Rodney Saint-Éloi, Blues au tombeau de Dennery Ménélas

(À Samantha pour qu’elle puisse mieux voir l’horizon)

 

1

La mort de Dennery Ménélas a l’air d’un chant, ni triste ni gai, mais simple comme la chanson du matin. La ville des Cayes n’a pas pleuré. Elle a plutôt dansé cet homme patrimonial, qui aimait toutes les tragédies contées par l’Oncle Césaire. Il y a eu les fanfares de la ville, le bruit des casseroles, le bruissement des feuilles et l’insouciance des enfants pour dire bonjour et au revoir au premier des Cayens.

J’ai trop peu connu cet homme à la bonté facile et à la générosité contagieuse; je n’arrive pas à dire au passé mon frère et ami; je n’y consens d’ailleurs pas. Dennery (Doudou pour les complices et pour les Cayens) ne sait que chanter, boire le vin des matins et danser avec les tirailleurs à la tombée de la nuit. Vous voyez, des gars comme ceux-là ne savent pas mourir!

Les nouvelles sont mauvaises ici, pour tout le monde. Mais la mort pour Dennery est une curieuse injonction à l’ordre naturel des choses, ou si mort, il y a, ne serait ce simplement qu’un acte de voyance… car, peut-être a-il pensé fermer les yeux sur le spectacle de la bêtise haïtienne.

 

2

Bonjour les Cayes – Vendredi 9 mars, la ville est debout au soir. Le ciel accueille de son bleu tendre les promesses de bonheur. Au ronronnement des autobus et au va et vient de la foule, une certaine musique donne le ton aux passants qui chantent la mort du poète. La veillée est partout… dans les communes et dans les cœurs. Enfin, une mort bien remplie, avec cette arrogance d’avoir vécu comme vivent les hommes et de n’avoir rien démérité.

Au carrefour des quatre Chemins à la Place de la Cathédrale, en passant par l’Habitation Vernet, le cœur est à l’hommage. Hommage à celui dont la légende est connue de tous et de toutes. Hommage à celui qui chérit au plus profond de son être la beauté et la liberté.

Doudou est mort! mille bouches claironnent comme un refrain barbare cette musique. La cérémonie est collectivement assumée, genre de deuil qu’on défie et renverse en l’assumant comme une fête. Doudou et la ville se refusent une quelconque mort.

Une étoile au loin dit la ferveur du ciel, et dans la musique des tirailleurs, on s’est laissé aller à un banda ou à un rada, pour dire que Doudou se repose simplement. Un grand bougre pareil ne peut pas mourir.

 

3

La légende de Doudou est la ferveur du savoir. Jamais homme n’est si prêt à donner et à recevoir. Christophien par ailleurs dans sa volonté de forgeur, il a le regard des vagues folles et la secousse des tempêtes.

Il y a, dans ce visage allongé, du fond du cercueil, quelque chose comme un défi à la sottise des uns et des autres, un refus du cannibalisme local. Et dans cette mort (apparente), il y a toutes les traces de vie que l’on arrive difficilement à gommer. Il y a tant de vie dans cette mort bien remplie que l’on a de la peine à le voir tourner ainsi le dos en cassant sa pipe. Et la ville est orpheline, l’espace d’un soir… comme pour revendiquer le droit à la beauté et à la révolte, elle se met à chanter les plus beaux poèmes du monde.

Toute la ville est là, en guitare et en poésie, chantant le soir de la mort du poète ou promenant au fond des ruelles tard dans la nuit, avec certains vers de grande beauté. Signe que Doudou n’est pas mort. Signe que le vin porte les promesses de vertige. Signe que le désir continue de nourrir les mots. Signe que les tambours des tirailleurs ont trouvé encore la résonance et «la force de regarder demain».

C’est un peu tout cela la légende de mon ami Doudou.

 

4

Il y a dans un vieux bâtiment toute la passion de Doudou réunie; son héritage étalé là, sans forfanterie: L’itinéraire de la mémoire. Voilà bien sa victoire et aussi sa révolte: la mémoire… cette manière d’être établi dans son passé afin de mieux construire le présent. La traite négrière, le devoir de connaître et d’agir, et de raconter l’irréparable honte de l’autre et les horreurs de l’esclavage.

Bonjour Doudou, la leçon est apprise.

 

5

Samedi 10 mars – la Cathédrale des Cayes ne connaît jamais de son histoire une telle prouesse populaire. Toute la ville est encore debout comme la veille pour accompagner el maestro dans sa dernière demeure. La Place est venue au secours de la Notre Dame, dehors, les amis se rappellent ce vécu de citoyen, le désir de solidarité et les rêves de beauté du légendaire Doudou…

Ça et là, un cri fendant l’horizon, une note de gaieté, une histoire, une anecdote, et un rire qui ressemble à celui de l’ami, aristocratique et sagace. Atmosphère sereine et conviviale où chacun se mesure à l’aune des attentes du maestro. Des élèves, des enseignants, des notables, des paysans, des putes, des poètes, des paumés, des marchands de pacotille, des politiciens se rassemblent, sans discrimination. Ils sont là comme pour se purifier à l’encens de cette cérémonie… comme pour dire d’une même voix merde à la bêtise.

Doudou, je crois, a dû voir cela comme le spectacle du théâtre de l’opprimé dont il rêvait de monter; ce rassembleur qui se bat contre l’exclusion a dû être heureux de provoquer une pareille dérogation à cette province qui tourne en rond… Exemple d’homme, n’est-ce pas!

 

6

A Camp-Perrin, ville natale de Doudou, la fête a gardé son éclat; un soleil timide s’est posé sur le chemin. L’inhumation ne tarde pas. Le maestro chante le repos du guerrier… et veut s’en aller. Et ses filles et ses fils chantent la mort du poète avec dans la voix un soupçon de grandeur… Le mot de Voltaire que Doudou a tant cité m’est revenu comme un rappel:

«Je sème un grain qui pourra un jour produire une moisson».

 

7

A quelques vingt mètres de la foule, je me suis réfugié au fond d’une cour, prenant à témoin une bière Prestige et des cigarettes Comme il faut, pensant à l’ami-frère, à la vie qu’il voulait toujours debout, à la ville bloquée alors que de jeunes voix trouvaient le ton juste pour saluer qui un père, qui un professeur, qui un ami… Je ne voulais rien dire, j’avais au fond de moi une certaine paix; et longtemps je méditais sur la prière de Voltaire que m’a apprise Doudou (et je cite).

«Daigne, Seigneur, regarder en pitié les erreurs attachées à notre nature… Tu ne nous as point donné un cœur pour nous haïr, et des mains pour nous égorger, fais que nous nous aidions mutuellement à supporter le fardeau d’une vie pénible et passagère; que toutes ces petites nuances qui distinguent les atomes appelés hommes ne soient pas des signaux de haine et de persécution; que ceux qui dominent sur une petite parcelle d’un petit tas de boue de ce monde et qui possèdent de ce qu’ils appellent grandeur et richesse, et que les autres les voient sans envie: car tu sais qu’il n’y a pas dans ces vanités ni de quoi envier ni de quoi s’enorgueillir.»

 

8

Puis, il y avait au tombeau de Doudou le soleil comme une pierre ponce avec les mots de Ferré, Ferrat, Brel, Prévert, Castera et tous les autres qui ont su faire d’une vie une chanson. Il y avait au Cimetière de Camp-Perrin la fête pour celui qui a longtemps regardé droit son éternité.

 

9

Au retour, je me dis que la mort est une victoire… Et je vois sur la route un enfant souriant, courant après les chèvres. Et je pense à mon ami patrimonial, mon adoré Doudou, enfin libre et heureux comme le disent ces vers de Paul Claudel:

Que m’importe la porte ouverte si je n’ai la clef?
Ma liberté, si je n’en suis le propre maître?


« Blues au tombeau de Dennery Ménélas » a été publié pour la première fois dans Le Nouvelliste, lundi 12 mars 2001.
© 2001 Rodney Saint-Éloi;  © 2002 Île en île.


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mis en ligne : 19 mars 2002 ; mis à jour : 21 octobre 2020