Rodney Saint-Éloi, Faire lire aujourd’hui en Haïti

Donner un sens réel au livre en l’intégrant au social – Réhabiliter le Lecteur…

L’intérêt ici est moins d’esquisser une histoire contemporaine de la lecture en Haïti que d’en susciter le désir, de voir ce qui se cache en dessous des mots et de l’imprimé, de découvrir sa fascination et de témoigner de l’urgence de lire aujourd’hui. Le nouveau combat, le seul, qui, à mes yeux, vaille la peine d’être mené: Faire lire aujourd’hui en Haïti.

Il est ici un privilège, pour le moins inacceptable, dont je jouis: celui de lire une affiche, le nom d’une rue, ou le menu qui m’est présenté au restaurant. En fait, ces cas de lecture ordinaires font de moi un privilégié en rapport à la majorité de la population. Donc, le simple fait de décoder ces signes visuels m’autorise un cheminement autre.

Mais ce privilège devient vite un malaise, bien que le code pénal n’y voit même pas un délit mineur, quand par la force des choses ou par la généralisation de la bêtise, on contourne vite le problème combien crucial de la lecture publique pour se donner de plain-pied dans l’éloge de l’analphabète et de l’analphabétisme.

Je me pose aussi certaines questions. D’un point de vue éthique, y a-t-il droit à la citoyenneté sans penser l’accès pour tous et pour toutes à la lecture et à l’écriture? Ce qu’il faut démocratiser est justement le droit et/ou le devoir à la lecture, qui est un des vecteurs de citoyenneté dans toute société qui pense sa reproduction.

Réhabiliter le lecteur

Un écrivain fétiche, l’Argentin Jorge Luis Borges se donnait un destin de papier. Sa vie tant publique que privée est une croisade pour une meilleure compréhension du monde à travers le livre. Il y a chez ce vieux aveugle de Buenos Aires deux êtres fascinants: d’une part le lecteur et d’autre part l’écrivain.

«De peu diffèrent nos néants, la circonstance est triviale et fortuite que tu sois le lecteur de ces exercices et moi, leur rédacteur».

– J.L. Borges, A qui lirait, Fervor de Buenos Aires, 1923

Danièle Sallenave, dans son monumental ouvrage Le don des morts, a montré comment le livre permet de découvrir l’unité du monde et du temps. Car, en lisant, je bouscule les limites du temps et de la mort. Je m’installe dans ce lieu où s’actualisent passé et futur. D’où le don des morts: mon métier de lecteur me permet d’aller au-delà des mots et de m’asseoir comme un dieu heureux dans toutes les cultures et dans tous les temps.

Vous direz peut-être quelle est la raison d’une si lourde entreprise qu’est le plaidoyer pour la lecture publique ou la réhabilitation du lecteur? Je répondrais simplement, en tant que lecteur, donc privilégié, je voudrais mettre en commun ce privilège, partager ces temps, ces cultures et ces désirs qui m’habitent et qui offrent à ma vie, et surtout à mon corps, un plaisir que seuls les lecteurs connaissent: le plaisir du texte, comme le nomme Roland Barthes.

J’ai cité Borges et sa passion de l’imprimé, mais il y a aussi chez nous des cas-type de vies dévouées à la cause du livre, à sa permanente célébration et je veux citer quelques-uns: Jean Fouchard, Roger Gaillard, Edmond Mangonès, Monique Calixte, père Adrien, père Ernest. Il y en a sûrement des centaines d’autres, qui secrètement et dans l’ombre, ont trouvé dans le livre et la lecture leur seule raison d’exister, qu’ils soient aussi salués.

La lecture est une passion, et ces gens ont œuvré à faire recouper dans l’espace de leur vie deux êtres: un être de chair et un être de papier. Des deux, ils ne savent pas trop auquel ils tenaient le plus. C’est là le véritable enjeu de la lecture. Elle nous interpelle vers d’autres nous-mêmes, vers le meilleur ou le pire, et grâce à l’imprimé, l’autre entre chez nous et en nous; et nous apprenons ainsi l’impératif de l’altérité dans le sens d’une véritable solidarité humaine.

En lisant, je me découvre. Je découvre la vérité sur moi-même, sur mon corps, mes désirs mais en plus et l’essentiel, j’ouvre grand ma fenêtre, et me faisant réceptacle, j’accueille le monde. Et je me dis ainsi, la meilleure façon d’habiter le monde et de le connaître n’est pas le voyage mais plutôt le livre et la lecture, sereine, patiente.

J’écris ces notes en voyant devant moi l’image d’une fillette de cinq ans, habillée de bleu, assise dans une petite salle de lecture, feuilletant les pages d’un grand livre colorié. Elle a sûrement apprivoisé des rhinocéros et des dinosaures étranges. Elle a connu le plaisir. Et l’instant d’une lecture, le bonheur de revisiter son bestiaire à elle. C’est de ce plaisir là dont je parle, plaisir de lire, de découvrir, de connaître et donc de penser.

J’arrive à Port-de-Paix pour la quinzaine du livre de l’Alliance française du mois de mai dernier. Et je vois des jeunes se battre non pour élire le prochain sénateur, mais simplement pour imposer le livre dans la vie des gens de leur communauté.

J’ai trouvé belles et fortes les images évoquées, et cette petite fille heureuse dans son livre colorié, et ces jeunes de Port-de-Paix, militants d’une armée morte… Je me dis que la lecture est simplement ce par quoi le monde se reconnaît.

L’accès au livre et à la lecture en tant qu’acquis démocratique est à consolider, car l’obscurantisme a des armes surprenantes. Et je pense à l’écrivain Jean-Claude Charles qui décrit une scène inquisitoire où le dictateur fait brûler la chair des livres, où toutes les bibliothèques sont mises à sac par les sbires de la dictature des Duvalier.

Enfin, qui a peur des livres et de la lecture? Les tyrans, pour mieux mentir, ont fait de tous temps des livres de grands bûchers. Le personnage Philémon, dans L’oiseau Schizophone de l’écrivain Francketienne, n’est-il pas condamné à manger une après une les pages de son livre?

En manière de conclusion, je voudrais saluer le Lecteur et les militants de la lecture, et dire avec conviction et un immense plaisir ces bonheurs singuliers et éternels que procurent le livre et la lecture. Car pour reprendre John Keats, «a thing of beauty is a joy for ever».


« Faire lire aujourd’hui en Haïti » a été publié pour la première fois dans « Lire en folie », en supplément au journal Le Nouvelliste en juin 2000.

© 2000, 2002 Rodney Saint-Éloi;  © 2002 « île en île »


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mis en ligne : 19 mars 2002 ; mis à jour : 21 octobre 2020