Rodney Saint-Éloi, « Émile Ollivier: écrivain aux pieds poudrés » – Boutures 1.2

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Entretien
vol. 1, nº 2, pages 4-7

 

Émile Ollivier

Il y a de ces écrivains aux pieds poudrés qui traversent le temps et l’écriture comme des eaux folles. Ils ont dans le coeur un pays ou même deux. Ils naviguent entre les mots, sans balises, avec simplement le rêve que le roman saura dire une vie. On les aime du premier coup. On les lit et les relit; on apprend même à devenir lecteur en récrivant avec eux leur histoire, en se laissant porter par leur vécu et leurs passions. On entre par tous les Passages, on ouvre même Les urnes scellées.

Émile Ollivier, résidant à Montréal dans le quartier Notre-Dame-de-Grâce, avec ses rues bordées d’érables centenaires, est de ces écrivains-là.

Émile Ollivier a compris très tôt que le mot racine convient aux arbres mais nullement aux humains. Ce qui compte c’est la route, le chemin. «Je crois qu’on est des différents lieux qu’on traverse. À la notion de racine, j’oppose celle de lieu, de route, de chemin, un peu comme chez Nietzsche qui dit que le chemin est dans le cheminement. Transposé sur le plan humain, le vocable racine évoque quelque chose de figé, d’éteint, de mort. S’il faut utiliser une métaphore botanique, j’aurais préféré, comme Édouard Glissant, le terme de rhizome ou comme René Depestre, celui de banian, cet arbre qui a, à la fois, des racines enfouies et des racines aériennes».

Mille Eaux d’Émile Ollivier a été publié chez Gallimard dans la collection Haute Enfance. Difficile pari pour un écrivain de revisiter son enfance… Émile Ollivier a su en profiter pour faire un pied de nez à ses fantasmes et à ses fantômes. Le récit porte le titre de Mille Eaux… Milo sauvé des eaux! Chose surprenante, on dit que le romancier, quand il avait vingt ans, écrivait des poèmes. Dans Mille Eaux, on en retrouve, avec un certain bonheur. Simplement, «en vieillissant, on repasse plus ou moins par les mêmes chemins».

Magdalena, j’aimerais, pour vous, composer un chant
Comme poème, je voudrais qu’il soit magnifique
Comme vent, qu’il soit doux, lénifiant.Magdalena, j’aimerais, pour vous, composer, un chant
Qui t’arriverait sur la pointe des pieds
Comme un vent léger
Et apporterait le repos à ton âme tourmentée
Car là où va le vent,
Les âmes se couchent.

En «Haïtien obstiné», Émile Ollivier retrace les lieux de son enfance. Sans nostalgie. Simplement en plongeant dans Mille Eaux.

Boutures: Mille Eaux n’est plus une métaphore du pays rêvé. Dans ma lecture, j’ai rencontré le pays réel. Peut-on dire que ce serait plutôt la mémoire d’un pays réel, avec ses repères et sa propre configuration?

Émile Ollivier: Ah oui, il n’y a pas de doute. J’ai essayé de retrouver, pas seulement une mémoire personnelle ni une mémoire familiale, mais aussi une mémoire sociale. C’est ce qui est important, étant donné que pour moi, une vie personnelle n’a pas tellement d’importance. Mais dans ce livre, on ne sait pas trop si c’est l’enfant qui regarde l’adulte ou l’adulte qui regarde l’enfant. Mais de toute façon, c’était très important, dans le climat actuel de ce que – je ne sais pas si je suis trop sévère – j’appelle l’écroulement social, écologique, économique même politique de ce pays, de fixer cette trace d’un passé qui me semblait tout au moins vu par l’enfant, bien entendu agréable. Mais, il faudrait nuancer. Thomas Bernardt disait: «L’enfer existe, l’enfer c’est le lieu de l’enfance». La mienne a été à la fois un enfer et un paradis. Les choses sont sinon compliquées, du moins complexes. À soixante ans, essayer de revisiter, même avec beaucoup d’hésitations, avec beaucoup de réticences, ce beau pays du roi, pour paraphraser Saint-John Perse, que je n’ai pas revu depuis l’adolescence, était pour moi primordial.

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Boutures: Mais je vous ai entendu dire ces mots, et je cite: Nostalgie? connais pas. Les érables sont facilement transformés pour vous en manguiers. Est-ce qu’il y a une dérive au niveau de l’imaginaire?

Ollivier: Non, je n’appellerai pas ça une dérive. C’est au contraire la puissance et le pouvoir de l’imaginaire. Je vous le dis franchement, je n’ai pas la nostalgie du sol, puisque en allant en République Dominicaine, en Martinique ou en Guadeloupe, je retrouve les mêmes paysages, les mêmes odeurs, les mêmes épices, les mêmes accents. J’ajouterais même: étant donné qu’il y a une communauté haïtienne absolument présente au Québec, Haïti n’est jamais bien loin quand je suis au Québec.

Boutures: C’est comme un personnage dans Passages. C’est Normand qui va à Miami pour faire provision des tropiques…

Ollivier: Oui, mais, lui, il se trouve dans une situation particulière; il a l’intuition d’une mort prochaine. Normand Malavie, Malavie c’est quelqu’un qui a mal à la vie finalement alors que moi, j’espère que je fêterai mon centième anniversaire sur la lune, dans un hôtel spatial (rires) avec de très belles femmes qui m’entourent (rires)

Boutures: J’ai lu Mille Eaux en évacuant toute possibilité de fiction…

Ollivier: Ah bon!

Boutures: Dans ce récit, vous marchez avec les lecteurs. Comment faites-vous pour rendre si vifs les repères de la ville?

Ollivier: Je ne sais pas. Je dois dire que ce texte a été pour moi difficile à écrire. Parce que, d’une part, je crois que l’enfance est un bien absolument précieux, qu’il ne faut pas gaspiller; parce que c’est là que se structurent à la fois notre regard d’écrivain et notre vision du monde. C’est le lieu par excellence de la mémoire. N’était une commande d’une directrice de collection chez Gallimard, probablement je n’aurais pas écrit ce livre. Maintenant que c’est fait, je m’aperçois que c’est bénéfique, et j’invite même ceux qui ne sont pas écrivains à faire cet exercice-là. On découvre, en revisitant l’enfance et l’adolescence, de quel tissu on est fait, on découvre, comme disent les psychanalystes, nombre de noeuds qu’il est important de dénouer. Je crois que c’est une thérapie absolument intéressante. Mais le passé, quand il revient, c’est jamais le passé, c’est une reconstruction du passé. Je ne suis pas sûr que les choses se sont passées exactement comme je les ai transcrites. L’éditeur Frantz Voltaire me disait qu’il y a des anachronismes dans ce texte. Par exemple, la statue du Marron inconnu a été placée après la date que je mentionne. À la limite, je m’en fous. Dans mon imaginaire, je retrouve le Marron inconnu et la Place des Héros de l’Indépendance qui a toujours représenté un lieu magique. Que je la peuple, cette place, de statues réelles ou fictives, peu importe. L’essentiel, c’est que je traduis, aujourd’hui, ce que je retrouve dans ma vie d’adulte concernant ce paradis perdu, ce vert paradis de l’enfance.

Boutures: Dans ce livre, vous êtes revenu à la poésie. Chaque chapitre est ponctué par un poème…

Ollivier: C’est exact. Mais c’est aussi comme si en vieillissant on repasse par les mêmes chemins. Vous faites bien de mentionner cela; parce que j’ai senti en écrivant ce texte la nécessité de ponctuer les chapitres par des poèmes, qui sont des moments de respiration dans le texte. L’écriture générale, même si elle est un peu dépouillée, reste chargée d’images. Mais pour moi, cela ne suffisait pas, il fallait marquer physiquement ces moments de respiration.

Boutures: Il faudrait aussi parler de cette forme de migration qu’on oublie toujours, celle qui s’effectue à travers les multiples petits quartiers de Port-au-Prince.

Ollivier: Effectivement. Je suis de ceux qui pensent que l’être humain est fondamentalement nomade: ce sont quelques sédentaires anormaux qui ont réalisé un coup d’État en nous fixant dans des lieux précis. J’ai lu récemment un très beau livre d’un sociologue, Robert Castel, qui porte sur la nouvelle question sociale en France. Castel montre qu’il a fallu énormément de lois, de catalogues, d’impositions, pour fixer les vagabonds, les pauvres, les errants du Moyen Âge, pour les fixer dans la société industrielle.
Aujourd’hui la circulation reprend mondialement. En Haïti, pays où les gens se battent et se débattent dans des situations absolument difficiles, on a une société de nomades: les gens quittent la campagne pour les villes de province ou pour la capitale, ou pour l’étranger. Ils n’arrêtent pas de se déplacer, de marcher. L’image que j’ai conservée de ma mère, et j’ai hérité d’elle, c’est l’image de quelqu’un aux «pieds poudrés» expression que l’on retrouve déjà chez Jacques Stephen Alexis, les pieds poudrés par la poussière des grands chemins.
Quand je revois dans mon imaginaire ma mère, je vois qu’elle est toujours en train de bouger. Elle n’a pas arrêté de déménager dans sa vie. Il est vrai que c’était pour des raisons économiques.

Boutures: Votre mère n’a cessé de déménager.. Mais dans Mille Eaux, la marche est comme l’apprentissage de la solitude.

Ollivier: Fondamentalement, pour moi, marcher, c’est changer de décor, changer de géographie. Par contre, quand je parle de solitude, je fais référence à la promenade en solitaire. Aujourd’hui encore, il m’arrive, même si je possède une voiture à Montréal, de faire de grandes marches. C’est une façon de s’approprier l’espace, de l’apprivoiser.

Boutures: Quand votre père Oswald Olivier, grand lecteur d’Émile Ollivier, vous a prénommé, ne vous traçait-il pas déjà un destin puisque l’écrivain que vous êtes devenu est né à partir d’une rencontre avec votre père, dans son cabinet d’avocat?

Ollivier: Ce n’est pas la première fois que je le dis. Quand je veux dater ma naissance à la vie d’écrivain, je réfère toujours à cette rencontre avec mon père. Comme tous les gosses du monde, j’avais été chercher un peu d’argent dans son cabinet d’avocat. Il m’a hissé sur sa chaise devant son bureau et m’a demandé de lui écrire une lettre. «Si tu ne fais pas de fautes d’orthographe, je vais doubler la mise» (rires). Donc, c’était la première fois de ma vie qu’en dehors des travaux scolaires, j’étais dans la position de quelqu’un qui utilise la langue; et à ce moment-là c’était en grande partie une langue étrangère puisque nous, nous sommes dans un bassin de créolophonie. C’était la première fois que j’écrivais avec – comment dirais-je? – le désir de séduction. Écrire c’est séduire un lecteur. Si un livre ennuie, à mon humble avis, c’est un livre inutile.

Boutures: Ne peut-on parler d’un héritage, si je réfère à votre grand-mère analphabète ou presque qui conservait les livres du grand-père, à votre mère conteuse de circonstance, au rapport étroit de votre père avec cet écrivain français Émile Ollivier?

Ollivier: Je crois que vous avez bien lu. Mon père m’a dit qu’il avait ajouté un autre «l» à notre nom volontairement. Vous savez, ces anciens Haïtiens ont des histoires de mégalomanie absolument terribles. C’est en référence à cet Émile Ollivier qui avait écrit au XIXe siècle L’empire libéral que j’ai eu ce patronyme. À l’époque, l’élite intellectuelle avait les yeux résolument tournés vers la France. Donc, effectivement, on peut dire cela comme une mise en abyme puisque moi aussi je suis à ma façon un libéral. Ma philosophie libérale se nourrit de tolérance, d’ouverture sur l’autre, de célébration de la rencontre et de la pluralité des cultures.

Boutures: Vous dites aussi que la lecture était, pour vous, le seul palliatif à la solitude, une voie étroite de salut.

Ollivier: Je suis fils unique. J’ai été élevé par ma grand-mère et ma mère qui disjonctait. C’est ainsi que (rires) je parle de sa folie. Souvent, elle partait dans ses fantasmes, et dans Mille Eaux, j’en donne les raisons: j’étais à la fois la prunelle de ses yeux et le témoin vivant, le reproche vivant, quotidien, de sa chute, en quelque sorte. Pour moi, c’était très important, pour échapper à la folie à mon tour, de me réfugier quelque part, dans un lieu, comme les psychiatres auraient dit, dans un lieu sûr. La littérature, très tôt, est apparue dans ma vie comme ce lieu sûr.

Boutures: Mais il y a aussi la découverte du sexe. Dans ce récit d’enfance, j’ai essayé de voir comment la figure du sexe circule. Le sexe est là, à l’état pur. C’est l’adolescent qui découvre – mais dans toute sa violence – le sexe.

Ollivier: Oui, tout à fait. Mais là on est fait de notre environnement également. Vous savez comme moi que, en Haïti, c’est une question qui n’est pas simple, la sexualité. La sexualité n’est pas simple, hein! En ce qui me concerne, j’entretiens un rapport particulier avec le sexe féminin. je suis de ceux qui pensent que s’il existait un lieu où il n’y aurait que des femmes… je serais bienvenu (rires). Rappelez-vous ce film de François Truffaut, L’homme qui aimait les femmes. J’ai un amour exacerbé, passionné pour le sexe féminin. Mais en même temps, je dois dire que cet amour aussi a son envers, c’est tout l’envers de mystère, tout l’envers d’énigme que parfois les femmes véhiculent.

Boutures: Il y a une grande subtilité au niveau narratologique. Quand je lis ce livre, je me dis: Mais comment il a pu arriver à écrire toutes ces pages avec si peu de matériaux? Et puis, il y a aussi le narrateur. Le narrateur qui se débat dans ce que Milan Kundera appelle «l’appel du temps», ce caractère flou et hasardeux de son entreprise. Et je fis à la page 55 de Mille Eaux: «Les images de l’enfance, paradis que l’on aimerait retenir ou souvenirs de pain dur qu’on aimerait gommer, embellies ou noircies, seuls les mots leur donnent vie. J’essaie de les figer sur papier afin de les revivre de façon chronologique, elles s’entremêlent; les images de mes neuf ans, entrent en dissonance avec d’autres que je vois hors-champ et qui, elles, s’animent».
N’est ce pas une constance dans l’écriture d’Ollivier? Ne retrouve-t-on pas ce même va-et-vient, que ce soit dans Passages ou dans Les urnes scellées?

Ollivier: Les souvenirs ne reviennent pas de façon linéaire, ils remontent par touches, par éclats successifs, par à-coups. Ça, c’est la mémoire. Donc, ce livre est aussi une sorte de montage de temps, et je n’ai pas trouvé une autre manière pour dire mon enfance. Il y a, comme vous dites, peu de matériaux. Tout se passe conune si je regardais le passé sans jouer à celui qui retourne au passé.
Mon texte est davantage ce que j’appellerais une architecture temporelle plutôt qu’un récit d’événements qui se sont véritablement déroulés.

Boutures: Architecture du temps mais aussi architecture du moi. Et vous parliez justement du principe du hasard. Et pourtant quand on finit de lire vos livres, on dit tout bêtement: Il s’est joué de nous puisque là, il n’y a pas de hasard, tout est bien monté, bien ficelé, il y a une grande cohérence. Tout s’entrecroise finalement pour nous présenter cette palette baroque.

Ollivier: Oui. C’est cela même. Vous avez effectivement bien vu.

Boutures: Mais dans les autres romans, par exemple La discorde aux cent voix, il y a ces mêmes blancs, ce même rapport à la mémoire, qui est à la fois un rapport absence et présence, un espace temporel intermédiaire et une certaine bivocalité. Le personnage parle mais refuse en même temps de parler; il cherche une mémoire, c’est comme si c’était une mémoire perdue.

Ollivier: Il n’y a pas de doute. L’écriture a la préoccupation de dévoiler, mais, en même temps, elle revoile. Je crois que l’existence humaine est faite de tellement de mystères, d’ombres, de zones opaques, de zones obscures qu’on ne peut pas y accéder en pleine clarté. Il faut aller sur la pointe des pieds, par touches successives. Peut-être qu’on fera lever des niveaux de signification. Parce que, si on se situe du point de vue esthétique, dans la pleine clarté, on entre dans la réduction. Donc, il faut laisser à la complexité de la place pour que, dans la rencontre auteur-lecteur, ce dernier puisse écrire son propre livre, dans ce cas précis, sa propre enfance. Parce que, encore une fois, ce n’est pas la mémoire individuelle qui est en jeu, c’est une mémoire sociale.

(Propos recueillis par Rodney St-Éloi, mars 1999)

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mis en ligne : 9 avril 2001 ; mis à jour : 26 octobre 2020