Rodney Saint-Éloi, Haïti : Théâtre de récupération

Je ne sais trop comment vous expliquer mon point de vue sur la pratique du théâtre en Haïti. Il y a trois mois, je comptais travailler sur l’hypothèse exploratoire d’un théâtre de récupération, pour évoquer l’image des artisans de l’Arte povera et surtout pour saluer la détermination d’un groupe de jeunes comédiens et comédiennes qui tentent d’émerger…. J’ai donc choisi une voie humble, celle d’indexer un ensemble de gens, de désirs, de corps, qui interpellent autrement le théâtre.

Je ne ferai ici aucun inventaire, ni ne développerai aucune thèse quelconque sur le théâtre haïtien. Dites vous bien que l’intervenant ici présent vous parlera simplement d’un point de vue brisé et biaisé, parole elle-même, émergeante, opérant par récupération et fragmentation.

 

I.  Journée mondiale du théâtre à Port-au-Prince – 27 mars 2001

Port-au-Prince, la journée mondiale du théâtre est passée presqu’inaperçue et on se rappelle soudain avec une affection particulière un homme simple et discret : Gérard Résil, qu’il s’appelait.

Gérard Résil traînait toutes les années, bon temps, mauvais temps, sous ses bras, dans un vieux sac, le message haïtien à l’occasion de la journée mondiale du théâtre. Il allait de porte en porte et amenait aux incrédules – comme la parole de l’évangile – la bonne semence.

Il voulait faire de ce message un décret national. Malheureusement, il n’avait que sa foi, sa solitude et sa folie. Pour cette journée, il avait aussi un nouveau visage. Il ne portait plus sur son visage la grisaille du quotidien et convertissait, dans sa tête tout au moins, toutes les rues de Port-au-Prince en une véritable scène.

Il avait l’air heureux. Ses yeux scintillaient; une jeunesse retrouvée et aussi le bonheur de comédien, cette manière de regarder autrement le monde. Il dictait, rien qu’en ce jour, aux uns et aux autres, un mode de vie par et pour la scène.

Quand les technocrates et petits fonctionnaires incrédules faisaient semblant d’ignorer ce message, Gérard mettait tout sur le compte de l’inculture. Eux aussi, après, s’étaient laissé convaincre… Car, avec tant de convictions, le mensonge n’avait pas de place.

Enseignant, mais ce jour était son seul jour de congé. Les directions d’écoles respectaient sa passion; on ne nuit pas à la passion d’un forcené. On le savait en vie simplement parce qu’il y avait l’idée quelque part d’un drame, d’une scène et d’un acte à venir.

Aujourd’hui Gérard Résil n’est plus. Reste cette passion inachevée. Le souvenir de cet homme qui n’a existé que sur une scène, perdu dans les ombres chinoises où le rideau n’est jamais tombé.

Bonjour Gérard, il doit y avoir là-haut du théâtre et des scènes bien moins horribles que celles que l’on trame ici à présent. Reste bien là où tu es, dans le repos de ton éternité.

 

II.  Onè… respè

Je suis à mon bureau au 3I bis, rue Marcelin, Port-au-Prince. J’ai entendu vers midi un bruit sourd. Les employés de la petite maison d’édition sont venus me dire en toute urgence que l’on me demande. Je croyais qu’il s’agissait des flics. Je pensais m’éclipser, mais les voix Onè Rodney me paraissaient familières. Et j’ai compris qu’il y avait plus de peur que de mal. Je suis descendu immédiatement. J’ai vu trois jeunes, 2 hommes et une femme, vêtus de longue robe noire, qui hurlaient jusqu’à épuisement vocal Onè Rodney et j’ai répondu Respè.

Puis, ils sont sortis avec fracas, m’allongeant une petite note, tapée sur une moitié de page blanche avec le message que voici :

Jour du théâtre
Théâtre irrévocablement
Théâtre haïtien. Oui et non?
Pourquoi et pourquoi pas?
Mais comment où ?

Sur le confort frontal du plancher?
Aux contours du potomitan des péristyles vaudou?
Dans les gallodromes
Partout ailleurs ?

Mettre en scène, interpréter… Interpréter d’abord. Ensuite…
Pertuber à tort l’inévitable exhibitionnisme acteur-spectateur…
Dans le souci de la parole dite: accepter que la comédie facile égale au dire facile au nom et dans le respect des maîtres et de la tradition.
Le citoyen comédien haïtien doit réclamer son droit de miroir : un théâtre en quête, en butte à devenir. Un théâtre monde, ouvert à toutes les formes d’expression créatrices, vieilles, jeunes, nouvellement nées ou à venir.

Un théâtre jurant par l’expérimentation comme un rêve en marche vers sa concrétisation

Aller au conservatoire, à l’école exigiblement, Douteux.
Le vœu de créer. Inlassablement pour, Impérativement, au bout de l’accomplissement du travail : faire surgir l’Art des sueurs.

27 mars 2001, 40ème journée mondiale du théâtre, heureux bouc émissaire pour profiter d’emboîter le pas.

Nous

Tout de suite après des écoliers et écolières du quartier mimant les comédiens considérés assurément comme des fous martelaient la formule Onè Rodney. Quinze jours plus tard, certains jeunes me voient et m’adressent un sourire laconique, en me jetant en plein visage la formule.

Voilà en fait, comment dans une rue de Port-au-Prince se présente errant le fait théâtral. Sans effet spectaculaire, dans la parodie même de l’acte, et le théâtre a su garder ses jeux / enjeux et ses débordements les plus troublants.

 

III. Les scènes vives

J’ai démarré l’exposé en vous parlant de manière vive de certaines scènes de la vie haïtienne, qui recoupent le fait théâtral. Théâtral non pas au sens où ces scènes sont représentées, mais simplement du fait qu’elles soient entre fiction et vécu. Je me rappelle mon ami Délibrun, gardien au Journal Le Nouvelliste que j’ai croisé un après-midi en costume cravate, contrairement à ses habitudes et à ses moyens. Je lui dis : Qu’est ce qui ne va pas? Il m’a parlé de l’enterrement d’un ami. Je lui fais la question : Comment est-il mort ? Il m’a lancé un regard foudroyant. M’accusant sûrement de niais ou d’incrédule. Une heure après, un ami me fait comprendre que l’on ne meurt jamais de mort naturelle ici.

Je voudrais rappeler l’image de ce fou bien connu, admirateur zélé de la reine d’Angleterre, qui, tous les matins, raconte aux uns et aux autres ses prouesses sexuelles avec la reine. Ou encore, en venant ici, samedi, deux Haïtiens tentent de me convaincre dans l’avion même qu’Aristide n’a que pour quelques heures. Six jours après, il est toujours président d’Haïti.

A force de coexister avec cet univers magico-religieux, on finit par oublier sa raison malgré soi et croire devient simplement un devoir. La représentation participe du vécu. Ainsi, entre l’imaginaire et le réel, n’existe plus de cloison. Et de ces folies là, on ne sait lesquelles sont porteuses d’espoir ou non? Le drame du fait théâtral en Haïti est qu’il est souvent plus puissant dans les rues que sur les scènes. Le théâtre est partout. Le mot aussi bien que la chose.

 

IV. Laissons les anecdotes!

Du théâtre en Haïti, on en connaît bien, avec une tradition théâtrale de plus de deux siècles. Mais, comme de mon point de vue, Haïti est un pays ségrégué, je dirai qu’il y a deux types de théâtre et vous les décrirai. Ici, je m’aventure dans un terrain plutôt idéologique. Et je tiendrai compte de la réception de ces théâtres-là. (Ceci dit, me mets de côté certaines expériences théâtrales, innovatrices ayant contribué au renforcement du théâtre haïtien. Comme celles de Hervé Denis, de FranckEtienne ou de Syto Cavé.

 

VII. TBCBG

Le Théâtre Bon Chic Bon Genre est un théâtre de perroquet, francophile à dessein, qui se donne dans l’artifice, dans la coquetterie, et surtout dans une savante mondanité. Ce type de théâtre pourrait se définir comme tentative de divertissement d’une élite socialement et économiquement répugnante. Ce théâtre n’a pas de répertoire précis. Il oscille entre marivaudage et tragi-comédie. Il utilise tous les codes, tous les registres, mais a le don de les pervertir tous, en convertissant tout en faux rire ou en fausse compassion. Socialement et politiquement correct, ce théâtre participe de la ségrégation dont je vous parlais tantôt. Théâtre de lettrés francophones.

Ici et là perce un rire ou coulent quelques gouttes de larmes : mouchoirs et éventails à portée de la main. Ce théâtre reçoit les mêmes clients, qui vivent pour la plupart en haute ville, et qui sont les mêmes dans les restaurants, cercles mondains, salons et plages. La salle de spectacle a une double fonction. Elle rassemble d’une part la solitude des clients; elle exclut d’autre part ceux qui ne sont pas de la bande.

Ce théâtre est l’expression d’une petite bourgeoisie décrépite, incapable de s’inventer une histoire et un projet, esthétique et/ou social.

J’avoue dans ma description être profondément caricatural. Je vous prie de me pardonner cet excès. Ceci a toujours été mon regard. Et il ne peut y être autrement. Car face à l’excès et l’agression de la représentation TBCBG, la réaction n’a pu être autrement.

 

VIII. Le théâtre de récupération

A la fin des années 80, face à une demande de plus en plus élargie de citoyenneté, de jeunes loups ont dévié le sens haïtien, trop étroit et trop exclusif, de la représentation théâtrale. De petites troupes ont germé comme des champignons. Elles ont – comme tout bagage – leur passion de jouer et d’exister. Sans subvention et souvent en apprenant sur le tas leur métier, elles ont contribué à changer de manière profonde le paysage théâtral haïtien. Ceci, en allant justement vers la récupération, soit en utilisant des codes et des moyens à leur portée. En contextualisant le fait théâtral, le situant dans son contexte linguistique, économique et social. Généralement, ce type de théâtre opère en créole, jouant sur l’imaginaire et l’imagerie populaires, il se veut spectacle ouvert et non cercle étroit de complaisance. Je voudrais encore aller vers les descriptions, en évoquant l’histoire d’une représentation de la troupe Jessifra.

 

IX. Un spectacle de Jessifra: question de citoyenneté

Un spectacle de Jessifra au Théâtre National. Ceci dit Le théâtre national est une coquille vide. Les manifestations théâtrales au Théâtre National sont rares. En témoigne une affiche Format 11 X 17, datée de 1999 annonçant la programmation 1999 – 2000. Trois pièces sont inscrites : Une de Lorca, une de Syto Cavé et un opéra. Aujourd’hui encore cette affiche est encore placardée sur certains murs. Mais on attend. L’espace sert plutôt de lieu de rencontre aux sectes protestantes et surtout aux divers groupes politiques inféodés au parti au pouvoir.

Jessifra a le rare mérite de remplir la salle. Passons vite à ma manière de description. Derrière une barrière métallique, se tient debout un homme. La billetterie ne fonctionne pas. Tu paies tes 50 gourdes ( soit 3 dollars canadiens) puis, il libère le passage. Après deux bonnes heures de recette, il ferme à clef la barrière. Entre-temps le public acclame Jessifra, Jessifra. Quelques minutes après, l’homme de la barrière, avec son sac contenant la recette du spectacle, est sur scène. Le micro à la main, il secoue l’assistance par ses jeux, par l’ancrage de son humour et surtout par son art de la réplique et la parodie politique et sociale. Ce théâtre de boulevard ou de barrière a battu tous les records. Les intellectuels rechignent. Mais le public de Jessifra, comme il est question ici de réception, était pendant longtemps exclu de toutes formes de représentations et de toutes les formes de pouvoir réel. Le fait de dire ou de se dévider ensemble est signe qu’il y a d’autres modes d’intégration, de possibilités d’accès transversal à une certaine citoyenneté. Chacun à sa manière peut convoquer et/ou interpeller la cité. Il a droit en fait à la parole. C’est à mon sens ce qui légitime la réception populaire des pièces de Jessifra.

Jessifra est une usine théâtrale. Allez chez n’importe quel Haïtien de condition moyenne en Amérique du Nord, vous trouverez la copie de la cassette vidéo d’une pièce de Jessifra. Avec le phénomène Jessifra, on a également assisté récemment au clonage théâtral. Jessifra a été cloné. A Miami, à New York, d’autres Jessifra naissent, grandissent et apportent aux uns et aux autres le désir de citoyenneté, ou à défaut l’éclairage sur des points d’histoire contemporaine, par la dérision.

Je voudrais terminer en vous lisant le texte d’un jeune ami comédien:

 

X.  Manifeste d’un jeune comédien

«Je suis né à Port-au-Prince un dimanche matin, le 23 septembre de l’année 1979. J’ai donc vingt et un ans. On me dit comédien et poète aussi. Mais, je sais que je suis diseur; je veux dire profondément diseur. Je suis peut-être comédien aussi – comme on le dit. Tout a commencé un beau jour de 1991, quand je devais faire partie d’une troupe de quartier: Troupe evangelico socio-culturelle de Delmas 13. Le premier spectacle sur lequel j’ai travaillé, c’était une pièce qui avait pour titre: Manmy, où est mon père? J’étais Olrich, le garçon bâtard. Ma carrière d’artiste, je décide de la faire remonter à partir du moment où j’ai adopté la résolution d’écrire des textes et de les promener dans les différentes églises protestantes de Delmas et de nombreux cercles culturels et artistiques qu’on appelle généralement Club. Je me faisais diseur. C’est comme tel que je me suis présenté aux Vendredis littéraires. En tant que tel, je me suis mis à fréquenter Gérard Résil au Théâtre National Durant les moments forts de l’embargo (1); en tant que diseur également, j’ai été invité par Hervé Denis pour intégrer sa compagnie… Au fait, à partir de ce moment, je suis devenu comédien. Citons Hommage à André Malraux (1995, Compagnie Hervé Denis); Les dits du fou de l’île (1997, Antoine Peugeot); Chayopye (1998, C.H.D); Les tambours de soleil (Guy Junior Régis / Faubert Bolivar); Le Miroir d’Anabelle (moi-même). Moi qui suis entré au théâtre par effraction, je pense que le théâtre haïtien existera tant qu’existeront des gens comme Junior, comme Techlet, comme Casséus et tant d’autres qui ont quelque part dans leurs yeux une vie de plancher (j’exagère) et de spectateur (je suis dans le vrai). Maintenant que je vais laisser le pays pour quelque temps, mon vœu le plus cher c’est que les portes soient ouvertes au théâtre. La cité en a besoin. Ne serait ce que pour se protéger de sa dissolution. Parce que je crois que le théâtre haïtien qui s’affirmera envers et contre tout, c’est celui qui sera assez dangereux – donc assez vrai – pour donner place aux pierres et au corps à corps. Voulez-vous que je vous dise que je rêve d’une pièce où les comédiens pourront paraître dans toute leur nudité. NUS. PURS. Sans autre souci que celui de jouer. Jouer sans aucune mise. Sur le temps; les poches; les comptes en banque. Un comédien n’est que son corps. Cela, personne ne peut nous le refuser. J’ai dit. Nous, Quoi donc, je suis comédien! Oui, je le suis».


Note:

1. Comme je réunissais fort mal les dix gourdes de tap- tap, je faisais le parcours généralement à pied, de chez moi (Delmas 13) au théâtre National (Bicentenaire). Et l’inverse.  [retour au texte]


« Haïti : Théâtre de récupération » est le texte inédit d’une conférence prononcée au Colloque Théâtre des Amériques à l’Université du Québec à Montréal (20ème Congrès international des critiques de Théâtre: Franchir le mur des langues), jeudi 31 mai 2001. (Voir le reportage de Caroline Montpetit, « Jouer en Amérique est une réalité complexe », Le Devoir, vendredi 1er juin 2001.)  Ce texte est publié pour la première fois avec « île en île ».

© 2002 Rodney Saint-Éloi et « île en île »


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mis en ligne : 19 mars 2002 ; mis à jour : 21 octobre 2020