La contribution des revues à la production littéraire mauricienne

Revues mauriciennes

Photo-montage à partir d’illustrations reprises de différentes revues mauriciennes (2015).
Voir les compléments bibliographiques ci-dessous.

par Robert Furlong

Un pilier incontournable dans l’évolution des idées à Maurice est bien la presse sous toutes ses formes : presse d’information, magazines, revues, bulletins, etc. Ainsi, l’île Maurice connaît une presse d’information plus que bicentenaire, presque totalement en langue française et qui remonte à 1773, date du premier exemplaire des Annonces, Affiches et Avis divers pour les Colonies de l’île de France et de Bourbon. Dans l’histoire de l’imprimerie hors d’Europe, cette date n’est pas, comparativement, un record d’ancienneté : on imprimait dès 1556 à Goa, dès 1700 au Paraguay et dès 1736 à Ceylan, mais pas avant 1793 à l’île voisine de la Réunion, en 1803 à Madagascar et en 1820 en Martinique… Tout en n’étant pas un précurseur en la matière, Maurice fut cependant le premier pays dans l’océan Indien où l’imprimerie ne doit pas son existence à une congrégation religieuse dans des buts d’évangélisation, mais où elle est pleinement laïque et disponible pour réaliser des documents en tous genres à partir de 1768 : discours, calendriers, almanachs, édits, ordonnances, arrêtés, avis… L’île est alors française sous le nom d’Isle de France… En 1810, l’île devient anglaise manu militari, est rebaptisée Mauritius (Maurice en français) et sera colonie britannique pendant 158 ans jusqu’à son indépendance en 1968. Aujourd’hui encore, sur cette île de 1,900 km² dont la population a dépassé depuis le million d’habitants, coexistent plusieurs quotidiens, hebdomadaires et magazines mensuels diffusés et lus aux quatre coins de l’île.

Parallèlement à cette presse d’information, qui n’a jamais cessé d’être abondante, existe également, solidement ancrée dès 1816, une tradition de revues littéraires, culturelles, sportives, religieuses, … La revue littéraire locale considérée aujourd’hui encore comme la revue phare, restée inégalée pour sa qualité et sa longévité est la revue L’Essor, née en 1919 en tant qu’organe d’un cercle littéraire (le Cercle Littéraire de Port-Louis), et qui a connu 40 années de parution mensuelle quasi ininterrompue. « L’Essor a été, pour les générations d’écrivains de la première moitié du [20e] siècle, un tremplin de haute volée, celui dont elles se sont servies pour hausser leur culture jusqu’aux altitudes les plus élevées » écrit en 1999 le Mauricien André Decotter, secrétaire de rédaction de cette revue pendant 26 ans. L’ambition de cette revue est définie avec lyrisme dans l’éditorial de la première livraison : « L’Essor, en offrant à notre jeunesse intellectuelle les moyens de lutter avec succès dans la bataille de la vie, contemple l’horizon d’un œil confiant. Le nouveau matin littéraire, qui a répandu sa fraîche lumière sur Maurice et fait éclore les roses de l’espérance, l’encourage déjà. » La lumière en question sera entretenue par les comités de rédaction successifs qui surmonteront les obstacles – notamment financiers – inévitables dans une petite société insulaire : lentement, par touches successives, L’Essor aura sur l’intelligentsia mauricienne l’impact attendu par ses fondateurs et va marquer de façon indélébile le paysage littéraire mauricien. Le moins que l’on puisse dire est que ce paysage littéraire est déjà fort dense et que la production littéraire qui la constitue est déjà quantitativement importante et qualitativement de bon niveau : ont été publiés localement une centaine de recueils de poèmes (dont deux en langue anglaise et plusieurs en créole), une trentaine de récits en prose (romans, nouvelles, contes), une trentaine de pièces de théâtre et une quarantaine de romances diverses.

En matière de revue, L’Essor n’est pas la première revue littéraire mauricienne : elle hérite même des riches expériences du siècle précédent qui en avait accueilli une bonne trentaine. Certaines d’entre elles étaient pleinement littéraires alors que d’autres recelaient des contenus plus culturels ou tout simplement ‘de loisir’ Leur longévité était variée allant de 2 mois à plus de 10 ans et le rythme des parutions était soit hebdomadaire, soit mensuelle ou, même, annuelle dans quelques cas. Ainsi, L’Écho des journaux, la toute première, propose pendant 5 mois en 1816 et conformément à sa devise (« On peut à défaut d’esprit / Emprunter l’esprit des autres ») au lectorat d’alors des nouvelles d’Europe et de France, des extraits de la Gazette du Gouvernement sur les esclaves et marrons recherchés, des charades, énigmes et logogriphes ainsi que des couplets. L’entreprise échoue cependant en raison des mauvais payeurs. Son successeur immédiat, Archives de l’île de France, s’efforce pendant deux ans, 1818 et 1819, conformément à son prospectus, de « chercher à instruire les colons de Maurice de ce qui se passe de plus intéressant sur les scènes politiques et littéraires de l’Europe », et à, selon les vœux d’un lecteur, « procurer non pas de la science » mais « de l’amusement » à travers poèmes, énigmes, charades, épîtres et couplets. L’initiative suivante visera le public féminin : en 1822 paraît tous les 5 jours pendant 2 mois, en brochures in-8 de 8 pages, les Annales des modes, des spectacles et de la littérature récréative dédiées aux dames au surtitre en anglais (Mauritius Fashionable Chronicle) pour se rapprocher des nouveaux maîtres ou leur tendre la main…

Ces premières expériences de revues littéraires allaient être suivies de 20 années de silence car l’agenda politique et social de l’île allait laisser peu de place au divertissement littéraire. Dans l’ordre, l’île qui était passée d’un drapeau à un autre à travers une invasion militaire en 1810, allait connaître : – en 1829, la reconnaissance des droits civils et politiques de la population de couleur, à savoir mulâtres et métis qui piaffaient d’impatience à se faire une place dans la société et en littérature ; – en 1831, l’abolition de la censure qui pesait sur la presse ; – en 1835, l’abolition de l’esclavage et le paiement de la compensation monétaire que l’Angleterre avait concédée aux propriétaires sucriers ; – dès 1835, l’afflux de travailleurs indiens pour remplacer les esclaves sur les plantations ; – en 1836, la libéralisation de l’éducation permettant à des écoles privées de fonctionner en toute liberté, … Lors de cette période de démarrage (1816-1822), le pays est britannique depuis peu mais le français reste la langue d’expression privilégiée conformément à une des conditions de la reddition de l’île en 1810. La population est restreinte : 86 000 habitants environ dont 63 000 esclaves, 15 000 libres et 8 000 blancs. Le lectorat, difficile à chiffrer, y était probablement clairsemé car les commentaires des voyageurs font état d’un analphabétisme régnant en maître et d’une éducation balbutiante reposant sur des enseignants aux compétences relatives. Des livres et des journaux d’Europe circulaient cependant, le célèbre Mercure de France entre autres. L’historien Toussaint note qu’en 1791, 250 abonnements avaient été recueillis pour un journal officiel à créer ce qui, par extrapolation, permet de supposer que les premières productions journalistiques locales tiraient à trois ou quatre cents exemplaires. Une librairie est mentionnée dès 1787 et un cabinet de lecture à partir de 1810. Le genre se développera : on note une grande librairie de « 40 à 50 000 volumes », un cabinet de lecture, un cabinet littéraire et 3 imprimeries dans l’Almanach de Maurice de 1837.

La reprise sera marquée par la parution entre 1841 et 1858 (période suivant de près l’entrée compensations financières versées par les Anglais aux propriétaires d’esclaves) de 9 journaux littéraires qui vécurent pour la plupart de 4 à 6 mois sauf pour trois d’entre elles : Le Créole (1842, hebdomadaire, 22 mois), La Revue Pittoresque (1842, mensuel, 14 mois) et Le Piment (1844, hebdomadaire, 31 mois). Non seulement ces titres eurent une durée de vie appréciable, mais leur contenu est documenté et plaisant à l’image de leur prospectus. Le Créole publie des poèmes, des chroniques, des anecdotes historiques, des lithographies ainsi que des articles de fond sur la société mauricienne. La Revue Pittoresque accorde une place prépondérante à l’histoire de Maurice, à ses grands hommes, à ses premières sociétés littéraires et publiera également des sonnets et poèmes. Le Piment se moque de toutes et de tous autant que de lui-même et aura, curieusement, la durée de vie la plus longue. Aucun document n’explique l’échec de chacune de ces autres initiatives, mais le chant du cygne de La Revue Mauricienne dans sa douzième et dernière livraison en date du 10 octobre 1847 peut probablement expliquer ces échecs : « Les Directeurs de cette publication avaient foi dans l’avenir car ils pensaient même au milieu du matérialisme qui enveloppe et fait avorter encore à Maurice toute idée de progrès, que le jour était venu de combattre victorieusement les entraves que bien d’autres n’avaient pu franchir avant eux (…) L’appui du public leur a fait faute (…). » La fin du 19e siècle est particulièrement fertile à partir de 1870 avec 17 revues, la plupart de qualité dont, par exemple, un hebdomadaire, paraissant 7 années durant (Revue Historique et Littéraire, 1887-95) et son successeur direct prenant la relève pendant 11 ans (La Nouvelle Revue Historique et Littéraire, 1897-1908). Ou, encore, deux autres revues, à parution annuelle, qui vivront 22 ans et 24 ans (Le Soleil de Juillet, 1891-1915 et Les Roses de Noël, 1892-1914. Certains étaient des hebdomadaires saisonniers publiés chaque année de juin à octobre pendant 13 et 14 ans respectivement au moment de la saison théâtrale de mai à septembre, nommément Maurice-Théâtre 1878-91 et Port-Louis Mondain, 1894-1908… Le contenu, varié, est toujours en français et souvent de qualité : réflexions et amorces de débats sur la société locale et la vie intellectuelle ; l’histoire des journaux, poèmes de poètes locaux et étrangers ; contes, nouvelles et romans en feuilleton d’écrivains locaux et étranger autour d’histoires d’amour avec duels d’honneur, chagrins mortels, aventures rocambolesques ; extraits d’articles de revues ; charades, énigmes et logogriphes… Ces revues sont imprimées sur du papier journal normal et font entre 8 et 24 pages. Au moment où a lieu le passage au vingtième siècle, outre 8 quotidiens d’information coexistent, donc, 3 revues littéraires mensuelles. Une femme mérite d’être citée car elle demeure la championne incontestable en matière de revues littéraires : Marie Leblanc qui en créa et dirigea 12 entre 1890 et 1915 ! En 1916, une nouvelle revue allait faire son apparition : elle s’appelle The Indian Miscellany, est rédigée en anglais et est dirigée par un hindou…

C’est alors que vint L’Essor, publication de 16 pages sur papier journal de format 18×23, recouvert d’une couverture simple et sobre, sur laquelle figure le titre en lettres romantiques, l’affiliation au Cercle Littéraire de Port-Louis, le nom de l’éditeur, le sommaire et l’imprimeur. De la publicité figure au verso de la couverture… Le numéro 1 comprend, outre l’éditorial plutôt lyrique cité plus haut, une étude d’un poète mauricien ayant écrit six recueils de poèmes sur Les Mauriciennes (Fernand Duvergé) écrite par un autre important poète local (Léoville L’Homme), 3 poèmes et une nouvelle. Dans un ordre général, plusieurs écrivains locaux connus et appréciés, prosateurs et poètes confondus, partageant la même passion pour la chose littéraire soutiennent l’ambition affichée par L’Essor d’être « l’aube du renouveau littéraire à l’île Maurice. » Le choix même du nom de la revue affiche et illustre cette volonté de développement, de progrès, d’envol… Ce qui favorise l’ancrage définitif de L’Essor comme revue de référence et qui en constitue l’acte véritablement fondateur est la décision du Cercle Littéraire de Port-Louis en juillet 1921 d’élargir son concours littéraire annuel interne au public mauricien en général « dans le seul but d’encourager la littérature à Maurice » et de faire de L’Essor le lieu d’édition de ces productions. L’annonce de l’ouverture du premier concours en précise les objectifs, à savoir « créer de l’émulation et développer le goût littéraire parmi les Mauriciens et les Mauriciennes de tous âges ». Sur les 42 participations (24 en prose, 18 en vers), le rapport du jury note avoir « rencontré bon nombre où se révèlent de sérieuses qualités ». Neuf textes parmi ceux-là seront publiés dans les éditions successives de L’Essor pendant l’année 1922. Cette réussite amènera le Cercle Littéraire à renouveler l’expérience avec cette fois des sujets précis tant pour la prose que pour la poésie. Le succès sera de nouveau au rendez-vous, la revue publiant au fur et à mesure les meilleures contributions. L’engouement issu de ce concours fit de L’Essor une sorte de « passage obligé » indispensable pour la consécration des apprentis écrivains et pour la délivrance de « permis d’écrire ». En ce sens, L’Essor a été pleinement une institution de production culturelle dans sa capacité à mobiliser des énergies et à donner des raisons d’écrire. Comme certaines des revues l’ayant précédé, L’Essor est définitivement « un garde-écrire, un petit buffet mobile dans lequel attendent, sur des étagères des textes divers (prose, poésie, traductions, analyses, entretiens, …) ». Tous ceux ayant contribué à L’Essor par des articles, des poèmes ou la participation à un concours n’ont pas par la suite publié sous forme éditoriale, mais la production littéraire mauricienne du 20e siècle compte plusieurs dizaines de volumes signés d’écrivains de qualité étant « passés » par L’Essor jouant le rôle de filtre que les revues littéraires ont toujours eu. Par contre, se considérant comme un émulateur et un diffuseur d’écritures généraliste, cette revue n’a pas su jouer ce rôle essentiel consistant à être un carrefour des œuvres et des idées, un lieu d’échanges et de solidarités où se consolide le présent et se construit l’avenir et c’est peut-être de cela qu’elle est morte.

En marge de L’Essor, d’autres revues sont nées et ont proposé un regard complémentaire, parfois plus engagé, sur la littérature : L’éveil Littéraire, mensuel ayant vécu un an ; La Revue de Maurice, mensuel né en 1922 et ayant paru un an ; Le miroir, hebdomadaire politique et littéraire né en 1924 ; Zodiaque, revue lancée en 1925 et qui vécut un an ; Les Annales mauriciennes qui parut 4 mois en 1931 ; Vergers, mensuel ayant paru d’avril à septembre 1933 ; Maurice Magazine, hebdomadaire de mars 1936 à avril 1937 ; The Indian Cultural Review à parution irrégulière de 1936 à 1953 ; Cathay, revue mensuelle de la jeunesse chinoise dès 1938 ; …pour n’en citer que quelques-unes des 23 revues ayant paru simultanément. On peut se demander, et la réponse se trouve probablement dans une étude des interactions entre les différentes revues existant alors et la montée des revendications politiques à coloration ethnique, si L’Essor n’est pas finalement mort d’un manque de capacité d’évoluer au même rythme que cette mauricianité qu’elle a largement aidé à s’exprimer en littérature.

Où en est-on plus d’un demi-siècle après l’indépendance obtenue en 1968 ? Aucune revue ayant vocation à développer la productivité littéraire ne s’est véritablement imposée dans une perspective à long terme. Quelques tentatives récentes (Le nouvel essor, Tracés, la revue de poésie Point Barre) sont restées de timides essais voués à l’échec. L’Atelier d’écriture, un véritable atelier inauguré en mai 2009 et produisant une revue du même nom, a cessé de paraître après sa 30e livraison. Trois revues irrégulières, dont deux sont plus des revues d’analyse que de produits littéraires stricto sensu, font exception : Vasant rédigé en hindi et qui existe depuis 1977 ; Indradanush fondé en 1988 et rédigé en anglais, français et hindi ; Italiques rédigé en français inauguré en 1990 et en sommeil depuis son numéro spécial sur Jean-Marie Gustave Le Clézio en 2009… Les temps ont changé au profit de magazines sur papier glacé proposant des contenus culturels généralistes plutôt que de la création et de la production littéraires stricto sensu. L’envie d’écrire à Maurice reste cependant forte tant en matière de nouvelles (le moindre concours public enregistre au minimum une trentaine de postulants) que de romans et/ou de poésie (chaque semaine voit l’organisation d’un lancement d’ouvrage) !

D’une certaine façon, L’Essor et Marie Leblanc ont trouvé probablement leur successeur dans la Collection Maurice fondée en 1994 par Rama Poonoosamy 1994. Chaque année, cette collection propose un thème et le public est invité à soumettre des textes en français, anglais ou créole. Les statistiques sont rassurantes car cette collection a publié au total plus de 500 textes de plus de 150 auteurs. Selon l’administration de la collection, un pourcentage significatif de nouveaux auteurs se manifeste chaque année dans des proportions rassurantes. L’avenir semble donc, pour le moins, assuré.


Compléments bibliographiques

Ouvrages:

  • Anthologie de la poésie mauricienne contemporaine d’expression française. Textes réunis par Yusuf Kadel, Préface d’Eileen Lohka, Introduction de Robert Furlong. Paris: Acoria, 2014.
  • En revues et en français, une anthologie de chroniques, nouvelles et contes mauriciens. Compilée et présentée par Robert Furlong. Curepipe (Maurice): Centre Culturel d’expression française, 2015.
  • Tranquille, Danielle, Vicram Ramharai et Robert Furlong. Une Mauricienne d’exception: Marie Leblanc: présentation et anthologie. Port-Louis: Éditions Les Mascareignes, 2004, 238 p.

Articles:

  • Furlong Robert. « L’Essor, 1919-1959 et la production littéraire mauriciennes ». La revue (Berne; nº spécial, The twentieth-century periodical in French) 66 (2013): 171-182.
  • Ramharai, Vicram. « Le Champ littéraire mauricien ». Revue de Littérature Comparée 318 (2.2006): 173-194.

Liens:

sur Île en île:

ailleurs sur le web:


« La contribution des revues à la production littéraire mauricienne », par Robert Furlong. Île en île (25 novembre 2020).

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mis en ligne : 25 novembre 2020 ; mis à jour : 28 novembre 2020