Rodney Saint-Éloi, Quels livres pour quels lecteurs ?

Je commencerai par dire le lieu d’où je parle: enseignant, journaliste, écrivain, éditeur, je porte tous ces chapeaux. Depuis ces dix dernières années, je deviens un intégriste des livres et de la lecture, je me nourris de paperasse, d’odeurs d’encres… Au départ, une aventure insolite: la question de lecture? Et après l’incontournable question sociale. Dans les rôles et fonctions que j’assume, il y a toujours au bout l’inquiétude qui prend nom le lecteur ou la lectrice. Il y a au bout l’inquiétude de passer à côté du vrai cri, pour reprendre une formule de Césaire.

Quels livres?

En formulant la question, un certain nombre de réponses se jouent de moi. De l’apagè du Cantique des Cantiques au quartier de chair des magazines porno, du tract du militant convaincu de sa cause au poème iconoclaste, de la recette de cuisine imprimée à la monographie d’artiste, je suis incessamment interpellé ! Je dirai de manière lapidaire en guise de réponse à la question posée: tous les livres… en décomplexant le sujet-lecteur-pensant. Je dirai encore simplement qu’il faut dire OUI à tout ce qui interpelle l’esprit et/ou l’intelligence, OUI à tout ce qui est aligné sur une page.

Mais on me répliquera à raison: Pour 85% d’analphabètes, pour 85% de la communauté vivant au seuil de la pauvreté absolue, quelle légitimité pour cet objet fétiche appelé livre?

La contestation serait de bon ton et socialement fondée. Comment convaincre un professeur de lycée des bienfaits de la lecture quand le ministère lui doit sept mois de salaire? Comment en toute conscience parler du livre quand le pain, l’eau et l’électricité manquent?

Mais, dans un sursaut proche du désespoir, je dirai que toute construction sociale commence par le pari du livre et de la lecture. Et pour venir avec un argument d’autorité, en vue de neutraliser mon ami contestataire, je balancerai en plein visage de mon interlocuteur cet hommage tiré de l’ouvrage de Danièle Sallenave Le don des morts:

«Les livres ne remplacent rien, ils ne sont le substitut de rien: ni des honneurs, ni de l’argent, ni des places, ni de la culture, ni des accomplissements personnels, des satisfactions ou des honneurs privés; mais rien ne remplace les livres, rien ne peut se substituer à eux. Sans les livres, toutes les vies sont des vies ordinaires, même comblées d’argent, d’honneurs, de place, d’accomplissements, de satisfactions et de bonheurs privés. Aux honneurs, aux places, à l’argent, aux satisfactions privées, les livres ajoutent ceci: ils incluent cette vie que nous menons (basse ou élevée, riche ou pauvre) dans la grande histoire, dans la grande trame du monde. Le livre est ce qui me fait communiquer avec les autres, avec les œuvres, pensée et expression des vivants et des grands morts, avec les humanités, avec le monde. Le livre est l’autre nom du procès d’humanisation de l’homme: il dit qu’on ne naît pas homme, on le devient.»

Ceci dit, je voudrais souligner d’un double point de vue, sociologique et idéologique, que je suis en Haïti. J’y suis et j’y vis. C’est-à-dire, je suis dans un pays ségrégué, avec tout ce que le mot et la chose comportent de compartiments. Le livre dont je parle ici ne peut ni ne doit en aucune manière participer du paradigme dominant, de celui qui a forgé cette société répugnante. Je récuse ainsi toute supercherie ou toute performance à l’haïtienne, qui ferait de Ti Malice la référence absolue pour nos enfants. Je récuse donc toute initiative éditoriale et/ou de lecturisation qui marginalise le créole.

Un livre, c’est bien plus que quelques pages imprimées, il s’insère dans un combat qu’il nourrit: l’avènement d’une citoyenneté pour Toutes et Tous. L’avènement d’une société où le livre-ensemble serait enfin possible.

Donc, le livre est cette «communauté partagée», cet appel constant à la rencontre de soi et de l’autre. Et la nécessaire médiation. En voyant la «chimérisation» de la société haïtienne, en soupesant l’instinct totalitaire des huit millions d’Haïtiens, je me rends compte qu’en plus des chromosomes, ce qui manque profondément, c’est les livres. Ils auraient le mérite de nous apprendre la médiation et le dépassement; ils nous auraient appris à nous concilier avec nous-mêmes et à effectuer ce combien «nécessaire voyage à l’intérieur de nous-mêmes».

Sinon qu’est-ce qu’un livre, s’il ne peut projeter des lumières, s’il ne peut brûler toutes les fausses cathédrales de l’ennui, en ouvrant des voies à l’être et à la connaissance?

A un ami qui me demandait la plus sérieusement du monde, il y a quelque temps: Qu’est ce qui manque le plus à Haïti? Sans sourciller, je lui ai dit spontanément: les livres. Cette réponse implacable a de quoi dérouter… mais sans les livres, la fabrique de l’ignorance aura les dents dures, sans les livres, les ressentiments, la violence, la haine, la peur et la barbarie ne trouveront pas de réponses. Je reviens avec Danièle Sallenave qui disait que les livres nous sauvent de la vie ordinaire:

«Qu’est que la vie ordinaire? Qu’est ce qui manque à la vie ordinaire? L’argent, les honneurs, la belle vie? Ou encore: la culture, les voyages? Non ce n’est pas l’argent (il y a des gens riches qui mènent une vie ordinaire), non ce n’est pas la culture (il y a des gens cultivés qui mènent une vie ordinaire). C’est la pensée, ce sont les livres: la pensée, le rêve, la connaissance du monde et l’expérience élargie, grâce au livre, à la littérature, à la poésie, à la fiction.»

Quels lecteurs?

Le thème m’a été imposé. Pur ma part, aux lecteurs, je préfère les lectrices. Car elles ont le don du livre à leur manière. Le livre, une fois réalisé, se fait corps et se cherche d’autres corps. Non pas pour rassembler leur solitude, mais plutôt pour un serrement de main, un continuum du désir et de l’être. Dès que j’entends les mots livre, lecteur, lectrice, lecture, je ne peux m’empêcher de penser au vieil aveugle de Buenos-Aires, Jorge Luis Borgès, qui assumait un destin de papier et qui préférait son statut de lecteur à celui d’écrivain. Borgès est mort avec l’idée que le livre est la suprême création de l’humain, l’acte d’affirmation le plus troublant que l’humanité ait à son actif. Lire était pour lui l’unique moyen de retrouver le monde. A chaque fois que j’entends le mot livre, ilme prend envie de rendre hommage à l’auteur de Buenos-Aires (1923) qui, dans le prologue de la première édition de Histoire universelle de l’infamie (1935), dit ceci: «Lire est, d’abord, un acte postérieur à celui d’écrire, plus résigné, plus courtois, plus intelligent».

Mais sociologiquement et idéologiquement, je me replace de mon lieu: ségrégué, disais-je? La lecture serait un privilège de classe. Pourquoi ces assises du livre si nous n’arrivons pas à démocratiser l’objet-livre et la lecture? Je conteste ici l’arbitraire de certains maires qui, à entendre le mot «livre», tirent leur revolver. Et je cite à titre d’exemple:

  • La Bibliothèque du CLAC de Cabaret fermée;
  • La Bibliothèque du CLAC de Gros-Morne dilapidée;
  • La Bibliothèque Étoile Filante de Fontamara menacée.

Je voudrais également vous faire part du témoignage d’une amie passionnée de livres et de lecture, qui me racontait le fait suivant: dans un lycée de province qui dessert toute une ville, et où elle était invitée à rencontrer le personnel enseignant et les élèves, elle en est sortie traumatisée. Il y avait des murs, des salles… mais, elle n’y a pas trouvé un livre.

Je suis dans l’enseignement et j’y reste. Pourquoi le procédé des extraits? Pourquoi la procuration? Pourquoi les textes des auteurs enseignés dans nos classes ne sont ils pas accessibles dans les classes? Au cours d’une promenade au Champs de Mars, j’ai entendu, curieux, un élève en classe d’examens reprendre jusqu’à épuisement vocal: «Oswald Durand, le poète des Rires et Pleurs est né au Cap-Haïtien en 1840. Ferblantier à Saint-Louis du Nord…»

Je dirais que dans la tradition littéraire la question de la réception n’a jamais été posé dans sa pleine mesure. Je voudrais faire un raccourci pour dire: Peut-on continuer à écrire des livres pour ceux et celles qui ont toujours eu le privilège que procurent les livres? Il y a par les livres une révolution possible, celle de l’égalité de tous les Haïtiens et Haïtiennes devant l’objet-livre.

Je vous remercie toutes et tous, mais permettez que je remercie de façon particulière Danièle Sallenave qui m’a appris que le plus abominable est de vivre sans les livres.


« Quels livres pour quels lecteurs? » est une communication qui a été publiée pour la première fois dans les Actes des journées de réflexion; Faire lire aujourd’hui en Haïti, Port-au-Prince: Ministère de la Culture / Projet Franco-Haïtien du livre et de la lecture, 2001, pp. 31-33.  Il est reproduit sur « île en île » avec la permission de l’auteur.

© 2002 Rodney Saint-Éloi et « île en île »


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mis en ligne : 19 mars 2002 ; mis à jour : 5 janvier 2021