Roland Brival, Biguine Blues

(deux extraits, lus par l’auteur)


Je suis un vieil homme. Chanter, c’est mon travail, aussi la mort ne m’effraie pas. La mort me doit. Ce qu’elle paye aux gens, c’est à moi qu’elle le prend, à moi qu’un jour elle le remboursera. C’est comme ça. Plus lourde est la parole, plus elle reprend le pas sur ce qui effraie l’homme, sur ce qui le perd ou le renie. Car rien n’existe qui ne vive d’abord dans les mots d’un chant. La terre, le ciel, la mer, l’univers entier, rien de tout cela n’a le moindre sens si nous ne sommes pas là, nous chanteurs, pour dire ce qui en fait le prix ou l’usage. Ce monde, hors de nous, n’est plus monde. Il n’est plus qu’un jardin en jachère, un soleil en friche, un sillon détourné du labour. Mais, dans cette île, de ceux qui le savent j’étais le dernier. C’est pourquoi, à ceux qui viendront pleurer mon corps, à ceux qui s’apercevront trop tard de mon silence devenu éternel, je ne laisserai en héritage qu’un peuple bouté hors de lui-même, abandonné à son seul destin comme on jette en pâture un cadavre aux charognards.



On dit que les hommes naissent. Mais les hommes ne peuvent naître sans accoucher d’abord d’eux-mêmes. Les hommes ne peuvent naître s’ils n’ont entendu battre le cœur de leur mère en collant leur oreille sur la terre juste avant un orage. Les hommes ne peuvent naître sans avoir tenté de défier le soleil jusqu’à s’en brûler les yeux. Les hommes ne peuvent naître s’ils n’ont d’abord appris à mourir, s’ils n’ont d’abord appris à respecter ce qui, en eux, les dépasse. C’est le tambour qui parle ainsi. C’est le tambour qui dit ces choses que les mots de papier ne savent pas faire résonner et que seule la voix, vivante, celle qui sort de la gorge d’un homme, peut charrier comme la rivière emporte sa moisson de cailloux vers la mer. Un tambour, c’est la voix de mille hommes réunis dans les phalanges d’un seul, c’est l’histoire d’un peuple ramassée dans la flamme d’une torche, c’est le sang qui coule, libre, dans les veines du guerrier et dont s’embrase la savane aux dernières lueurs du jour.


Ces deux extraits ont été publiés pour la première fois dans Biguine Blues, roman de Roland Brival publié à Paris aux Éditions Phébus en 1999, pages 13 et 107. Extraits reproduits avec la permission de l’auteur. Le premier enregistrement est de 1:12 minutes, le deuxième enregistrement est de 53 secondes.

© 1999 Roland Brival ; © 2006 Roland Brival et Île en île pour l’enregistrement audio
Enregistré à Paris le 21 mars 2006


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mis en ligne : 5 avril 2006 ; mis à jour : 24 décembre 2020