieux. »

– Tu as raison !

Parfois, il débaptisait un objet, parce qu’il jugeait inexistant le lien entre la résonance du mot et l’objet en question, et le rebaptisait d’un mot inventé dont il jugeait les consonances plus appropriées. « Je suis un amoureux inconditionnel, un amant désintéressé, je me fous de la dot du mot ». Ce n’est que cela pour lui, le sens d’un mot : une dot, une qualité accessoire, quelque chose qui vient en plus, un avantage supplémentaire, rien de plus, et surtout rien d’essentiel. Cela lui jouait des tours : il mettait la main sur un mot, il le trouvait beau, il en tombait amoureux et, sans même en vérifier le sens, il l’utilisait dans un poème, pour apprendre plus tard, d’un critique, que ce mot était le nom d’une affreuse maladie, alors que son poème exaltait la santé (c’était encore sa période « nietzschéenne », il faisait d’épuisantes excursions dans les montagnes).

En tout cas, le critique avait écrit une étude cinglante sur la poésie de Charles. Le méchant personnage avait conclu que l’auteur croyait aux miracles, puisqu’il donnait comme signe d’une bonne santé le nom d’une maladie. « Monsieur Perselman devrait indiquer sa recette au corps médical, ce qui lui vaudrait le prix Nobel de médecine, prix qui le consolerait de la certitude de ne jamais recevoir le prix Nobel de littérature. » Et l’ignoble individu proposa de nommer la poésie de celui qui croyait au miracle, « poésie miraculiste », et le nouveau courant que représentait cette poésie, « miraculisme ». Charles avait été fou de rage, d’autant plus qu’il se rendait compte que tout n’était pas faux dans les dénonciations de son tortionnaire. Sa passion pour les mots, les mots pour eux-mêmes, l’avait conduit à une impasse et, au fond de lui-même, il devait s’avouer que, oui, il croyait aux miracles, il croyait, par exemple, que les mots créaient les choses qu’ils désignent. Oui, il voulait que ses poèmes fussent des miracles de mots.

Il était orgueilleux et, au lieu de reconnaître qu’il s’était fourvoyé, il écrivit un manifeste un peu nébuleux, enfin très nébuleux, dans lequel il revendiqua son « miraculisme », avec le vague espoir qu’il lui arriverait la même merveilleuse aventure qu’à Monet et aux impressionnistes, et, d’un mot lancé par dérision, comme une injure, faire, en le récupérant, un étendard prestigieux. « Et puis, monsieur Perselman devrait relire Platon et Aristote : ce qu’il nous dit de leurs relations est tout à fait risible. Le moins qu’on puisse dire, c’est que cette vision de Platon et d’Aristote sort tout droit de l’imagination de monsieur Perselman ! Et quel prétentieux ! Faire un dialogue à la manière de Platon ! Mettre en scène les deux plus grands philosophes de l’Occident ! C’est de l’arrogance ! De l’étalage de culture. Quelle culture, d’ailleurs ? Elle ne vaut rien, puisqu’elle s’appuie sur des données fabriquées, ridicules. Monsieur Perselman a-t-il seulement lu Platon et Aristote ? On est en droit de se le demander ! » C’était cette critique qui avait rendu Charles presque paranoïaque : où son bourreau avait-il trouvé ce dialogue ? Il était certain de ne l’avoir jamais publié. Il avait failli détruire l’unique exemplaire qu’il avait, et seule sa manie de tout garder l’avait porté à le conserver. Charles, dans un moment de rage, avait renvoyé la domestique qui faisait le ménage chez lui.

Ce qui avait fait le plus de mal à Charles, c’était les phrases assassines que son ennemi lui avait décochées à propos de sa santé : « Comment voulez-vous que monsieur Perselman soit poète ? Il est en trop bonne santé ! C’est un sportif accompli, il fait des excursions dans les montagnes, il fait de la course à pied, il possède un voilier de cinquante pieds à bord duquel il traverse chaque année l’Atlantique en solitaire pour aller en Grèce, il peut, avec ce voilier, faire le tour du monde et, pis, en revenir ! C’est un cavalier hors pair. Sa santé est parfaite. Il vivra cent ans. Or, je maintiens que la maladie, celle du corps ou celle de l’esprit, est essentielle à la création. Pour créer, il faut avoir une certaine distance vis-à-vis de la vie, être, ne serait-ce que légèrement, en retrait d’elle. La maladie donne cet éloignement nécessaire, c’est une lorgnette que le destin tend à l’artiste pour mieux regarder le monde ; la maladie est un excellent poste d’observation d’où l’on peut examiner l’agitation de ceux qui sont en santé, leur mesquinerie ou leur grandeur. Les bruits du monde distraient, la santé vous plonge en plein dans le bouillonnement, dans les palpitations de la vie qui vous saute à la gorge, qui vous colle aux yeux, aux oreilles, à tous vos sens, qui perturbe vos antennes, et on ne voit plus rien, on ne sent plus rien. Pour le créateur, la vie est l’ennemie de la vie. On ne peut en même temps vivre et écrire, il faut choisir : être en santé, ou être en état de création. Baudelaire le savait. Proust ne l’ignorait pas, qui a presque provoqué son asthme, qui l’a entretenu et même aggravé, qui a suivi un régime fatal à sa santé. Les gens en santé ne produisent pas, ils se reproduisent ; Kierkegaard ne le niait pas, qui se rendait compte qu’il n’avait qu’une alternative : Ou bien… épouser Régine Olsen, et être heureux et avoir beaucoup d’enfants, Ou bien… écrire son œuvre, c’est-à-dire renoncer à sa fiancée, à la vie. La vie ne naît pas de la vie, la vie naît des affres de l’agonie, de la bave et de l’écume qui tombent de la bouche du mort et qui forment un bouillon de culture d’où sortent les germes de la vie. Si Dieu avait été hygiéniste ou diététicien, Il n’aurait pas créé des êtres vivants, il aurait créé des robots, des Golem. Il le sait bien, Lui qui fait mourir le grain. Le lieu où la vie a pris naissance est un cloaque où s’agitent des miasmes fétides, et non un laboratoire étincelant de propreté. Les couloirs qui conduisent à la création ne partent pas de la salle d’accouchement mais du mouroir, de la morgue ; les œuvres d’art ne sortent pas des mains de la sage-femme mais de celles du croque-mort. Une blessure au corps ou à l’âme, voilà ce que quelqu’un qui aime monsieur Perselman, qui lui veut du bien, devrait lui infliger ! Il faudrait écrire un petit traité à l’usage des créateurs, qui pourrait s’appeler “Du bon usage de la maladie”, quelque chose dans l’élan des hantises de Pascal. Car il y a un mauvais usage de la maladie : les grands malades ne sont pas nécessairement de grands artistes ! On aura compris que monsieur Perselman n’est pas bête ; il est même intelligent, très intelligent : c’est une intelligence frigide incapable de sentir, encore moins de donner, le plaisir, qui reste indifférente aux attouchements de la réalité, qui ne frissonne pas, qui ne ressent aucune émotion, qui jamais ne jouira, et qui ne produira jamais rien de palpitant. Mais ceci est une autre histoire ! »

« Quel imbécile, quel imbécile ! », enrage, aujourd’hui encore, Charles. « Une telle rafale de lieux communs ! » Prétendre que les créateurs sont des sadiques qui subsument leurs déviations et leurs névroses dans la production artistique ! Quel sale individu ! Immoral ! Fils de putain !

En plus, c’était un vicieux, il avait l’art de retourner contre Charles ses propres qualités. Avec quelle habilité, une habilité véritablement diabolique que Charles eût admirée si elle s’était exercée contre quelqu’un d’autre, il avait utilisé contre sa victime son acharnement au travail ! « Charles Perselman est un bourreau de travail, tout le monde le reconnaît ! Ses séjours en Grèce ne sont pas des voyages d’agrément, ce sont au contraire des voyages de travail. Aller en Grèce pour passer son temps à travailler ! Presque douze heures par jour ! Monsieur Perselman rappelle quelque part une affirmation de Mao Zédong : “Quand la poule couve un œuf, après un certain temps il y a un petit poulet ; elle aura beau couver un nichet pendant un siècle, il n’y aura jamais de petit poulet.” Le Grand Timonier, en écrivant cela, pensait à des gens comme Charles Perselman. Ce sont des malheureux sans génie, sans le moindre talent, qui, en revanche, sont doués pour le travail, qui peuvent rester, des heures et des heures, à refaire la même phrase, la même note, le même coup de pinceau, qui n’arriveront à rien car ils n’ont aucun talent. Pauvre Charles Perselman ! »

Charles avait lui-même apporté à son ennemi des munitions que cet homme sans principes s’était empressé d’exploiter ! Dire qu’il se reprochait lui-même son manque de talent ! Il était le premier à le reconnaître…

Le critique de Charles s’était montré perfide en affectant de montrer de l’admiration pour certains écrits de sa victime, ce qui avait semblé légitimer son jugement, qui eût rendu méfiants les lecteurs s’il était resté entièrement négatif. Il avait proclamé son admiration pour « Le labyrinthe des illusions », « une délicieuse petite chose sur les jardins », et pour la plaquette de Charles sur Marcel Proust. « Quand il le veut, Perselman a le ton juste. »

En se réveillant le lendemain, Charles trouve l’inspecteur de police qui l’attend. Il veut savoir si l’Américain est déjà allé dans l’île voisine… ?

– Non, pas encore, je compte y aller aujourd’hui. Hier, j’étais trop fatigué.

– Oui… oui, c’est tout à fait normal. Je ne m’attendais pas du tout à ce que vous y alliez hier soir, non. Je suis passé simplement vous dire bonjour… et vous annoncer que les hommes-grenouilles sont arrivés, ils sont déjà au travail.

Les hommes-grenouilles ? Ah oui… Il avait oublié. Maintenant, il ressent une étrange réticence à remplir sa promesse et se cherche des prétextes pour ne pas aller à l’île voisine. Quelque chose lui fait peur, il ne sait quoi ; il n’a jamais su ; plus il regarde l’île, plus sa répugnance augmente : envolé, dissipé, son désir de la visiter, de percer son secret. Les heures passent, et il ne se décide pas ; dire qu’il n’y a pas longtemps, il aurait tout donné pour y aller… La vie est bizarre.

L’après-midi, pour faire diversion à ses pensées moroses, il va sur l’île de son ami historien qui l’a invité à dîner. La réception est en l’honneur de leur commune connaissance, le grammairien, qui vient enfin de faire paraître l’œuvre de sa vie, le fameux « Dictionnaire de poétique et de rhétorique du grec ancien et moderne », somme énorme qui passe déjà pour la bible des hellénistes et qu’on est en train de traduire dans plusieurs langues.

Constantin Sittacos a cet air perdu, bougon et dépressif qu’ont ceux qui ont terminé un travail de longue haleine, un travail qui a été leur raison de vivre pendant de nombreuses années. Il avait passé la nuit à feuilleter son « Dictionnaire » ; il y relevait déjà des erreurs, des propos peu nuancés, des affirmations trop péremptoires et d’autres, au contraire, pas assez vigoureuses. Il avait jeté un regard dubitatif sur ses fiches : qu’allait-il en faire ? Et, en général, qu’allait-il faire ? Depuis douze ans, sa vie était organisée autour du « Dictionnaire ». Maintenant, le « Dictionnaire » est terminé, se dit-il, morose, en caressant l’énorme livre et en en humant l’odeur ; il fronça les sourcils, il lui sembla que cette odeur était différente de celle qu’il avait sentie ce matin quand il avait reçu ses quatre exemplaires d’auteur ; c’était quand même bizarre, il était certain que l’odeur de ce soir était différente de celle de ce matin. Il haussa les épaules. Eh bien, il faut faire un autre livre ! Bon. Il ne se sentait pas capable d’entreprendre quelque chose d’aussi gigantesque que le « Dictionnaire », travail de titan. Non, il faudrait qu’il fasse un tout petit livre, quelque chose de vif, de guilleret, de vert tendre, qui le change de l’austérité du « Dictionnaire », et il se mit à penser à différents sujets possibles. Cependant, quand l’aube se leva, Constantin Sittacos était de nouveau sombre. Il pensa à ceux à qui il allait offrir un exemplaire du « Dictionnaire » et son visage s’éclaira. Le premier était pour sa mère à qui d’ailleurs le livre était dédié. Il dédicaça le second exemplaire à son ami manchot. Le troisième était pour Charles Perselman « avec l’espoir qu’il comprendra enfin ».

– Il ne comprendra jamais. Il ne veut pas comprendre…

Pendant qu’ils prennent l’apéro, un des invités raconte un voyage qu’il vient de faire aux Indes où, dit-il, un spectacle l’avait frappé : c’était celui des vautours lacérant les cadavres qui leur étaient laissés en pâture sur les « colonnes de silence » : chez les Parsis, les oiseaux de proie sont les fossoyeurs naturels. Ce qui avait terrorisé le voyageur, c’était la pensée que, peut-être, il existe des vautours qui, sur d’autres « colonnes de silence », déchiquettent, non le corps, mais l’âme d’un mort et en emportent dans leur aire, chacun d’entre eux, un lambeau différent. « Imaginez ce spectacle : votre âme gisant sur la poussière et, autour, une bande de vautours qui la déchirent et en dévorent les morceaux… » Charles frissonne ; il ressent une vague inquiétude en écoutant ce récit.

Comme Charles s’y attend, le souper est divin ; la cuisinière a magistralement réussi une dorade aux anchois, et Charles se dépêche d’aller la féliciter sitôt qu’il peut s’absenter de la salle à manger. Elle accueille les compliments du Canadien avec la satisfaction tranquille d’un grand peintre recevant, le soir d’un vernissage, les hommages de ses admirateurs. Charles eut l’idée de lui parler d’un plat que réussissait la cuisinière de sa grand-mère, qui l’avait inventé, un bœuf aux fruits de mer. La cuisinière grecque avait écouté, pensive, et elle ne cessait de répéter : « Je comprends, je vois… »

Après le fromage, ils se dirigent vers la terrasse pour le café, le cigare et les liqueurs, et Charles, comme toujours, admire la fluidité et l’aisance des mouvements de son ami manchot, élégant, rapide et efficace comme un prao courant sur les eaux du Pacifique, et ordinaire et familier comme une aphérèse, lui chuchota à l’oreille le grammairien, comme s’il avait deviné sa pensée, tellement on est habitué à le voir avec une seule main : « De votre point de vue, ce serait plutôt une apocope. » Le grammairien avait toujours des comparaisons et des métaphores d’une préciosité pédante et agaçante. Ce n’était pas la première fois que Charles l’avait noté. « Ce qui m’énerve », eut-il l’honnêteté de s’avouer, « c’est peut-être le fait de constater que, sur ce point, je lui ressemble beaucoup. » Il n’aimait pas le grammairien, il n’aimait pas les regards langoureux et mélancoliques qu’il lui lançait, il n’aimait pas les apartés qu’il essayait à tout instant d’aménager entre eux. Ce n’était pas parce qu’on est en Grèce que…

Un des commensaux, canadien comme Charles, médecin spécialisé en chirurgie esthétique, raconte une opération qu’il avait pratiquée au Québec…

– À Montréal…

… au Québec, à Montréal où il exerce : il s’était agi d’éliminer la bride des yeux d’une Vietnamienne. « Une femme superbe, cultivée, connaissant les littératures canadiennes mieux qu’un Canadien, parlant un anglais et un français admirables, très intelligente, je ne comprenais pas du tout pourquoi elle voulait tant modifier l’amande de ses yeux, j’ai essayé de la dissuader, de la convaincre qu’elle faisait une erreur, elle n’a rien voulu entendre, il m’a fallu l’opérer, je trouvais cela dommage, de si beaux yeux ! » Charles ne peut retenir un mouvement de colère quand l’un des convives déclare que la Vietnamienne n’est pas si intelligente que le laisse croire le chirurgien puisqu’elle avait pris une décision si sotte, qu’elle est un cas typique d’acculturation. Le maladroit, insistant lourdement, discourt sur les individus qui adoptent une culture étrangère, une culture qu’ils estiment supérieure à celle dans laquelle ils sont nés. L’hôte jette des regards de plus en plus inquiets vers Charles. « Non », tranche-t-il, à la fin, irrité autant que Charles, « vous vous trompez, il y a des gens qui intègrent plusieurs cultures. Il y a des gens dont les veines charrient un sang mêlé et dont l’esprit accueille une culture qui reçoit les eaux de différentes sources ! »

« Foutu Français ! Français puant ! », s’écrie Charles à un moment où son ami et lui se trouvent isolés du groupe. « Pas du tout », répond en souriant son hôte, « cela fait seulement trop longtemps qu’il est resté loin de son pays. Tu sais, Charles, le Français, comme l’Américain, le Haïtien, le Canadien, ou n’importe qui de n’importe quelle nationalité ne pue pas le Français, l’Américain, le Haïtien, le Canadien, ou n’importe quelle autre nationalité ! Il est comme le poisson… »

– Le poisson…. ?

– Oui, le poisson ! Le poisson frais ne sent pas le poisson, tu le sais comme moi… Le poisson dans la mer, ou la rivière, il ne sent pas le poisson… Il ne sent le poisson qu’hors de son domaine, hors de l’eau. Ce que tu reproches à mon invité parait seulement parce qu’il est loin de son pays… Je te supplie d’avoir un peu de patience à son égard…

Charles n’était pas d’accord avec son hôte et le lui dit. « Ta théorie est dangereuse et sent le fascisme ! Je pense au contraire que seul celui qui est étranger à son propre village, qui l’a quitté depuis de longues années, celui-là seul peut être considéré comme un être humain qui ne pue pas. Il ne peut pas puer, puisqu’il a attrapé toutes les odeurs du monde… »

– Peut-être as-tu raison…

Un étrange sentiment s’emparait de Charles tandis qu’il contemplait la mer et les rochers qui semblaient vouloir envahir la terrasse et dévorer ceux qui s’y trouvaient, un sentiment proche de la panique. Cette impression de se sentir avaler, lentement broyer et ingérer par les éléments, devint si vive qu’il se hâta, pour y échapper, de rentrer au salon, prenant prétexte d’un livre sur la céramique qu’il voulait consulter. Il feuilletait l’album, sans réussir vraiment à se concentrer, quand il tomba sur une reproduction d’une œuvre de Laszlo Fekete, « Plastique », qui accentua encore le malaise qu’il fuyait sur la terrasse. Les principaux éléments du visage, des mains et des pieds représentent, en un raccourci saisissant, un homme qui semble se désincarner peu à peu dans la matière inerte qui le ronge, la matière qui reprend sa place, comme ces forêts tropicales qui, très vite, parfois en une nuit, recouvrent, si on ne fait pas attention, la clairière que, pour y installer le campement, le détachement militaire a taillée dans les racines, les arbres et l’herbe. Cette céramique le bouleversa « au-delà de toute raison ». Il se dépêcha de refermer l’album et de rejoindre la société.

Charles ne veut pas profiter de l’offre de son ami de rester dormir, « ta chambre est prête, comme toujours, elle t’attend », et rentre. Pendant le voyage de retour, il ne cesse de pester contre le fâcheux qui lui a gâché sa soirée avec ses théories vaseuses sur l’acculturation. Quel idiot !

Le lendemain, il se promène sur les plages de son île. Il rêve. Ses sens exigent Katia.

Il se souvient de sa première rencontre avec la jeune femme.

C’était à Athènes, il avait passé la soirée à discuter avec un étudiant allemand, le soir de son retour précipité de Chantilly, c’était encore le début du printemps, il était arrivé en Grèce beaucoup plus tôt que d’habitude. Le jeune intellectuel germanique se demandait pourquoi les hommes de quarante ans se sentaient obligés de prendre ce ton protecteur, ce ton pontifiant, quand ils s’adressaient à des jeunes gens ? « La beauté », disait Charles, doctoral, à l’étudiant excédé et qui avait haussé les épaules, « la beauté est dangereuse, et quand on la rencontre, il faut faire attention. »

– Ce qui est dangereux quand on regarde la beauté, c’est que, elle aussi, elle vous regarde. Notre regard est peut-être inoffensif, ou peut-être pas, celui de la beauté est fatal, il tue, la beauté détruit celui qu’elle regarde. Mon jeune ami, prenez garde qu’elle ne jette les yeux sur vous…

En prononçant ces derniers mots, Charles regardait l’espace situé sous un énorme globe électrique ; l’éclairage trop violent l’empêchait de bien voir. Il eut la vague impression que quelque chose se condensait sous le globe, comme une présence qu’on sent et, bientôt, il acquit la certitude que quelqu’un se tenait dans le cercle lumineux, comme on devine, plutôt qu’on voie, la carafe de vin blanc mise pour la rafraîchir dans le courant glacé d’une rivière. Sous le globe, une silhouette commençait à se préciser, comme si les photons se cristallisaient ; cette silhouette était encore indistincte, trop éclairée. Il comprit que la personne bougeait, s’avançait. On put alors se rendre compte que c’était une femme ; elle était encore sous l’éclat trop vif de l’ampoule et l’on ne pouvait distinguer ses traits ; on voyait son corps, ce corps demeurait flou. Elle fit quelques pas, se débarrassant de son camouflage de lumière, et Charles, émerveillé et avec un sentiment de panique, contempla la plus belle femme qu’il lui eût jamais été donné à voir, et il se persuada qu’elle était née de la clarté, qu’elle en était la condensation, et il se dit que la beauté est l’émanation de la lumière.

Il sut tout de suite qu’il venait de rencontrer une femme qui allait avoir une influence décisive sur sa vie, une femme qui lui avait été envoyée comme messagère des puissances de la passion et du désir. La panique qui s’était emparée de lui devint si aiguë qu’il laissa échapper un gémissement. Il sentit l’air lui manquer. Il était comme accablé et il murmurait : « Ah, mon Dieu ! Ah, mon Dieu ! » C’était la première fois qu’une chose comme cela lui arrivait. La beauté, comprit-il vaguement, est inséparable de la terreur.

– La Beauté…

Il frissonna.

La jeune femme s’était dirigée droit vers la table de Charles et, avec un naturel parfait, s’était assise : elle avait tout à fait l’air d’une jeune femme qui arrive en retard à un rendez-vous, et l’étudiant allemand se persuada tellement qu’elle était l’amante du Canadien que, par discrétion, il prit congé ; il se leva et se retira.

Elle était si belle qu’au début Charles se contentait de la regarder. Elle avait des yeux d’une étrange couleur ardoise, qui semblaient changer de nuances à chaque moment, des yeux sensibles à toutes les humeurs du jour. Il n’avait jamais vu des yeux pareils, et il restait là, à les regarder, fasciné comme le sont ceux qui sont sous l’ascendant des regards d’un serpent. Il écarta la bougie qui s’interposait entre elle et lui. Il voyait son propre reflet dans les yeux de la jeune femme, et il était presque jaloux de ce reflet qui, se disait-il, faisait partie d’elle, qui était en elle. Dans l’égarement de ses esprits, il avait l’impression que ce reflet se prélassait, qu’il avait une attitude ironique, que cette ironie était dirigée contre lui ; il voudrait être dans les yeux de la jeune femme, être ce reflet qui, à cause de la bougie placée juste devant elle, avait l’air de brûler sur un bûcher : il eut brusquement chaud, il avait l’impression de s’embraser, il était en sueurs. Il était pantois, paralysé ; il craignait de respirer, de peur de voir la jeune femme se dissiper et retourner à la lumière.

Il ne lui manquait même pas cette légère et minuscule imperfection qui dynamise la beauté, qui achève de lui donner son caractère : elle avait une brève cicatrice à la joue gauche, et Charles était reconnaissant à cette balafre qui lui permettait de rattacher la jeune femme à la race humaine, de lui attribuer des aventures bien terrestres : elle avait été mordue, quand elle était enfant, par son chien, ou elle avait été blessée par un couteau en écaillant un poisson, ou elle avait été battue par un amant évincé, ou elle était tombée sur la joue, ou… Cette cicatrice représentait, à elle seule, la dame de compagnie terne ou, de manière plus perverse et plus économique, la parente pauvre et effacée que la courtisane des temps anciens prenait soin de placer à ses côtés pour profiter de la comparaison que les visiteurs ne manquaient pas d’établir entre elle et sa compagne : ainsi un minuscule point noir galvanise une surface blanche, et un unique arbre rend plus horizontal un paysage plat.

Charles avait été obligé de faire un effort considérable pour secouer sa paralysie, pour rompre le charme sous lequel il était tenu. Ses yeux continuaient à nager dans le vague comme ceux d’un homme frappé d’éblouissement. Pendant ce temps, elle était restée muette, attendant qu’il lui adressât la parole, radieuse, sereine, énigmatique et vénéneuse, ses yeux distillant dans ceux de Charles un poison délicieux et mortel, et son corps communiquant à l’homme, par sa seule présence, une allégresse et une angoisse qui accéléraient sa respiration. Un peu amer, il eut le temps de penser que son âme venait de subir cette blessure que lui avait souhaitée son ennemi, le critique littéraire ; la plaie était vive, et la vie l’infectait. Depuis lors, quand il regardait Katia, quand il s’approchait d’elle, quand seulement il y pensait, c’était toujours avec crainte et tremblement.

Ils avaient passé une partie de la nuit à discuter cuisine. Il avait commandé une bouteille de Cos qu’ils avaient bue à petites gorgées lentes, et ils avaient l’impression d’avaler la mer.

Charles se mit à lui raconter sa vie et à faire des confidences qu’il n’avait faites à personne. Il lui dit ce soir-là des choses qu’il croyait avoir oubliées depuis longtemps. Elle l’avait écouté avec attention.

Il lui avait parlé des chevaux de son enfance. Il lui avait confié que la seule fois qu’il avait été en Égypte, c’était pour aller voir les chevaux de Al-Zahraa, les plus beaux chevaux du monde. Il avait avoué sa passion pour la voile et révélé qu’il avait un voilier de cinquante pieds. « Je l’ai construit moi-même, enfin, pas tout à fait ; en tout cas, j’ai participé à sa construction… » « C’est quoi ? Un sloop ? Un yawl ? Un ketch ? » Elle avait l’air de s’y connaître et, rapidement, il apprit que, en effet, elle s’y connaissait, qu’elle-même avait une petite barque à voile, et que d’ailleurs elle habitait une île pas très loin de la sienne.

– C’est une goélette. En bois moulé.

Elle lui avait demandé où elle était ancrée. « Ici, à une petite marina, pas loin du Pirée, je viens là depuis toujours. Mon père déjà… » « Alors », avait-elle décidé, « demain je viens vous trouver, et vous m’emmènerez dans votre île. » Il avait essayé de lui expliquer qu’il aimait la mer pour elle-même, pour le temps qu’il y passait, pour le voyage, pas pour les escales qui pour lui étaient une corvée, celle du ravitaillement, et non une fête comme pour la plupart de ceux qui courent les mers en voilier. La fête, il la vivait quand il sentait le vent cingler son visage, quand il sentait les embruns lui mouiller le corps, quand il négociait une vague de deux mètres, quand il entendait les craquements du bois de la coque et des mats. Il n’appréciait guère naviguer en convoi, comme le font, au début ou à la fin d’une saison, les skippeurs qui se rassemblent afin de faire route en commun et de traverser ensemble la Grande Bleue. Il préférait attendre quelques jours après le départ du train des voiliers pour prendre la mer. C’est ainsi qu’il partait pour les Caraïbes ou rentrait en Europe une semaine ou deux après tout le monde.

Il aimait le vent, bien qu’il évitât les « Grands Vents », comme on disait dans son enfance. Il se rappelait un paysan qui affirmait que les Grands Vents avaient un lieu où ils se réunissaient, où ils s’échangeaient des informations, et chaque Grand Vent donne des nouvelles de la partie du monde qui est sous son obédience. Car chaque Grand Vent, chaque cyclone, ouragan ou tempête, connaît ce qui se passe dans le cœur des hommes et des femmes qu’il touche. Son oncle pouvait réciter les noms de tous les vents qui tourbillonnent à travers le monde. Charles aimait les Grands Vents, mais il les évitait le plus possible : ce n’était pas par lâcheté, c’était par peur, c’était par respect. Il avait des raisons précises de se méfier d’eux, il savait ce dont ils étaient capables. Les Grands Vents avaient réglé la vie des habitants de sa ville natale.

La dernière fois qu’il avait entendu parler d’eux, des Grands Vents qui avaient détruit sa ville natale, c’était à Montréal, par un ministre d’un pays étranger qui y était de passage afin de discuter des termes d’un accord entre le gouvernement du Canada et le sien. Charles était arrivé la veille, il avait l’intention de passer un mois au Québec, il y avait trop longtemps qu’il n’avait pas revu son pays, il voulait redevenir montréalais pour quelques semaines. Le ministre, qu’il avait rencontré par hasard, s’était montré prévenant, charmant, et lui rappelait beaucoup un de ses oncles, une ressemblance ahurissante. Charles lui fit souvenir qu’ils s’étaient déjà rencontrés, il y avait longtemps, « j’étais adolescent, j’étais avec mes cousins ».

– Je me souviens très bien ! Vous aviez l’air d’un jeune coq de bataille !

Le ministre et lui avaient passé une nuit entière à bavarder. L’homme politique avait une telle culture, un tel charme, que Charles avait presque oublié sa voix, une voix horrible de violon mal accordé. Pour la première fois depuis longtemps, Charles s’était souvenu de son enfance et l’avait racontée au ministre, à cet étranger qui lui rappelait tellement son oncle. Par la suite, il avait gardé le contact avec lui, lui écrivant de temps en temps pour lui dire ses aventures ; cependant, il avait refusé l’invitation du ministre à venir le visiter dans son pays. Charles se secoua et ramena sa pensée à la femme qui déjà occupait tout son être. Il avait hâte au lendemain.

Cette nuit-là, il avait été tellement excité qu’il n’avait pu dormir, il pensait trop à la rencontre avec Katia ; il s’était promené avec son voilier malgré la corvée de sortir et de rentrer dans une marina encombrée. Il avait dû revenir au moteur, le vent était tombé, et, regardant la grande voile qui pendouillait, il s’était dit que ses élans, pour la première fois depuis une éternité, pour la première fois depuis ses vingt ans, ne faseyaient plus, qu’ils étaient gonflés par la pensée de Katia. Il n’était pas assez fatigué pour dormir, il était trop énervé, et il passa ce qui restait de la nuit à affiner l’ajustage des tire-veilles du gouvernail de sa goélette.

Au matin, elle était arrivée, avait grimpé sur le pont, avait aidé à la manœuvre et, sitôt le bateau loin des côtes et malgré la température encore fraîche, s’était déshabillée avec entrain et naturel, offrant son corps au soleil et aux regards de Charles avec une joyeuse impudeur. Elle s’était appuyée contre l’étai de la misaine, debout sur le beaupré, gardant longtemps cette pose. Durant un an, jusqu’à sa mort, elle devait rester la figure de proue de la vie de Charles : toujours devant lui et lui montrant le chemin de la volupté. Ses cheveux étaient tellement noirs qu’ils avaient des reflets blancs ; soulevés par le vent, ils palpitaient, ils chatoyaient, ils avaient l’air d’avoir une existence personnelle, ils vivaient, serpentins, brillants et lustrés.

À midi, quand enfin elle vint le rejoindre dans le cockpit, il avait préparé l’apéro, un excellent blanc de Chalkidiki, un Carras, c’était un Côte de Meliton qu’elle sembla apprécier. « Ce vin », dit-elle, méditative et absorbée dans ses souvenirs, « rappelle le Mendios, ce blanc sec qu’on produisait à Mende et dont parle Athinaios. Votre Platon en a bu, très certainement. » Elle resta un moment rêveuse, et Charles n’éprouvait plus, en la regardant afficher sa nudité, la gêne qu’il avait ressentie quand elle s’était dénudée. Plus tard, trop tard, il devait se rappeler la nostalgie de Katia parlant des vins de Mende et s’étonner qu’elle pût faire des comparaisons avec des vins d’il y a deux mille cinq cent ans. Elle but encore une gorgée qu’elle avait laissé paresser dans sa bouche avant d’avaler, elle l’avait regardé, elle lui avait dit :

– Je vous trouve obscène avec ces vêtements, pourquoi vous ne vous déshabillez pas ? Il est vrai que vous n’en avez pas besoin. J’aimerais être comme vous et conserver un hâle uni toute l’année, je vous envie ! Ce que j’aimerais ne pas être obligée de me faire bronzer après chaque hiver !

Après le déjeuner, elle voulut faire le café. Elle se débrouilla très bien dans la cuisine du voilier qui, sans être minuscule comme elle l’est en général sur la plupart des voiliers, n’était pas celle d’une villa, trouvant du premier coup ce qu’elle cherchait.

– Combien de cuillères de sucre ?

– Six.

– Combien ! ! !

– Six… Sans lait.

– Voilà votre sirop…

Il sourit, et fit sa plaisanterie habituelle : « J’aime mon café noir, fort et doux, comme moi. »

C’est ainsi que Katia était entrée dans sa vie.

Cette rencontre qui, il en a l’impression, date d’hier, sépare sa vie en deux, et la césure est si nette qu’il a un peu pitié du premier Charles, du Charles d’avant Katia, ce Charles Perselman devenu un étranger, de ce blasé, de ce dandy, de ce dilettante toujours épuisé, cynique, qui publiait partout que l’amour n’existe que dans la littérature, que beaucoup de gens ne seraient jamais tombés amoureux de leur vie s’ils n’avaient lu « le Rouge et le Noir » ou l’histoire de Pâris et d’Hélène, ou s’ils n’avaient entendu « Tristan und Isolde ». Il se disait que son engagement « nietzschéen » n’avait été, en fin de compte, qu’une tentative pour échapper à l’atmosphère rare et délétère qui menaçait de l’asphyxier.

L’amour de Katia l’avait sauvé, il avait été un sculpteur qui avait donné forme à la masse de ses sentiments. Charles a l’impression d’avoir été appelé à l’existence le jour où elle l’a regardé, comme ces particules quantiques qui ne sont que virtuelles et qui ne se matérialisent qu’au moment où elles sont « perçues » par l’expérimentateur. Je suis né le jour où elle m’a vu. « Voilà que j’ânonne des lieux communs ! » Il est content d’avoir proféré une banalité.

C’est vrai que Katia l’avait fait naître à la vie : avant sa rencontre avec la jeune femme, ses émotions les plus fortes, il les ressentait, il s’en souvient, au théâtre ou en lisant. Il se rappelle une représentation de « Tristan », à Montréal, avec Roberta Knie, et surtout avec Jon Vickers : ce fut une de ses expériences les plus intenses. Au dernier acte, quand le prodigieux Vickers se traîna sur le ventre pour aller à la rencontre de Isolde enfin arrivée et expirer dans ses bras, Charles avait pleuré comme une Madeleine, des sanglots d’autant plus irrépressibles qu’il faisait des efforts pour les maîtriser.

Il avait, à l’époque, le cœur si desséché que seul l’art pouvait le faire vibrer. Il était parfois tout surpris de rencontrer dans la vie un phénomène, une situation, une personne qui lui rappelaient tel roman, tel opéra, tel personnage : « Quelle histoire ! » s’écriait-il alors, éberlué. Il aurait pu assister, dans la « vraie vie », à la séparation, à la mort de dix mille amants sans broncher, sans verser une seule larme. Seule l’émotion que suscitait chez lui un opéra pouvait l’atteindre. Katia l’avait tiré du monde de l’art, l’avait fait retraverser le miroir, l’avait réinstallé dans la vie. Avant cela, la vie lui paraissait triviale : « trivial » était son adjectif préféré, à l’époque, le jugement définitif, rédhibitoire, tout lui était trivial, et surtout la vie.

La seule vie qui fût digne d’être vécue était une vie métaphorique. Lui-même n’aurait pu préciser ce qu’il entendait exactement par une « vie métaphorique ». Celle qui se déroulait sur une scène lui convenait tout à fait : était-ce là une vie métaphorique ? D’un autre côté, toute mort digne ne se devait-elle pas d’être métaphorique ? Noble ou vulgaire, qu’elle arrive par l’épée ou le poison, bourgeoisement dans son lit, à la suite d’une crise cardiaque ou d’une longue maladie, sur le champ de bataille fauché par la mitraille, aucune mort ne lui paraissait digne, belle. Seule une mort métaphorique pouvait être belle. Une mort métaphorique ? Il aimerait être tué par la métaphore, seule capable, d’après lui, de magnifier la mort. S’il pouvait au moins indiquer la direction où chercher le sens d’une vie métaphorique, en revanche la signification d’une mort métaphorique lui échappait. Une mort métaphorique ? Être tué par la métaphore ? Par la pure métaphore ?

– Est-ce que seulement je sais ce que je veux dire ?

La métaphore, d’après Charles, est l’instrument suprême de l’homme. « C’est la métaphore qui a transformé la bête en être humain, c’est elle qui a créé l’art, la philosophie. Sans la métaphore, nous serions restés au stade de l’animalité. »

Il se souvenait des discussions « ridicules » que, dans son enfance, il avait eues avec son cousin. Ils cherchaient le mot le plus important de tout le vocabulaire.

– Quel est le mot le plus important du dictionnaire ?

Cela les avait passionnés. Ils avaient écarté, à la suite de Borges, les mots de plus de cinq lettres. « Les mots de plus de cinq lettres ne sont pas essentiels. » C’est alors que les difficultés avaient commencé. Vie ? Mort ? Mère ? Père ? Dieu ? Néant ? Être ? Chaos ? Ordre ? Terre ? Mer ? Temps ? Lequel de ces mots était le plus important ? Son cousin et lui n’avaient jamais pu se mettre d’accord.

« C’étaient des discussions d’adolescents boutonneux qui croyaient avoir de hautes préoccupations et étaient persuadés d’être les premiers à penser à un sujet. »

Il se souvient qu’ils étaient tous les deux d’accord pour affirmer que s’il était impossible de trouver le mot le plus important du dictionnaire, il était en revanche facile de savoir la figure de style la plus importante de la rhétorique : c’était, « incontestablement », la métaphore.

– C’est la métaphore qui est à la base de tout, et pas seulement de la poésie, elle est aussi à la base de la philosophie. C’est la métaphore qui a soulevé l’homme au-dessus de l’animalité. La métaphore, comme l’augmentation du volume du cerveau, comme la marche verticale, comme la main, est la cause du processus d’hominisation de l’homme.

Sa première sortie en commun avec Katia avait été pour aller chez son ami manchot, et la cuisinière de l’historien lui fit la surprise de lui préparer la recette dont quelque temps avant il lui avait parlé, un bœuf aux fruits de mer.

– Oh ! ! !

Il avait lentement dégusté le plat, il avait poussé un soupir de satisfaction quand il avait terminé. Il s’était, comme toujours quand il mangeait chez son ami, précipité à la cuisine pour féliciter l’artiste. Elle l’accueillit avec joie et anxiété.

– Je vous attendais… Alors ?

– Alors, c’est fantastique… fabuleux ! Je n’ai pas de mots…

– À la place des huîtres, j’ai mis de la tortue, et…

Elle ne put continuer. Charles avait couru à la fenêtre qui donnait sur la mer et avait vomi.

– Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce que vous avez ?

Elle lui avait apporté un linge mouillé et il s’était essuyé le visage avant d’aller à la toilette. Quand il revint dans la cuisine, il trouva la cuisinière perplexe, vaguement vexée, le visage en forme de point d’interrogation. Charles se sentit obligé de lui donner des explications.

– Vous ne pouviez savoir. Ce n’est pas de votre faute. Je ne tolère pas la tortue…

Non, ce n’était pas de sa faute, c’était la sienne, il avait commis une faute épouvantable en consommant de la tortue, un péché mortel, il s’en voulait, il était convaincu qu’il l’allait payer cher. Un jour ou l’autre, il en était certain, il paiera… Avoir mangé de la tortue ! Ô mon Dieu !

– Ô mon ancêtre ! Pardon ! Pardon !

Tout en rêvant, Charles avait contourné l’île, et il se retrouve soudain sur les lieux de l’accident – non, de la Tragédie.

Il y a une grande excitation parmi les hommes-grenouilles. Que se passe-t-il ?

Quand on l’aperçoit, on lui fait de grands signes. Il ne court pas, parce qu’une vague inquiétude le retient, « vont-ils m’annoncer un autre malheur ? ». Quelque chose dans l’attitude des hommes-grenouilles le rassure, lui parle de joie, quelque chose reflété par l’air, qui est à boire aujourd’hui, sec et léger comme un bon vin blanc, vivifiant, un air qui ne sait pas que Katia est morte, ou, plutôt, il le sait, mais l’air sait aussi autre chose : que la mort de Katia n’est qu’un moment du mouvement général du monde. Charles arrive près du groupe.

– Figurez-vous, le Yankee, que ce matin, en plongeant, on a trouvé… Devinez… Non, vous ne devinerez jamais… les jarres, oui, les fameuses jarres de vin que, dans le temps, Aristote avait jetées à la mer ! Le vin de Platon ! ! ! C’est pas formidable, ça… ! ?

Si c’est pas formidable ! Le vin de Platon ! Dieu Tout-Puissant ! Il faut en boire tout de suite, vous avez des verres ? – il éclate en sanglots. De gros sanglots comme quand il était enfant et que sa mère l’obligeait à aller au lit sans terminer son livre, laissant Ivanhoe se débrouiller seul alors qu’il avait tellement besoin d’aide, blessé qu’il était et sans forces, et qu’il fallait vite courir à la défense de Rebecca accusée par l’infâme Bois-Guilbert.

Il s’assied sur le sable, la tête entre les mains. Les personnes présentes le laissent en paix.

– Excusez-moi, je ne sais ce qui m’a pris… Vous comprenez…

Ils comprennent, en Grecs habitués depuis longtemps aux larmes, à la Tragédie. Charles reste quelques moments sans rien dire, immobile. Décidément, l’Écrivain est mis à rude épreuve ces temps-ci. « Comment veux-tu que je travaille si tu me bombardes sans cesse d’émotions ? »

On lui dit qu’il peut aller à la maison, on va s’occuper de tout. Il faut avertir le ministère de la Culture. Charles n’est pas d’accord, le vin est à lui, trouvé sur son île à lui, propriété privée, c’est un cadeau que Platon lui envoie pour le consoler. Vous dites que je suis Américain, vous l’avez toujours dit, ah ! ah ! L’Ambassade américaine ne laissera pas maltraiter un de ses ressortissants ; il va tout de suite téléphoner, il parlera à l’ambassadeur lui-même, c’est un bon ami, la semaine passée il a déjeuné avec lui, à sa résidence privée, John Wayne va arriver, les marines vont débarquer, vous allez entendre leur trompette.

– Ta ! Ta ! Ta ! Ta ! Ta ! Ta !

« Chassez l’Américain, il revient au galop », entend-il dire avec mépris. Certes, il est prêt à coopérer et à céder la moitié du trésor à l’État grec. Le vin, lui, est à lui, ça, c’est sssûr.

– Votre vin n’est pas buvable après tout ce temps, mon pauvre Monsieur. Ces jarres et ce qu’elles contiennent ont seulement une valeur archéologique.

C’est pas certain. C’est pas certain du tout. En Arménie, il n’y a pas longtemps… En Israël aussi… C’était dans tous les journaux… Il va tout de suite envoyer un échantillon au laboratoire le plus proche, il fera analyser le vin. Il y a quand même une chance, une toute petite chance il est vrai, et s’il se révèle que le vin est buvable, alors… alors…

– NOM DE DIEU ! ! !

Décidément, l’Écrivain perd tout sens critique, toute retenue, toute distance, tout ce qu’un écrivain doit toujours garder vis-à-vis de la réalité.

Ce n’est pas le moment de finasser. Il faut tout de suite envoyer un échantillon de ce vin à Athènes. Peut-être y a-t-il un laboratoire plus proche, un laboratoire de confiance ? Il faut se renseigner.

Charles perd la tête. Il lui reste assez de lucidité pour comprendre qu’il est fiévreux, qu’il lui faut se mettre au lit avec un comprimé d’aspirine, « non, avec deux comprimés d’aspirine ». Seulement, auparavant, il faut régler cette affaire de laboratoire. Est-ce que Yannis est là… ?

– Oui ?

Yannis s’avance à pas mesurés.

– Est-ce que tu voudrais aller pour moi à…

– La vie est dure, et…

– Voilà de l’argent, ça doit suffire…

Yannis referme le poing sur les billets de banque, une somme substantielle, monte à bord de son caïque et prend le large, emportant une des précieuses jarres.

Charles rentre à la maison et s’étend sur le lit. Il se relève et se dirige vers la salle de toilette où il avale plusieurs comprimés ; il ne se sent pas mieux, il tremble. Il a mal partout, à la tête surtout, à la tempe droite, à l’œil droit, à la gorge, la partie droite de la gorge. Oui, docteur, toute la partie droite du visage et du cou, merci d’être venu. Vous dites ? Le nerf du trijumeau ? Qu’est-ce que c’est que ça ? Une névralgie des nerfs du trijumeau ? Ah, bon ? Bien…

– Docteur, faites seulement que je ne souffre plus ! La douleur est intolérable, je vous assure ! Ah, vous savez ? Bien… Yannis a dû vous demander une fortune pour vous amener ici, je m’en occupe…

Charles ne tolère pas la douleur, il ne l’a jamais tolérée, il avale tous les comprimés qui lui tombent sous la main. Il faut faire attention : une nuit, il avait avalé trop de pilules, soi-disant pour calmer sa douleur, c’était déjà une névralgie des nerfs du trijumeau, il s’en rend compte maintenant après les explications du médecin, mais lui-même n’est pas capable de dire si son geste n’avait pas été en réalité une tentative de suicide. Ses dents s’entrechoquent.

Il revient à sa chambre à coucher, il ne peut dormir. Il jette une couverture sur ses épaules, car les nuits sont fraîches en Grèce, il faut faire attention, mon cher Charles, même dans les déserts, il fait froid la nuit ; les nuits sont froides partout, tu t’habilles toujours trop légèrement, tu attraperas la crève un de ces jours. Eh bien, ça y est, j’ai la crève, Tante Cécile, je vais mourir sans avoir bu le vin de Platon, alors ça, non, Madame la Mort, pas avant d’avoir bu le vin de Platon ; après, j’irai où vous voudrez, jusqu’au bout de votre royaume, avant je dois boire le vin de Platon.

Peut-être qu’une promenade lui ferait du bien ? lui dégagerait le cerveau, les sinus ? soulagerait la douleur ? Il sort, marchant à pas lents, contemplant les vagues et admirant son voilier attaché à son appontement.

Juste à ce moment-là, il voit passer, galopant sur la plage, un Centaure. Arrivé à sa hauteur, le Centaure s’arrête, éclate de rire, un rire moqueur, persifleur.

– C’est une propriété privée, ici !

Charles est furieux. Le rire du Centaure redouble. Il toise le Canadien des pieds à la tête, avec insolence, avec insistance, et siffle comme un jeune Sud-Américain au passage d’une femme callipyge. Charles s’étrangle de rage. Cela ne se passera pas comme ça ! Il se jette sur l’impertinent qui esquive et galope vers les vagues, et bientôt le Centaure disparaît, laissant Charles enragé et pantois.

Il se demande comment le suivre, il a beau réfléchir, il n’y a aucun moyen, et il rentre chez lui, énervé, ne sachant que faire pour passer le temps. Il attrape un livre au hasard, un album sur un peintre qu’il aime, Patinir. Il est en train d’examiner, une fois de plus, les reproductions, et notamment l’une d’elles, « Le Passage du Styx », quand, à travers la fenêtre, il voit le caïque de Yannis. Charles faillit ne pas le reconnaître. L’avare a l’air plus grand qu’à l’ordinaire ; une espèce de dignité sauvage le nimbe. Charles détourne les yeux.

– Je viens vous chercher.

La voix est brève, péremptoire.

– Me chercher… ? Pour aller où…? Et de quel droit vous me parlez sur ce ton… ? !

Toujours aussi laconique, Yannis reprend la parole :

– Vous êtes invité. Vous boirez de votre vin en bonne compagnie.

Comme il remarque que le Canadien hésite encore, il lève un bras majestueux comme celui d’un bronze, et désigne l’île voisine.

– C’est là que nous allons…

Charles grimpe sur le petit bateau, qui s’éloigne des rivages. Il remarque, couchée sur le pont, protégée par plusieurs couvertures, sa jarre de vin, ou plutôt, la jarre de Platon. Une excitation, légère d’abord, puis le titillant de plus en plus, le fait frissonner. Mes frissons viennent peut-être de ma mauvaise fièvre, c’est bizarre, cette fièvre, j’ai pris assez d’aspirine, une dose qui suffirait à un éléphant, sans compter ces autres pilules que j’ai avalées. Et, comme toujours sans avertissement, lui vient le désir d’avoir un enfant et, comme toujours, c’était une exigence de tout son être, un appel lancinant. Quel dommage que Katia soit morte sans avoir eu le temps de lui donner un enfant ! Il ne remarque pas l’égoïsme de sa réflexion. Pas d’enfant, pas d’œuvre sérieuse. Ce n’est pas la première fois que Charles lie son désir d’avoir un enfant et son incapacité de produire une œuvre sérieuse, une œuvre qui compte ; il faut que j’améliore mes miracles. Il soupire, voilà que je fais de la psychanalyse de salon.

Il reporte son attention sur la mer. Une lumière étrange l’éclaire, glauque, diffuse, pâle, dont la provenance reste énigmatique, la lune étant invisible. Normalement, calcule Charles, il devrait faire noir comme dans un four.

Des îles de brume, assaillies par le vent, s’effilochent et s’abîment dans l’eau, et Yannis demeure silencieux. Il ne ressemble vraiment pas au Yannis de tous les jours, au Yannis que Charles connaît, à qui il donnait des ordres. La peau du marin a une couleur pâle, celle d’un âge mort, et ses yeux sont ceux de quelqu’un qui connaît le secret de la tombe.

Charles constate que la peur, qui le paralysait quand il s’approchait de cette île, ne le tourmente pas.

En une chose au moins Yannis n’a pas changé : quand Charles saute sur le sable, le nautonier tend la main dans un geste non équivoque. Charles ne peut s’empêcher de protester.

– Voyons… Je n’ai pas demandé à venir, vous m’avez quasiment enlevé. Vous m’avez forcé à quitter ma maison ! Je ne sais même pas s’il n’y a pas quelque danger pour moi sur cette île.

– Écoute, Chrétien…

La voix de Yannis siffle entre ses dents, coléreuse et coupante.

– Écoute, Chrétien, on ne m’a jamais volé, jamais depuis que je fais ce métier, ce n’est pas toi qui vas commencer… Voyou !

Sous l’insulte, Charles sursaute. Il préfère temporiser. Il est devenu fou, vaut mieux ne pas l’exciter, faisons le gros dos, il peut devenir violent, soyons prudent, voyons ce que nous avons dans la poche… Merde !

– Je n’ai pas d’argent sur moi ! Regardez vous-mêmes si vous ne me croyez pas…

Yannis inspecte les poches de Charles si brutalement que le léger tissu se déchire et, quand il constate que son passager n’a pas d’argent, il tombe dans une rage folle. Il va peut-être se livrer à quelque violence ; Charles montre la chaîne que Katia lui a donnée. Il la détache.

– Elle est en or… Elle vaut très cher, elle n’a pas de prix pour moi… Vous me la rendrez plus tard, je vous donnerai de l’argent.

Yannis ricane et, sans un mot, prend la chaîne, l’examine avec un soin minutieux et insultant, paraît satisfait et la met dans sa poche. Il prend la jarre et la porte à terre. Charles le suit.

Le brouillard s’est épaissi, il ne voit pas l’extrémité de ses mains. Charles marche à tâtons, comme un aveugle. Ils émergent du brouillard, comme s’ils avaient passé à travers une porte. Il se retourne et regarde derrière lui : le brouillard s’élève comme un mur qui sépare deux terres, abrupt, lisse, compact. C’est d’autant plus étonnant que ce n’est point dans la nature du brouillard de paraître si dur, si réel, si net. Charles n’a jamais vu pareil phénomène de sa vie.

Tout ici est incroyablement beau, et il se souvient, il ne sait pourquoi, d’un vers qu’il avait jadis cité à Katia, un vers qui n’était pas de lui, évidemment : les vers qu’il aime ne sont jamais de lui. Il essayait d’expliquer à la jeune femme son culte pour les mots, juste avant qu’elle ne le quittât. C’était presque les dernières paroles qu’il avait dites à la jeune femme. Il avait adopté un ton détaché, mais au fond de lui-même il était furieux ; il avait encore en tête les aveux de Katia concernant son Allemand, « il est jeune, lui », et il avait fait exprès de parler poésie, pour bien montrer que le départ de la jeune femme ne l’affectait pas. En réalité, tout son être s’élançait vers elle et, malgré lui, il avait des sanglots dans la voix. Il n’était même pas certain qu’elle avait entendu tant il avait parlé bas :

– « Il fait beau, mon amour, dans les rêves, les mots et la mort. »

Il retrouve ici la lumière de la Grèce, si particulière, qui le ravit tellement, cette lumière légendaire qui était l’échelle qu’empruntaient les dieux pour descendre sur terre et séduire les mortelles. Je pense que c’est cette lumière qui me fascine en Grèce, cette lumière qui subsume tout, qui transfigure tout, cette lumière qui est une espèce de basso continuo liant les composantes de la Grèce, qui intègre les éléments de la Grèce.

Quatre couleurs se sont taillées des royaumes en Grèce : le blanc, celui des maisons et des trottoirs que les femmes chaulent régulièrement ; le bleu, celui de la mer, du ciel, des portes et des fenêtres, celui des rêves des jeunes Allemandes et des jeunes Anglais se rendant dans les îles de la mer Egée pour se dévergonder et trouver un Minotaure membré comme dans les légendes ; l’ocre, celui de la terre, celui des pierres et des poteries, celui du visage des vieillards dont la teinte, avec le temps, ne se distingue plus de celle de la terre ; le noir, celui des robes des femmes qui semblent toujours en deuil, celui du cauchemar des vieux lords qui la veille de leur départ pour leur île de brume s’aperçoivent avec angoisse qu’ils n’ont pas rencontré au coin d’une rue ou dans un port, un descendant d’Alcibiade à qui ils pourraient faire une cour aussi précise que celle que Socrate faisait à son ancêtre trois millénaires auparavant. Ici, dans cette île qui avait hanté Charles de longues nuits, toutes les couleurs se fondent dans la lumière qui surexpose les êtres et les choses ; on devine la présence des objets plutôt qu’on ne les voie. En Grèce, tout se dissout dans la lumière, on sent les choses, on ne les distingue pas : on voit leur halo.

Yannis, sans un mot, désigne un petit pavillon, lui commande de le suivre. Le cœur de Charles bondit dans sa poitrine : il lui semble qu’il arrive à un moment décisif de son existence, qu’il va faire la rencontre qu’il souhaite tant.

Ils s’approchent du pavillon. Et Charles reste comme statufié. L’homme qu’il voulait tant rencontrer, cet homme est là, devant lui, un sourire sur les lèvres. Mon Dieu, mon Dieu, j’avais tellement de questions, et voilà que je les oublie. Ah oui, pourquoi ce désir féroce d’avoir un enfant, et cette recherche fiévreuse de mots, ce désir de miracles, et la peur du péché… Il voudrait un miracle qui le transforme en poète, en vrai poète. Charles est assez lucide pour savoir qu’il est un mauvais poète, ce qu’il considère comme un grand malheur, comme une injustice, lui qui aime tant les mots.

– Eh bien… Eh bien… Moi qui croyais que tu serais content de me voir. Comme on peut se tromper ! Tu restes planté là comme si Méduse t’avait regardé.

Yannis dépose la jarre de vin sur le sol et s’éloigne sans saluer. Une table basse est dressée, sur laquelle sont posés deux verres. L’hôte d’un geste amical l’invite à prendre place sur les coussins. Charles s’exécute.

Au début, il est gêné, il n’arrive pas à s’imaginer qu’il est assis là, avec lui.

– Dion avait raison, le vin d’Empédocle est excellent, mais il ne vaut pas le Chian. Le Chian est mon vin préféré, je le préfère au vin de Byblos, qu’aimait tant Hésiode, et au Maronéen grâce auquel Ulysse enivra Polyphème. J’étais tellement malheureux quand ce… ce constipé, ce fesses-serrées… ce pisse-vinaigre… Quel cafard ! Vous savez ce qu’il disait, ce salaud ? « Nous autres platoniciens… » ! Voilà ce qu’un jour il écrivit. Quel hypocrite !

Visiblement, il n’a pas pardonné au Stagirite, il est encore furieux.

– De quoi se mêlait-il d’ailleurs ! N’ai-je pas le droit de boire comme je veux ?

Charles s’empresse d’acquiescer. Ce n’est pas lui qui le contredira ! Il évite de faire observer que le Maître lui-même, dans certains de ses dialogues, semblait militer en faveur d’un ascétisme contraire à la réaction qu’il avait contre Aristote, qu’il avait paru, dans d’autres textes, prêcher contre les sens et les arts, et montrer une bien grande sévérité envers la poésie : le Maître n’avait-il pas chassé les poètes de la Cité ? Alors qu’Aristote, au contraire, semblait… La « Rhétorique »… Charles se souvient de Speusippe et s’abstient de toute remarque. Ce n’est pas le moment !

– Je n’ai jamais vu quelqu’un de si mielleux ! En réalité, il avait la bouche remplie de fiel. Il montait mes autres disciples contre moi, il leur soufflait des questions à me poser pour me coller. « Il faut lui demander », sifflait-il, « pourquoi les Idées ne sont pas dans le Lieu, puisque le Lieu est le participant. » Un serpent, vous dis-je !

Il s’adossa à son siège, et il parla d’un ton pensif.

– Je le lui ai dit une fois, il est incapable de saisir ce genre de choses. Peut-être qu’avec l’âge… Mais il n’est pas ici, il n’est pas, tout court, il n’est plus : rappelez-vous, il est donné à chacun selon ses croyances, et sa logique n’est pas valable ici. Sa logique veut qu’il pourrisse quelque part sous terre, d’ailleurs il a fini de pourrir, depuis ce temps ! Laissons-le, passons à autre chose. Voyez-vous, mon jeune ami, le vin, à la fois sacrement et divertissement des hommes d’âge, leur a été donné par un dieu comme remède à l’austérité de la vieillesse. C’est une chose que vous avez comprise, vous, j’en suis certain…

Quelques minutes passent. Le regard de l’hôte tombe sur le vin ; il se calme ; il lève son verre. Charles lève le sien. Ils boivent silencieusement. Charles est proche de l’évanouissement.

Il remarque que les yeux de son compagnon s’allument, et découvre qu’un garçon à la tête bouclée vient se joindre à eux. Au même moment, une jeune femme arrive, qui prend la main de Charles et l’entraîne.

Ils traversent une forêt et un parc admirables, et jamais il n’a ressenti un tel sentiment de sérénité. Ce jardin et cette forêt ont certainement été aménagés par un Le Nôtre et un La Quintinie au sommet de leur art. Il se répète son antienne favorite sur les jardins : qu’ils sont le lieu où la nature et la culture se rapprochent le plus. Il devine que ce jardin, que cette forêt, ont une forme qui corresponde à certain centre du cerveau, celui qui commande le bien-être, la détente et la réflexion. Il se sent une lucidité extraordinaire, la lucidité de l’artiste, du savant ou du philosophe au seuil d’une grande vérité ; ce jardin serait-il une métaphore ? une métaphore de quoi, de quel être ? et cet être logeait-il dans le petit pavillon dont il voit les contours surplomber la mer et vers lequel le conduisent non seulement sa compagne mais aussi l’élan et le mouvement général du jardin ? Dans un lieu aussi ambigu qu’un jardin, peut-on distinguer le simulacre du réel, l’artifice de la nature, l’idée du reflet ? Peut-il savoir si ce jardin est une métaphore ou une réalité ? C’est une métaphore et c’est un être, c’est une frontière, se dit-il. « Je suis à un point de jonction, on ne sait qui ici imite l’autre. » Les truismes ont ceci de bon, se dit-il, qu’ils ramènent l’inconnu au connu, et il se répète : « Oui, ou ne sait qui ici imite qui… » Il admire le jardin. « La métaphore… », se dit-il avec nostalgie.

Charles reporte son attention sur sa guide, il a juste le temps de remarquer qu’elle ressemble à Katia, une ressemblance étonnante ; au moment où, arrivé dans la chambre où elle l’a conduit, il se décide à l’interroger, c’est trop tard, elle disparaît, avec dans les yeux une étrange nostalgie et une non moins étrange lueur de triomphe. Comment se fait-il qu’il n’a pas de suite remarqué combien elle ressemble à Katia ? Était-ce vraiment Katia que la magie des lieux l’a empêché de reconnaître ? Un mystère de plus à ajouter aux mystères de cette journée, de cette île…

Il examine la salle où il se trouve, et il éprouve une espèce de malaise dont il n’arrive pas à fixer la raison.

Cette salle n’est que miroirs. Il n’y a que des miroirs, seul le plafond est nu. Charles voit son image multipliée à l’infini. Son trouble augmente. Une ouverture dans le mur laisse passer la lumière du jour et les éclats du dialogue retentissant et immuable de la mer et des rochers.

Dans un coin, sur une table, il y a la plus étrange exposition que Charles ait jamais vue : deux yeux reliés par une tige de fer, une mâchoire, une tête complète ; ces objets étaient montés sur trois socles distincts. Ce qui fascine surtout, c’est l’extrême réalisme de ces yeux, de cette mâchoire, de cette tête ; ils sont en pierre, une pierre pliée aux moindres subtilités de la peau et de l’apparence humaines. Les yeux, les traits du visage expriment une terreur et une horreur sans nom. Les hommes auxquels ils avaient appartenu étaient morts de peur, ou dans la peur. Voilà qu’il pense comme si ces objets de pierre étaient de vrais yeux, de vraies mâchoires, une vraie tête !

Tout à coup, il n’est plus seul, une silhouette féminine se dessine sur les multiples miroirs. Il ne peut deviner laquelle est une femme et non point un reflet. Et sa voix, quand elle parle, semble venir de plusieurs sources.

– Voilà mon cavalier arrivé au but…

Charles n’avait jamais entendu une voix aussi douce, aussi sensuelle, une coulée de sensualité qui tombe comme une brûlure sur ses sens. Il faut faire attention, cette femme est dangereuse, avec le simple son de sa voix voilà qu’elle me bouleverse, qu’elle me fait tout oublier, même qui je suis. Cette femme est dangereuse. Il se redresse, comme un lutteur qui fait face à un adversaire. Que peut-il contre une créature pareille ?

– Laquelle de vous est vous ?

Elle rit – et cela la rend encore plus belle si cela est possible.

– Je ne suis pas du tout là ! Ce que tu vois, ce sont des reflets.

– Je ne comprends pas…

– Notre ami commun, avec qui tu viens de passer des moments si agréables, se ferait un plaisir de t’expliquer tout ça. Je croyais que ça ne t’étonnerait pas.

– Où êtes-vous… ?

– Pas très loin, ce serait dangereux pour toi de me voir… comment dire… directement. Tu ne te souviens pas ?

De quoi parle-t-elle ? De quoi doit-il se souvenir ? Ma tête s’égare, je m’embrouille, je ne sais où j’en suis, je ne me souviens plus de rien…

– Ne t’inquiète pas, c’est normal, ça va revenir dans quelque temps.

Mon Dieu… Mon Dieu ! Qu’est-ce qui doit revenir ? Je suis dans un piège. Je ne sais pas ce que c’est, je suis dans un piège. Je ne m’en sortirai pas, je le sens, cette femme doit être aussi terrible que belle.

Un nombre infini de femmes l’entourent, et c’est la même, la même qui sur les miroirs multiplie sa sensualité presque indéfiniment. Et lui, il voit son désir reflété sur des dizaines de miroirs, son désir comme un cri, comme un élan qui porte ses mille reflets vers les mille femmes devant lui.

Il n’en peut plus, il faut qu’il la touche, il faut… Sa voix est rauque quand il reprend la parole, une voix qui vient du plus profond de son sexe.

– Je veux vous voir !

La femme a un rire de gorge.

– Bien sûr, évidemment, moi aussi, je veux te voir…

Charles voit qu’elle met des verres noirs sur le nez. Il ne sait toujours pas laquelle est la vraie, laquelle est de chair et non un reflet. Et lui-même, il commence à douter de soi : lequel de tous ses reflets est le vrai, lequel est lui ?

– « Le mal, c’est que l’oiseau pris au panneau

ne sait plus s’il est lui ou l’un

de ses trop nombreux doubles. »

De qui ces vers ? Qu’est-ce qu’il m’arrive ? Voyons, de qui ces vers ? Il ne sait plus… Un de mes poètes préférés, pourtant ! Mon Dieu, mon Dieu… Ah oui, de ce sénateur qui dans ses moments perdus avait trouvé le moyen d’être le plus grand poète italien de son siècle.

Elle est tout à coup près de lui, les mille reflets de l’homme reçoivent l’étreinte de mille femmes. Oui, elle est belle, elle ressemble à Katia, la ressemblance est évidente, mais Katia était une esquisse à côté de la femme qui est devant lui, une femme rayonnante, à la beauté pleine et achevée, comme si elle était la réalisation d’un projet dont Katia n’était que l’ébauche. Comment deux femmes peuvent-elles se ressembler de manière si criante ? Sont-ce des sœurs ?

De longs cheveux cachent ses lunettes de soleil. Elle dit :

– Déshabille-moi !

C’est donc vrai qu’il y a des femmes qui disent des phrases de ce genre ? ! Il la déshabille, les mille hommes déshabillent les mille femmes. Elles grimpent sur les hanches des mâles, se coulent sur eux, s’ajustent, s’arriment.

Elle s’arrête, se retient, comme une alpiniste qui évalue la pente abrupte d’une haute montagne et fait une halte pour prendre des forces avant d’en entreprendre l’ascension. Puis elle se met en branle, et il y a les râles poussés par les innombrables hommes et les innombrables femmes.

Charles la regarde. Les muscles de son amante sont tendus comme les cordes d’une guitare. La même force terrible qui creuse les mers met en mouvement la jeune femme, la fait tressaillir, fait frissonner sa peau, fait mouvoir ses hanches, et les mêmes houles qu’on entend se fracasser contre les rochers parcourent son corps en vagues successives. La même eau qui mouille le sable et ronge la pierre coule en sueurs lourdes de son front et tombe comme des gouttes d’un acide sur la peau de l’homme. Tout le corps de Charles exulte de reconnaissance. Je vais venir ! À ce moment, au moment où il va basculer dans l’éternité, la femme s’immobilise. Elle fixe Charles d’un air de triomphe, et l’exclamation qu’elle exhale est un cri de guerre, et puis elle dit :

– Tu te souviens comment tu as réussi à me vaincre, jadis, en utilisant ton bouclier comme miroir afin de ne pas me regarder ? J’ai attendu longtemps pour pouvoir me venger. Je l’ai, ma vengeance, je la tiens ! Tu te souviens ? Tu te souviens comment je t’ai attrapé ? Dès que tu as tenu le vase dans tes mains, c’en était fait de toi ! Tu te rappelles ces tentatives ratées dans le passé ? Chaque fois, tu arrivais à te sauver. Aujourd’hui, je te tiens ! Je te tiens !

Que dit-elle ? Qu’est-ce qu’elle raconte ? Et que fait-elle ? Elle enlève ses verres fumés, ses mains repoussent ses cheveux comme deux machinistes qui écartent les rideaux d’une scène, et son visage est un théâtre de fureur et de vengeance, et ses yeux sont deux longs corridors de temps, de passion et de haine, et, à ce moment, Charles sait que, en réalité, il ne s’appelle pas Charles, il sait maintenant qu’il y a du danger à se regarder dans les yeux de l’autre, par les yeux de l’autre, un danger mortel. Ce sont les certitudes de toute une vie qui s’effondrent, et il essaie de détourner les yeux de ceux de la jeune femme, de ces yeux où il peut voir son reflet et, comme une autre fois, en face d’une autre femme, il préfère ce reflet à sa propre personne, il ne parvient pas à détourner la tête, il sait que c’est impossible. « J’ai fait une faute ! » Il paie les conséquences de sa faute.

Il sait cela, et bien d’autres choses encore : qu’il va déposer sa semence dans le ventre de son ennemie, de son ennemie qui avait assez de passion pour attendre une éternité pour se venger, puisque son tort à lui, son crime envers elle datent d’un temps d’avant le temps, d’un temps où l’on n’avait pas encore commencé à compter le temps. Il sait aussi que son enfant va être élevé dans la haine de son père, et que son enfant va contribuer à assourdir l’écho de son nom dans les couloirs du temps jusqu’à son évanouissement, au lieu de l’aider à les arpenter avec assurance ; d’ailleurs, lui-même ne le sait plus, ce nom. Il a commis la faute ultime, la plus grande faute. Il ne peut retenir un gémissement de terreur. Et il ne peut s’empêcher d’admirer la patience, la ruse et le génie de son ennemie qui l’a attrapé avec l’arme même dont il s’était jadis servi pour la vaincre.

C’est à peu près tout ce qu’il a la force de penser. Il a l’impression que son esprit se fragmente, se disperse, que son esprit se vide, que chacun des miroirs de la chambre aspire une partie de son âme, de sa conscience, il sait que ce n’est pas qu’une impression, que c’est la vérité, que ces miroirs capturent, chacun d’entre eux, une partie de sa personnalité, une partie de sa mémoire, de son moi. Son cerveau se morcelle en mille morceaux.

Au nom de Zeus !

La sensation est atroce, ce sentiment de ne pas pouvoir rassembler ses souvenirs, sa mémoire, de perdre l’unité de son être, d’assister, impuissant, à l’éparpillement, au transfert sur les miroirs de toutes les parties, de toutes les composantes de son moi. La femme, vissée sur les reins de son amant, a repris sa lente danse rythmée, ses amples mouvements circulaires et cadencés.

Il regarde les yeux de Méduse et, pendant que lentement il se change en pierre, pendant que les mille éclats de son moi dispersés dans les mille miroirs assistent, affolés, à la lente minéralisation de leur demeure de chair, il sait – et c’est sa dernière pensée – il sait, dans un effort désespéré pour réunir toutes les parcelles de son moi, pour maintenir leur cohérence, pour les porter à penser ensemble une dernière fois, dans un éblouissement de tout son être, en un éclair blanc, en une espèce d’illumination, de clarté si brillante, si aveuglante qu’elle se confond avec l’obscurité, cette obscurité et cette clarté qui sont les couleurs de l’extase, qui sont les couleurs de la mort, qui livrent le secret de la tombe et le secret du berceau, il sait, trop tard, ce que depuis longtemps savent les grands fauves, les grands théologiens, les grands moralistes et les grands philosophes : qu’il ne faut pas multiplier inutilement le nombre des êtres vivants, des miracles, des péchés et des mots.


« Les Yeux de méduse », par Roland Paret, a été publié la première fois dans La Convocation des Grands Vents, le premier tome du Tribunal des Grands Vents à Montréal aux Éditions du CIDIHCA (2001), pages 361-427.

© 2001 Roland Paret


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mis en ligne : 23 août 2006 ; mis à jour : 26 octobre 2020