Roland Paret, « Edmond-la-Panique »

(extrait de La Convocation des Grands Vents)

Cependant, on n’oubliait pas l’aide du Vatican. Les grands esprits réunis au Club Union avaient émis une tout autre hypothèse : l’aide promise consistait en un bataillon de femmes expertes dans l’art de l’amour, qui apprendraient aux Capois des positions inédites, des positions… des caresses… des choses… tout à fait étonnantes. « N’oublions pas que, pour satisfaire un homme comme le Pape, qui n’est plus très jeune, qui a d’énormes soucis, la Papesse doit connaître des choses… des choses… tout à fait étonnantes. » Monsieur Moipel bavait. Il rappela que c’est en Italie que vécut Machiavel, l’auteur du plus fameux traité de caresses qui fût jamais écrit, qui fut censuré et que le Vatican garde dans ses coffres, le réservant à l’usage exclusif de Sa Sainteté, de Leurs Éminences et de leurs épouses. Monsieur Valdemer, le pharmacien, ajoutait : « Il ne faut pas non plus oublier « L’Art de l’amour dans l’Enfer, le Purgatoire et le Paradis » de Dante, célèbre énumération des positions de l’amour dans l’Au-Delà. » Quelques femmes, et les pensionnaires du « Sssttt ! Sssttt ! Pa fèm sa ! », les premières, ricanèrent : « On verra bien ce que ces femmes du Vatican peuvent nous apprendre ! »

– À moins que ce ne soit des hommes experts dans l’art des caresses ?

Cette éventualité fit bondir les maris du Cap-Haïtien. Le Vatican aurait-il le toupet d’envoyer au Cap des prêtres avec la prétention de baiser nos femmes sous prétexte de nous apprendre l’art de l’amour ? Monsieur Moipel soupira : « C’est que ces prêtres sont très forts, mes amis, très forts… Ils ne font que cela dans la vie : ils ne sont pas dans l’obligation de gagner leur vie, de payer un loyer, de trimer pour trouver de quoi nourrir leur famille, tout cela leur est donné gratis. Ils passent la moitié de leur temps à étudier ce que les Romains et les Italiens ont écrit sur le sujet depuis trois millénaires, tous les manuels érotiques, et l’autre moitié à appliquer avec les nonnes ce qu’ils ont appris dans les livres. C’est sssûr qu’ils en connaissent un bout sur l’art d’aimer ! »

Deux jours plus tard, parut un communiqué tout aussi bref que le premier ; il invitait les habitants de la ville à venir voir l’aide que Sa Sainteté envoyait à Ses fils, très chers à Son cœur, du Cap-Haïtien. Des queues de visiteurs s’étaient formées et partaient de plusieurs points : il y en avait qui arrivait des quais, de la rue Espagnole, de La Fossette, de Barrière Bouteille, de partout. La Place de la Cathédrale était noire de monde.

Le pharmacien, qui attendait depuis le matin, put entrer dans la cour de l’évêché. Il vit madame Courtay et d’autres dames de son cercle qui, l’air important, guidaient les visiteurs. Le pharmacien pénétra dans la première salle de l’exposition ; c’était une petite pièce sans fenêtres dont les murs étaient ornés de pancartes. On pouvait lire sur les cartons de véritables résumés de la pensée vaticane sur le sexe. D’autres pancartes rappelaient la situation désastreuse d’Haïti.

Les familles haïtiennes étaient trop nombreuses. Dans les pays industrialisés, la famille était très peu nombreuse. Les plus grands savants avaient déjà remarqué que le développement d’un pays était directement proportionnel au nombre de membres des familles : moins la famille comptait de membres, plus le pays était développé. Une pancarte faisait le lien entre la pensée catholique et le développement.

– Quoi que dise Max Weber !

« Qui est Max Weber ? », demanda le pharmacien au juge qui haussa les épaules et jeta à son interlocuteur un regard où il essaya de mettre le plus de surprise et de dédain possible. « Comment, vous ne connaissez pas Max Weber ? », semblaient vouloir suggérer cette surprise et ce dédain. « Je vous dirai plus tard… », répondit le juge d’une voix tout aussi basse.

D’autres pancartes exposaient, en de brefs paragraphes, la philosophie de l’Église sur le sexe, qui est, « rappelons-le », déduite de l’enseignement de Jésus. Cette pensée est simple et peut simplement s’exprimer : l’acte de chair ne concerne pas seulement les deux époux, il fait partie de la volonté de Dieu, de la création universelle, il ne saurait être ramené à la bestialité de l’accouplement. L’acte sexuel est une prière adressée au Tout-Puissant, et cette prière doit être décemment exprimée, comme si les époux étaient dans une église et, en vérité, chaque fois que les époux s’approchent et se connaissent, ils transforment par leur acte la chambre à coucher en lieu saint, en maison de Dieu, en église, et le lit, en autel.

– En vérité !

En vérité, il s’accomplit sur ce lit la même transsubstantiation que sur l’autel : Jésus qui descend, appelé sur le lit par l’époux, futur père, dans le ventre de l’épouse, future mère, car chaque enfant au moment de sa génération doit être considéré comme Jésus au moment où Il descend, appelé par le prêtre, dans l’hostie. Il est clair que le plaisir doit être écarté de l’acte sexuel, le plaisir ne fait pas partie du plan de Dieu. Il est tout aussi clair, en revanche, que la procréation est le seul but qui doit être recherché dans l’union des corps. En conséquence, même des époux légitimement unis par l’Église peuvent pécher en commettant l’acte de chair si cet acte n’est pas une prière adressée à Dieu. On ne doit cesser de le rappeler.

Alors on était invité à entrer dans la seconde salle. Là, divers…

– Euh… Qu’est-ce que c’est ?

Le pharmacien était désemparé. Le juge lui-même était perplexe. Le pharmacien se tourna vers madame Courtay. Il répéta sa question.

– Qu’est-ce que c’est, chère Madame ?

Madame Courtay regarda le pharmacien d’un air de reproche et baissa les yeux. Elle était déçue : le pharmacien avait pourtant la réputation d’un homme intelligent. C’était assez clair…

Tout à coup, le pharmacien comprit.

– Hi !… hi !… hi !… hi !… hi !…

Ce rire était véritablement exaspérant ! Blasphématoire ! Et doublement : dans un lieu pareil, car l’évêché, c’est presque la Cathédrale, un lieu tout aussi saint.

– Hi !… hi !… hi !… hi !… hi !…

Il ne s’arrêtera donc jamais !

Ce qui excitait l’hilarité du pharmacien était les longues robes exposées dans la seconde salle, des robes faites, il put s’en convaincre en les palpant, d’un tissu écru presque aussi raide que l’aluminium, un tissu fait d’un fil grossier et dur qui râpe la peau comme un grattoir. Au centre…

– Pas tout à fait au centre, un peu plus bas qu’au centre, entre les jambes, là où normalement se situe… euh… vous comprenez…

Un peu plus bas que le centre, il y avait un trou ; les branches rouges d’une croix étaient dessinées autour. En parcourant l’exposition, les visiteurs pouvaient constater qu’il y avait plusieurs sortes de trous : il y avait des trous qui étaient des trous simples, sans autre ornement que la croix autour, il y en avait qui étaient de véritables œuvres d’art, et le trou était soit la bouche d’un saint, soit l’entrée d’une grotte où enseignait Jésus, soit la porte du paradis, de sorte que le trou était intégré au dessin.

« La nudité est dangereuse pour les époux. Elle appelle le plaisir. Il faut éviter que les deux époux se contemplent quand ils se connaissent. Il leur faut endosser des robes de nuit qui leur permettent l’acte sans devoir se dénuder. »

– Ce sont les seuls trous que l’Église recommande, le seul chemin par où doit passer le sexe de l’homme quand il va à la rencontre de celui de la femme…

Dans la troisième salle enfin, il y avait une exposition d’images saintes qui représentaient différentes postures agréées par l’Église.

Des esprits mal intentionnés remarquèrent l’absence de monseigneur Bérubé et du curé Gagné. Des indiscrétions apprirent à la population capoise que Son Excellence Révérendissime ne s’associait pas du tout à cette exposition. Une semaine plus tard, on sut que le Vatican ignorait l’entreprise de monsieur le vicaire. Sa Sainteté n’était pas au courant de sa démarche : Son Excellence, monseigneur le Nonce, était catégorique. Monseigneur le Nonce fit paraître dans « Le Courriériste », à Port-au-Prince, et dans « Le Nouveau Monde », au Cap-Haïtien, un démenti formel. On apprit que les soi-disant pourparlers avec le Vatican n’avaient été qu’une correspondance commerciale échangée entre le vicaire et des hommes d’affaire du Canada français. On apprit que, pendant le temps des préparatifs du vicaire, monseigneur avait essayé, par de suaves observations, de convaincre le vicaire à renoncer à son projet. Ce fut impossible : le vicaire avait l’air inspiré, ses yeux étaient de feu, et monseigneur laissa faire, par bonté d’âme, par crainte d’empirer le cas de son vicaire. D’aucuns critiquèrent l’indulgence de monseigneur : d’après ces gens, monseigneur aurait dû prendre des mesures strictes pour empêcher le vicaire de se compromettre, et compromettre l’Église du Cap. Les hommes d’affaires du Cap, qui avaient déjà fait des plans pour capter l’aide du Vatican, étaient furieux et, en signe de protestation, n’allèrent pas à la messe pendant un mois.

Ce fut à ce moment que monsieur le vicaire obtint son premier congé depuis vingt-cinq ans. Il passa deux mois en Bretagne, et revint régénéré. Les Catholiques sincères allèrent, le jour de son retour, à la Cathédrale, remercier le Tout-Puissant de lui avoir redonné la santé, le cher vicaire était tellement utile à la ville du Cap ! et pour assister à la messe célébrée en l’honneur de son retour en Haïti.

Ceux qui observaient le vicaire assurèrent qu’il avait dans les yeux la même petite lueur qu’il avait avant ses vacances en France. Il y eut même certaines personnes pour avancer que le vicaire aurait dû prendre sa retraite et rester en Europe. Bientôt, on prit conscience que ces pessimistes avaient raison.

Le vicaire était l’apôtre le plus farouche de la croisade que l’Église catholique menait contre la religion des paysans haïtiens.

– Cette croisade était la suite directe de celles du Moyen Âge !

Edmond-la-Panique ne décolérait pas.

Le vicaire s’en allait à la tête d’une colonne de soldats que le Commandant du département mettait à sa disposition et, brandissant haut la Croix, il faisait le tour des campagnes en chantant des cantiques ; il détruisait les temples vaudou ; il ne manquait pas de s’emparer des œuvres d’art et des objets archéologiques qui décoraient ces temples.

– Les objets archéologiques ?

– Certainement ! Dans les temples vaudou se retrouvent beaucoup d’artefacts amérindiens que les hougan intègrent à leurs honfort. On peut trouver là de véritables trésors !

Le vicaire les vendait à prix d’or aux collectionneurs américains et européens ; ainsi les intérêts de Dieu et ceux du vicaire se confondaient.

Le serviteur du vrai Dieu en profitait pour faire des sermons vigoureux aux paysans adorateurs de faux dieux : « Cette histoire de Kori et de Kora ! Un homme et une femme enfermés dans une grotte d’Ifé et qui attendent leurs libérateurs ! Quelle absurdité ! Cette conviction est une incitation à la fornication. Renoncez à ces croyances idiotes, abêtissantes ! Cette croyance que vous avez de l’existence d’une ville où résident vos dieux est ridicule ! Elle est ridicule pour deux raisons : premièrement, il n’y a pas de dieux, de lwa, comme vous dites dans votre horrible patois, il n’y a qu’un Dieu, le seul, le vrai, qui est le Dieu de tout le monde, le Dieu des Blancs comme celui des Noirs. Il est partout, il n’habite pas dans un lieu donné, si fastueux puisse être ce lieu. Celui que vous appelez le “Grand-Maître” n’est qu’une caricature de Dieu, ce n’est qu’un lwa parmi les autres, un primus inter pares, un lwa un peu plus puissant, c’est tout. Et puis, soyons sérieux ! Comment voulez-vous qu’une ville entière reste suspendue dans les airs ? En plus, elle voyage ! Elle se déplace au gré de ses habitants ! Voyons, mes enfants, ce n’est pas logique. Les lois de la physique nous apprennent qu’aucun poids ne peut rester suspendu en l’air, il subit la loi de la gravité et tombe, vous le voyez bien quand vous lancez une pierre en l’air ! »

– Jésus et Marie qui sont montés aux cieux, ils ne subissaient pas les lois de la physique ?

– Qui a dit cela ? Qui est le blasphémateur ?

Malgré le zèle des soldats, on ne put identifier l’auteur du blasphème. « Edmond-la-Panique est au Cap, c’est sssûr, Jobas aussi, toute la sainte Trinité… On ne sait vraiment pas, Monsieur le Vicaire ! C’est un mystère ! »

– Ça c’est sssûr !

Les paysans écoutaient monsieur le vicaire avec une attention d’autant plus grande que les soldats se dépêchaient de battre ceux qui se montraient un peu distraits. Ils montraient la plus grande indignation quand des esprits malfaisants essayaient de contredire monsieur le vicaire, comme ce jour où quelqu’un avait crié que si Jésus et Marie avaient défié les lois de la physique en montant au Ciel avec leur corps, Ifé pouvait tout aussi bien voyager dans l’air.

Les paysans se laissaient baptiser ; ils ne résistaient pas quand le vicaire confisquait les pierres et les statues, quand il brûlait les honfort. Les croisés repartis, ils revenaient à leur pratique religieuse sans plus se soucier des prêches du vicaire. Ils reconstruisaient leurs temples. Ils peignaient de nouveaux tableaux. Ils installaient de nouvelles pierres et de nouvelles statuettes.

Le vicaire était depuis longtemps engagé avec Edmond-la-Panique dans une controverse sur Dieu. Il se fût agi de quelqu’un d’autre, le vicaire eût signalé le cas au général, et le général aurait fait le nécessaire pour que l’Église n’ait plus à souffrir des actions du criminel. Mais voilà ! Edmond était justement le fils du général, et le général… Quel dommage que Dieu l’ait rappelé à Lui ! Chaque jour le vicaire priait pour le repos de son âme. Le Cap aurait tellement besoin de son glaive ! Enfin, il s’agissait d’Edmond-la-Panique, fils du général, et chef, depuis le décès de son père, de la famille la plus puissante du Cap-Haïtien. Si on réussissait à réformer le fils du général, sans nul doute que la ville entière l’imiterait : le vicaire était persuadé, comme les évangélisateurs des temps anciens, qu’il suffit de convertir les chefs pour que le peuple suive. Il voulait persuader l’étudiant en médecine d’obliger sa fiancée à porter la gaine, une de celles qu’il faisait venir de Paris : si cela se savait, qu’Edmond-la-Panique exigeait de sa fiancée qu’elle portât la gaine, si Cécile acceptait de la porter, toutes les jeunes filles du Cap allaient se ruer à son bureau.

Il fallait jouer serré, le jeune homme avait tout l’air d’être un mécréant. Le vicaire, à vrai dire, n’était pas très rassuré : il n’avait pas oublié sa mésaventure avec Edmond, à l’époque où il avait proposé à l’étudiant en médecine de collaborer à sa grande œuvre scientifique, la création d’une pilule anti-plaisir. Le vicaire, après quelques minutes de conversation, se rendit compte que le malheureux n’avait pas changé, qu’il avait évolué dans un sens dangereux, qu’il était devenu pire qu’un mécréant. Très vite, la discussion s’orienta sur Dieu.

Le vicaire croyait qu’Il existait, Edmond croyait qu’il n’existait pas. Un soir, ils étaient attablés devant deux bouteilles de rhum. « Vicaire, je ne discute des affaires sérieuses que devant une bouteille de rhum. » On avait mis le vicaire en garde contre le rhum haïtien, et surtout contre le rhum de la famille d’Edmond-la-Panique. Jusqu’à présent le vicaire avait été sage et avait rarement trempé ses lèvres dans la boisson diabolique. La seule fois où il en avait goûté, c’était justement chez Edmond, quand il voulait l’associer à sa grande œuvre. Aujourd’hui, comme jadis, cela valait la peine : il s’agissait de la gloire de Dieu ; et puis, le vicaire était persuadé que le Tout-Puissant veillait sur lui, rien de mal ne pouvait arriver à un serviteur du Seigneur, « je suis dans la main de Dieu ».

La discussion fut longue, ils ne purent se mettre d’accord. Ce fut à cette occasion qu’Edmond montra sa capacité de résistance à l’alcool, « une capacité proprement phénoménale ». De toutes les façons, le rhum ne pouvait pas faire de mal aux membres de cette famille : ils se connaissaient depuis bien trop longtemps. Enfin, après la première bouteille, Edmond fit une concession : « Dieu existe pour celui qui croit qu’Il existe, il n’existe pas pour celui qui ne croit pas qu’il existe. » « Comment cela ? » « Mais oui, se disputer sur l’existence de Dieu est vain ! Celui qui croit en Dieu va agir en tenant compte de l’existence de Dieu, il entreprendra son action en mettant Dieu au début de cette action, il sera persuadé que c’est Dieu qui en est à l’origine ; et Dieu qui était au début de son action sera également à la fin, puisque le croyant sera persuadé que c’est Dieu la cause de cette action : par conséquent Dieu existe pour ce croyant. Dieu n’existe pas pour celui qui ne croit pas en lui; l’athée entreprendra son action sans tenir compte de l’existence de Dieu, et Dieu ne sera pas présent au début ni à la fin de son action : par conséquent, pour l’athée, Dieu n’existe pas ! » « Sophisme ! » s’écria le vicaire ; « c’est le sophisme le plus éhonté que j’ai jamais entendu ! On ne peut être et n’être pas en même temps ! Comment osez-vous ? » « Vous n’avez jamais été au cinéma ? » « Bien entendu ! », répondit le vicaire. « Alors vous ne bandez pas à la vue d’une comédienne qui se déshabille sur l’écran ? Pourtant cette actrice à l’écran n’est qu’une ombre, elle n’existe pas, et elle provoque une action positive sur les spectateurs, comme sur Dieu… » « Sophisme encore une fois ! », hurla le vicaire, « et puis, je ne vais pas voir de films avec ces… créatures ! Elles n’ont aucune action sur moi. »

Edmond ouvrit la seconde bouteille de rhum.

Or, si ce rhum respectait les membres de la famille d’Edmond-la-Panique, car il avait été distillé sur leur habitation et, d’ailleurs, à la maison, on disait toujours que le rhum était un membre de la famille, un membre important, un membre très cher, le Tout-Puissant se plaisait toujours à souligner que le rhum était l’aîné de la famille, – il ne manifestait pas la même bienveillance pour le vicaire, et il embruma l’esprit de celui qui croyait en Dieu. Celui qui ne croyait pas en dieu trinquait gaillardement, il était frais comme les tétons d’une jeune vierge ; seule une lueur fauve sourdait de son regard, cette lueur qui terrorisait tant madame Ferndale. « On peut très bien être et n’être pas en même temps, Vicaire ! Vous n’avez jamais entendu parler du chat de Schrödinger, qui est en même temps mort et vivant ? Ce chat contredit, à lui seul, toute la logique d’Aristote. » Sans tenir compte de l’interruption du vicaire, il ajouta : « Et il en sera donné à chacun selon sa foi. Moi, qui ne crois pas en dieu, qui suis matérialiste, je me perdrai, à ma mort, dans le néant. Vous qui croyez en Dieu et en l’au-delà, vous qui assassinez les paysans et volez leurs œuvres d’art, et les objets amérindiens qui se trouvent dans leurs temples, vous irez sssûrement en Enfer ! » Le Breton, qui n’avait plus toute sa tête, car le rhum, complice d’Edmond, faisait tout ce qui était en son pouvoir pour déstabiliser l’adversaire de son jeune parent, le Breton pâlit sous son hâle. La bouteille était presque vide. Edmond remplit les deux verres avec un entrain qui eût dû paraître suspect au prêtre s’il n’avait l’esprit obscurci par l’alcool. Le vicaire inclina la tête sur la table.

Quand il se réveilla, il était dans un cimetière, le cimetière du Cap ; il était étendu dans un cercueil et il faisait nuit ; ses mains étaient refermées autour d’un chapelet. Il se mit sur son séant, il dit : « Qu’est-ce qui m’arrive ? » Il appela. « Hého ». Rien. Le silence total. Il cria. « Ooohééé… » Toujours rien. Le vicaire commença à croire qu’il vivait une aventure peu commune. Il se mit à trembler. La vérité s’imposait dans son esprit. « Je suis mort ! Oh mon Dieu, je suis mort ! »

À ce moment, un Ange vola jusqu’à lui ; l’Ange avait des ailes blanches qui semblaient un suaire ; il avait une tête petite, avec une bouche en forme de bec, du moins le mort en avait l’impression, et des plumes tout autour ; il se posa sur la branche d’un arbre. La voix de l’Ange, quand il parla, était perçante, haut perchée, mince comme un filet : c’était étonnant, le vicaire avait toujours pensé, et aucun article du dogme ne disait le contraire, que les anges avaient une voix claire, ferme, une voix légère, unie et non pas chevrotante comme celle qu’il venait d’entendre. Comme on peut se tromper ! Comme cela allait être intéressant d’étudier les mœurs et les coutumes du Paradis ! Si, évidemment, il était au Paradis ! Il frissonna, la peur s’insinua en lui.

L’Ange dit, et sa voix de crécelle résonna désagréablement aux oreilles du mort : « Voilà le vicaire ! Voilà le vicaire ! » Le vicaire fit une génuflexion, comme il en faisait de son vivant quand il s’inclinait devant l’autel. « Grand Saint Gabriel !… », commença-t-il. À ce moment, il s’arrêta, consterné ; il venait de se rendre compte que l’Ange avait une tête d’oiseau : quelle erreur allait-il commettre là ! Mon Dieu, comment a-t-il pu se tromper à ce point ! Une tête d’oiseau ! On sait qui, Qui, est représenté sous la forme d’un oiseau, on a vu assez d’images ! Il reprit la parole : « Grand Saint-Esprit… » Il fut interrompu par l’arrivée d’un autre Ange, et celui-là ne volait pas, il ne se tenait pas dans les airs comme le premier, comme le Saint-Esprit, ses ailes pendaient, tombaient plutôt comme les vagues d’un tissu, en plis larges et onduleux, une robe brillante : ce n’était pas des ailes, c’était une espèce de cape. Ce fut lui qui prit la parole ; sa voix rappela au vicaire celle de quelqu’un qu’il connaissait. Qui ?

Il est certain que, dans notre vie terrestre, parfois, nous sommes mis en contact avec des entités de l’au-delà, sans que nous nous en apercevions ! « Et cet Ange, un jour, a dû me visiter, c’est sa voix que j’entends. » En tout cas, le nouveau venu, l’Ange aptère à la voix connue, dit : « Nous laissons le choix aux morts. S’ils sont idéalistes, s’ils sont de ceux qui croient que l’esprit se place avant la matière, alors nous les traitons comme tels, et nous les envoyons au Ciel, au Purgatoire ou en Enfer, selon leurs mérites. S’ils sont matérialistes, nous les transformons en poussière, nous les renvoyons au néant. Vous, vous êtes idéaliste ou matérialiste ? »

Cela méritait réflexion. Toute sa vie, le vicaire avait professé l’idéalisme ; il y croyait ; à l’époque où il était vivant, tout récemment encore, il était prêtre, c’est-à-dire qu’il avait été un pasteur de l’Être, un serviteur de l’Esprit. Il avait toujours professé la prééminence de l’Idée sur la matière. Par conséquent, il était idéaliste. D’un autre côté, il n’était pas sans reproche, il avait quelques petits vols sur la conscience et même, si on regardait de près, quelques menus assassinats ; il est vrai qu’il s’agissait de l’assassinat de paysans haïtiens, et que ça ne comptait pas vraiment. Cependant, si Jésus n’avait pas changé, s’Il n’avait pas évolué, comme l’Église, s’Il continuait à croire aux théories qu’Il exposait en terre devenue sainte depuis Son passage, eh bien… Par conséquent, il était sssûr d’aller, dans le meilleur des cas, au Purgatoire. Cependant, en y réfléchissant bien, avec les assassinats… Un ami théologien, qui s’occupait du caractère de Dieu, lui avait expliqué que, ces jours-ci, surtout depuis la Révolution française, Il avait une humeur populiste, libertaire, que, donc, Il avait tendance à mettre sur le même pied le bourgeois et le paysan. Dieu parfois… C’est dur à dire : Dieu se comporte, de temps à autre, comme Ses créatures, et plus précisément comme une de Ses créatures, le soleil, dont on dit que même lui a des taches. Il est vrai que Dieu, qui est très éloigné de la Terre et de ses problèmes, qui a la tête confuse puisque, chez Lui, les temps sont embrouillés car Il se meut dans l’Éternité où tout existe au même moment, l’inégalité aussi bien que l’égalité, se fait sur les êtres humains et sur la hiérarchie qui doive exister entre eux, des idées erronées, à vrai dire dépassées, des idées datant de l’époque où Son Fils prêchait en Palestine.

Oui, il fallait compter avec ces assassinats de paysans. Par conséquent, c’était sssûr, il irait en Enfer, même s’il n’avait pas lui-même appuyé sur la gâchette des fusils lors de l’exécution de ces entêtés qui s’obstinaient à vouloir adorer un faux dieu, et même à adorer des dieux, plusieurs dieux : le vaudou est une religion polythéiste ; c’est une religion polythéiste même s’il y a, au-dessus des lwa, une espèce de super-lwa, de roi des lwa, qu’ils appellent le Grand-Maître. Ces gens qui ne reconnaissent pas la supériorité du monothéisme sur le polythéisme !

– Ah, ces assassinats ! Cependant, le Tout-Puissant, qui sait tout, sait que si j’ai tué, c’était pour Sa plus grande gloire, pour Lui donner de nouveaux territoires, pour Lui amener de nouvelles âmes.

Et puis, il n’avait rien fait, matériellement rien fait, strictement rien fait, objectivement rien fait, c’était les soldats qui avaient agi. Ah ! Il était blanc comme neige. Comme pour les Inquisiteurs, c’était le bras séculier qui exécutait : eux, les Inquisiteurs, personnellement, ne faisaient rien.

– C’est l’intention qui compte, je l’ai assez enseigné !

De toutes les façons, même le saint pèche sept fois la journée, et il n’était pas un saint, loin de là ! Vaut mieux être matérialiste, c’est cela le vrai pari ! On y gagne à tous les coups : on a la paix, la conscience abolie, et le corps, ce corps qui parfois nous fait tant souffrir parce qu’il désire trop, parce qu’il aime trop, et qui nous ferait encore davantage souffrir en Enfer, ce corps dissout dans le néant !

Décidément, valait mieux être matérialiste, valait mieux croire que la vie, la nôtre, finit avec la fin de notre corps. Déjà, il se préparait à claironner son matérialisme, quand une dernière réflexion le glaça : oui, mais je suis mort et je pense encore, or « Cogito… », cela veut dire que la vie continue, que l’esprit, que l’idée survit à la déliquescence de la chair. Donc, l’esprit triomphe de la matière. « Ô mon Dieu, j’ai failli commettre une bêtise ! » Une bêtise mortelle ! Car si l’Idée est première, Dieu existe, Il sait tout. Il verra tout de suite que ma conversion au matérialisme est intéressée, décidée pour échapper aux flammes de l’Enfer et, en ce cas, Il m’aurait fait mettre dans le cercle le plus épouvantable, celui où Il met les criminels blêmes, les criminels qui ont honte de leurs crimes, les criminels au foie jaune, les plus affreux des criminels. Et puis, le seul fait de penser, maintenant qu’il était mort, était la preuve de la pérennité de l’esprit après le grand passage. Alors, humblement, il avoua : « Je suis idéaliste, je crois à la primauté de l’esprit sur la matière, je crois en Dieu. » « Dieu n’existe pas », clama le Saint Esprit de manière tout à fait intempestive ; l’autre Ange, l’Ange sans ailes, avec une robe blanche et brillante, eut un geste bizarre, incongru : il attrapa, de sa main droite, la bouche en forme de bec, empêchant le Saint Esprit de parler. Il dit :

– Le Saint Esprit voulait vous éprouver, mais vous êtes sincère, cela se voit. Je vous dispense des autres épreuves. Inutile de vous confesser, je connais vos crimes.

« La voix de cet Ange me rappelle une autre voix, laquelle ? »

– Votre crime le plus abominable… Ah, pour ce crime, vous méritez les pires souffrances de l’Enfer !

Le vicaire était tout disposé à réparer ses torts : de quel crime s’agissait-il ? Un crime plus grand que l’assassinat des paysans ? Il ne voyait pas, sincèrement…

– Oui, il s’agit de votre attitude à l’égard des sens. Vous avez été assez orgueilleux, assez prétentieux pour critiquer l’œuvre de Dieu et prétendre que les sens, que le sexe, qui sont des créations de Dieu, sont une mauvaise chose. De quel droit critiquiez-vous le Tout-Puissant ? C’est le plus monstrueux des péchés ! Oser prétendre que quelque chose que Dieu a créé est mauvais ! Oser prétendre que Dieu a mal fait en attribuant un sexe à l’homme et à la femme ! Qui êtes-vous, ver de terre, pour critiquer l’œuvre du Seigneur ? !

L’Ange aptère, dans le feu de son sermon, retira sa main de la bouche du Saint Esprit qui s’empressa de prendre la parole : « Dieu n’existe pas ! »

– Ta gueule, Funérailles !

Ainsi, ici également il y a des querelles, et même entre le Saint-Esprit et un Ange, et c’est sssûrement un Ange très haut placé s’il pouvait se montrer aussi familier avec le Saint-Esprit. Le vicaire se fit tout petit : ce n’était pas le moment d’intervenir dans les querelles d’entités si puissantes. Tenant le bec du Saint-Esprit, l’Ange continua :

– Oui, le péché contre les sens, contre la chair, contre le sexe, est le plus grand des péchés, si grand que Satan lui-même hésite à appliquer la peine correspondante. J’ai obtenu une grâce pour vous, une grâce spéciale, celle de réintégrer votre corps de chair afin que vous puissiez regagner la terre et essayer de réparer les péchés que vous avez faits contre le sexe, contre votre sexe, contre vos sens, contre ceux de tout le monde.

Et l’Ange prit un air et une voix terribles pour demander :

– Êtes-vous prêt à obéir ?

Terrorisé, le vicaire répondit : « Je suis prêt ! Je suis prêt ! Que faut-il faire ? »

– Il vous faut retourner sur terre, il vous faut aller au bordel, et il vous faudra bénir tous ceux que vous trouverez à forniquer.

Ce qui fut fait.

Les habitués du bordel « Sssttt ! Sssttt ! Pa fèm sa ! » virent avec stupeur leur vicaire général débarquer dans ce lieu que, tous les jours, en chair, il dénonçait avec violence en menaçant de tous les maux de l’Enfer ceux qui le fréquentaient. Monsieur le vicaire avait un air inspiré et des yeux de prophète. À peine pénétra-t-il dans le bordel qu’il leva la main droite et qu’il bénit les fêtards qui se trouvaient dans le grand salon. D’une démarche presque martiale, il monta à l’étage, entra dans les chambres, et bénit les couples qu’il rencontrait, et à chaque couple il disait: « Baisez en paix, mes enfants ! Baisez en paix ! » Un fidèle, qui se trouvait là « tout à fait par hasard, je venais apporter un peu de secours à une malheureuse », courut à l’Évêché avertir monseigneur qui envoya quérir son vicaire. Quand le ressuscité parut, monseigneur comprit aussitôt que quelque chose n’allait pas.

Il questionna le vicaire qui répondit de manière fort incohérente. Il parla de Dieu, du sexe, du péché, de la Rédemption, du jugement des morts. Il déclara qu’il avait été dans l’au-delà, « Ce n’est pas une Comédie, Monseigneur ! », qu’il avait été reçu par le Saint-Esprit (« À propos, il se présente bien sous l’aspect d’un oiseau, mais ce n’est pas une colombe ! ») et par un Ange, peut-être Saint Gabriel ou Saint Michel, en tout cas c’était un Ange haut placé. Les deux, le Saint Esprit et Saint Gabriel (ou Saint Michel) lui avaient ordonné de redescendre sur terre pour bénir ceux qui forniquent. C’est un grand péché que de ne pas forniquer, un très grand péché, le plus grand. « Je vais tout de suite chez la petite Nana qui m’avait proposé de faire la chose avec elle. J’avais commis le péché de refuser. »

L’Archevêque réclama une enquête que les détectives de l’Armée menèrent sans zèle. On ne découvrit rien, ou plutôt, le lieutenant chargé de l’enquête déclara n’avoir rien découvert de suspect. Ce lieutenant était un protégé de la famille d’Edmond-la-Panique, c’était un filleul du général. « Tout est en ordre », écrivit-il dans son rapport, « Monsieur le vicaire n’a pas été victime d’un complot. Il faut peut-être attribuer à la fatigue les visions de Monsieur le vicaire… »

– La fatigue, hein ? C’est pas un peu fort, mon Lieutenant ! ?

Le rapport fut remis à Son Excellence Révérendissime qui fut bien obligée de s’en contenter.

– La fatigue est une chose terrible !

C’est alors que le journaliste Rogrim se manifesta une nouvelle fois : les Capois se souvenaient de la polémique qu’il avait soutenue contre monseigneur à propos des croisades ; on se souvenait de la manière magistrale avec laquelle monseigneur l’avait remis à sa place. Il publia des articles fort dévots sur le vicaire. Ces articles révélèrent aux lecteurs du « Nouveau Monde » que le vicaire général de l’Évêché du Cap-Haïtien avait passé la nuit au bordel à bénir les couples trouvés à forniquer.

D’après ce que notre journaliste a appris, le vicaire avait décidé son expédition à la suite d’une cuite mémorable ; il se serait retrouvé au Paradis où le Saint Esprit en personne (« si je puis dire ») lui aurait ordonné de proclamer l’avènement du royaume des sens. « Le sexe a trop été bridé jusqu’ici par des théologiens à l’esprit étriqué. » Il fallait signaler à Sa Sainteté et au Sacré Collège qu’un grand saint était arrivé dans la ville du Cap-Haïtien pour annoncer la libération des corps. Il faut tout de suite entamer les procédures de canonisation du vicaire, même s’il vit encore : pourquoi doit-on mourir pour devenir saint ? pourquoi un vivant ne peut-il être déclaré saint ? C’est comme pour Sainte Loulouse, mais elle, de toutes les façons, on sait qu’elle est bien une sainte. Les actes pour lesquels on devient saint sont posés du vivant du saint, non après sa mort ; les saints martyrs ont été martyrisés de leur vivant, non, après leur mort, au Paradis : au contraire, au Paradis, ils connaissent la félicité la plus grande et non le martyre. D’ailleurs, ne dit-on pas « Sa Sainteté » en parlant du pape ? Le pape est vivant ! Pourquoi seul le pape doit-il bénéficier du titre de saint durant sa vie ? Notre vicaire est un saint, un des plus grands qui soient, celui qui nous débarrasse de nos vieilles peurs : il doit être proclamé saint dès maintenant.

– Ce journaliste ne s’y connaît pas ! Les actes pour lesquels le saint est déclaré saint ont été réalisés après sa mort : ce sont les miracles qui sont faits après sa mort, les guérisons accomplies invoquant sa mémoire et sa protection… Et ces miracles doivent être vérifiés ! Et le saint est déclaré saint après un long procès !

– Pas tous les miracles ! Pas tous les actes ! Il y a des saints qui deviennent saints grâce à des miracles accomplis de leur vivant !

Ce fut à cette occasion que Sa Sainteté eut sa première crise de hoquets, quand on La mit au courant de cette affaire. Elle ne cessa, pendant une journée entière, de hoqueter. On calma à grand peine le diaphragme de Sa Sainteté. Depuis lors, les médecins firent très attention, et ordonnèrent à son entourage d’éviter à tout prix une nouvelle crise de hoquets : elle Lui serait fatale, ce qui s’avéra quelques années plus tard. On peut affirmer que cet infâme Rogrim est indirectement responsable de la mort, vingt ans plus tard, de Sa Sainteté Pie XII.

Le scandale fut énorme, car jusqu’à la publication de l’article de Rogrim, monseigneur avait réussi à étouffer l’affaire. Il faut croire que ce « journaliste » avait des accointances dans les milieux les plus fermés. Qui avait parlé ? Qui, malgré les recommandations les plus pressantes de Monseigneur, avait livré à Rogrim des renseignements aussi importants, aussi confidentiels ?

Un communiqué parut le lendemain dans « le Nouveau Monde », disant que monsieur le vicaire, après trente ans passés au service de l’Évêché du Cap-Haïtien, se voyait accorder l’autorisation de faire valoir ses droits à la retraite afin d’aller soigner dans sa Bretagne chérie une santé compromise par sa trop grande ardeur au travail.

Ce ne fut pas sans danger qu’on put rapatrier le vicaire breton, la mer était devenue incertaine : Haïti avait déclaré la guerre à l’Allemagne.

– Hitler n’a qu’à bien se tenir !

Que pouvait faire le Führer contre les charmes que les bokor allaient lui lancer ? Il est vrai que le président de l’époque ne croyait pas au pouvoir du vaudou ; c’est pour cette raison que l’Allemagne ne perdît pas tout de suite la guerre et qu’elle fit subir au monde cinq années de désolation. Non, au lieu de mettre en branle l’arsenal vaudou, le président fit un discours où il s’en remettait aux machines, à la technique des Blancs.

– Bientôt nous verrons nos escadrilles sillonner le ciel de Berlin. Nous harcèlerons les habitants de la capitale du Troisième Reich qui ne pourront prendre aucun repos. Nous leur rappellerons les dangers qu’il y a d’attaquer la Pologne, la Pologne chérie, sœur de Haïti. Nos bateaux, toute notre flotte de guerre, occuperont les sorties des principaux ports de l’Allemagne. À partir de maintenant, Hitler est un homme traqué. On peut dire que les Allemands ont perdu la guerre puisque Haïti se déclare leur ennemie !

Il était trois heures du matin, à Berlin, quand le professeur Ulrich von Sickingen, le plus grand géographe de l’Allemagne, fut réveillé en sursauts par un émissaire du Führer. Le professeur Ulrich von Sickingen était l’auteur de plusieurs manuels de géographie qui faisaient autorité. Il avait publié une étude retentissante sur « La géographie de la dispersion des Juifs à travers le monde et le véritable but de la diaspora », où il montrait de manière magistrale que les pays « occupés par les Israélites étaient géographiquement d’une importance stratégique pour la réussite du plan de domination du monde que ces fourbes avaient élaboré depuis Titus ». Ce livre avait plongé les Nazis dans une véritable extase ; ils avaient couvert le professeur d’éloges et de distinctions. Le professeur démontrait que la diaspora juive n’était pas du tout la conséquence de prétendues persécutions, elle était l’exécution du plan soigneusement calculé de la conquête de l’Univers : il s’agissait d’occuper les pays où les Juifs s’établissaient. « On n’a qu’à examiner une carte du monde pour constater que ces pays tiennent une position géographique de première importance. »

Quand Ulrich von Sickingen pénétra au Quartier Général, il trouva les généraux, les ministres, les conseillers, et le Führer lui-même, rassemblés devant une carte d’état-major qui s’étendait sur le mur le plus vaste de la vaste pièce. Ils accueillirent avec gratitude l’arrivée du professeur.

– Haïti ? Où ?

La voix martiale du Führer interrogeait brièvement. Le géographe s’empara de la longue baguette que le chef de la Wermacht promenait avec indécision sur la carte, et désigna l’île de la mer des Antilles, une puce noyée dans l’océan Atlantique. On s’approcha avec curiosité, et le secrétaire du Führer dut lui apporter les lunettes, que jamais il ne mettait en public, et une puissante loupe ; le Führer put enfin voir le pays qui venait de déclarer la guerre au grand Troisième Reich et le menaçait de ses foudres. C’est alors que le Führer eut une de ses colères magnifiques dont il était coutumier et au cours desquelles il pouvait effacer de la terre des pays entiers, et il dit : « Nous en ferons nos écuries ! » On approuva.

La réunion se termina, et le maréchal Göring, à qui l’aspect de mâchoires de l’île insolente avait donné faim, se dépêcha d’aller se restaurer. Il venait de passer un moment désagréable ; pour rien au monde, il n’eût avoué qu’il connaissait Haïti où son père avait été consul ; le maréchal y avait passé son enfance : le Führer, dans sa colère qui le portait, le maréchal l’avait plusieurs fois remarqué, à haïr non seulement quelque chose mais tout ce qui pouvait lui rappeler ce quelque chose, l’eût confondu avec un Haïtien et eût été capable de le faire fusiller ; c’est pour cela qu’il avait caché sa parfaite connaissance d’Haïti.

Le professeur Ulrich von Sickingen , de son côté, rentra chez lui. Malgré les honneurs dont il était couvert, il n’était pas un homme heureux. La géographie ne l’intéressait plus. « C’est une science qui se meurt… » Il voulut devenir riche. Il le devint, en effet, en faisant des affaires dans les pays que le Reich occupait. Jadis, un autre géographe, Kant, avait fini philosophe, lui, il finira milliardaire.

– Que voulez-vous, à chacun son ciel étoilé au-dessus de la tête et sa loi morale au fond du cœur…

Décidément, les Allemands étaient à l’honneur en Haïti : un citoyen suisse, que tout le monde avait fini par considérer comme haïtien, tellement il avait d’années au Cap, à vrai dire pas tout à fait au Cap, pas très loin, sur la côte cependant, disparut. On découvrit à ce moment que Heinrich Schmidt n’était pas suisse, il était allemand. Il avait épousé une Haïtienne qui lui avait donné deux fils. Quelques jours après la déclaration de guerre, il alla faire une promenade sur la plage, et plus personne au Cap et en Haïti ne devait le revoir.

Pendant l’Occupation, un diplomate haïtien, qui s’était laissé surprendre en France par la guerre, le rencontra à Paris, s’étonna, car le pseudo Suisse portait un magnifique uniforme de colonel de la Wermacht. « Mais… Mais… On vous croyait mort… Votre femme, vos enfants… » Le diplomate haïtien bégayait, tellement il était surpris. Le colonel invita, « au nom du bon vieux temps », celui qui l’avait reconnu à prendre un pot.

Il l’emmena dans un restaurant chic où il fut reçu avec beaucoup d’égards par le personnel : visiblement, conclut le Haïtien qui n’était pas très rassuré, l’officier germanique était un habitué. Il remarqua une chose curieuse : même les généraux saluaient son compagnon avec une espèce de crainte, et en premier ; il pensa que le colonel n’était pas qu’un simple colonel de la Wermacht.

Le colonel Dietrich Erhard expliqua qu’au Cap-Haïtien, il avait été en mission, qu’il avait sacrifié, pour le Vaterland, des années précieuses de sa vie dans ce pays de Nègres afin de repérer sur les côtes haïtiennes des grottes, des criques, où pourraient se cacher, dans l’éventualité d’une guerre, les sous-marins allemands. « Croyez-moi, cela nous est très utile maintenant ! »

– Je connais les côtes haïtiennes mieux que les Haïtiens !

– Votre femme… Vos enfants… Ils sont en train de vous pleurer, ils sont persuadés de votre mort…

– Mon cher ! Voyons ! Vous n’allez quand même pas prendre au sérieux un mariage avec une Négresse ! J’avais besoin de ce mariage comme couverture, c’est tout ! Et puis, elle ne devrait pas se plaindre, je lui ai fait deux petits mulâtres ! Elle a gagné beaucoup à l’affaire, croyez-moi… Et ses enfants, grâce à leur couleur, pourront occuper une place de choix dans la société haïtienne !

Le diplomate haïtien tiqua : l’Allemand, déjà ivre, ne remarquait pas qu’il parlait à l’un des Nègres de « ce pays de sauvages », un compatriote de cette Négresse avec qui un mariage ne devait pas être pris au sérieux. Le colonel allemand s’enivra. Il éclata en sanglots.

– On ne peut innocemment vivre dans la peau de quelqu’un d’autre ! Cet Heinrich Schmidt, j’avais fini par y croire, par croire que j’étais Heinrich Schmidt ! J’avais fini par aimer ces Nègres, à penser comme eux, et même, des fois, à pester contre ces foutus Teutons qui menacent notre chère France et notre chère Pologne ! Et les Capois ne remarquaient même plus que j’étais un Blanc ! Jusqu’à présent, de temps en temps, il m’arrive encore de croire que je suis Heinrich Schmidt …

Il s’essuya les yeux.

– Il ne faut pas que je boive. Chaque fois que je prends un coup, ça me reprend.

Tout à coup, et sans transition, il dit avec rage : « Cette Hilda ! J’ai l’impression de faire l’amour avec un glaçon. Ah ! Ma petite Delphine… »

Le diplomate haïtien ne sut jamais ce qui se passa alors dans la tête du héros de la Wermacht. L’ancien espion se pencha vers lui, prit un ton confidentiel et commença à chuchoter.

– Delphine avait une manière de rouler des hanches, mon cher… Vous n’avez jamais été en Haïti, vous ne connaissez pas les Haïtiennes, laissez-moi vous dire que vous manquez quelque chose ! Celui qui ne connaît pas la « gouyad » haïtienne ne connaît pas ce que c’est que l’amour ! Ah, la fameuse gouyad haïtienne ! Quand on y a goûté, on est dégoutté de tout autre amour… Je vais vous expliquer ce que c’est qu’une gouyad : c’est une manière à elles, les Haïtiennes, qu’elles ont, dans l’amour, de bouger les reins…

Il débita tout cela en créole, un créole parfait, avec un accent guttural à peine perceptible. Le diplomate vit que tout était embrouillé dans la tête de son interlocuteur : il le prenait pour un Allemand, et il lui parlait en créole.

– On ne peut être un espion, parce que l’on finit par croire à ce qu’on veut paraître, et l’on devient ce qu’on veut paraître, c’est moi qui vous le dit, mon cher…

Le lendemain, le diplomate haïtien fut tiré de son lit par des policiers français et allemands. Il dut s’habiller en hâte. Dans le salon, le colonel Erhard l’attendait. Il se montra d’une politesse exquise.

– J’ai appris, mon cher ami, que vous avez quelque difficulté à regagner votre pays. C’était un malentendu. Je me suis permis de me renseigner, et voilà votre passeport et vos visas. Je vous souhaite bon voyage, mon cher. Vous passerez par l’Espagne…

Le colonel donna congé aux policiers.

– Je ne pense pas que nous nous revoyions… Peut-être, après la Guerre, quand nous l’aurons gagnée, si vous venez faire un tour à Leipzig…

Le diplomate haïtien quitta la France le jour même.


« Edmond-la-Panique », par Roland Paret, est un extrait de « Dieu le père » du premier tome de La Convocation des Grands Vents, publié pour la première fois à Montréal aux éditions CIDIHCA (dans une première édition à tirage limité) en 1999; il a été republié dans la réédition de La Convocation des Grands Vents (tirage public) aux Éditions du CIDIHCA en 2001, pages 102-126.

© 2001 Roland Paret


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mis en ligne : 23 août 2006 ; mis à jour : 26 octobre 2020