Raymond Chassagne, poèmes


Passage, ma forêt noire à toi

O mon entière, d’où venait la fanure du temps lorsque j’entrai malgré moi en la forêt humide et noire où dansaient des squelettes et où pourtant tu demeures mon bain de lune?  Ni l’arbre ni l’oiseau ne le diront je ne sus moi-même si je chantais ni comment pourrissaient les feuilles jamais n’avions-nous lu, au cœur de cette forêt-désastre et de bras de croix sans cannaies, l’édit de fin d’errance couronnant les paladins du monde, encore moins les percées fuyant la menace (prends garde mon amour, les mots s’affadent les mots se fanent les mots vont tomber, serait-ce l’automne?)  Nous ne savions ni les clameurs du vent ni ses couleurs éclatées qu’on ne voit  Il n’y avait de fanaux qu’éteints et tous ces sentiers toujours à refaire  Il pleuvait, quelque part un lac, le frémissement de l’eau sous les gouttelettes et l’oiseau qui compatit, il pleuvait je te souhaitais enroulement de liane autour de moi et moi en toi, maïs et récolte, avec chemins et frissons, avec l’odeur des prières et la brûlure jamais cruelle de la cire sur les doigts de l’enfance à la fête Dieu  Je te disais c’est l’amour qui fait le bruissement des sens à partir des débuts de pluie: alors la senteur de terre se lève de terre – prends-moi prends-moi, je suis déjà humide – alors les toits s’émeuvent les enfants cherchent des chants de province en Nordé  On ne sait où sont passés les oiseaux les politiciens dans la menterie ont des airs de soldats en bivouac simplement parce qu’il pleut  Moi, mon dos se voûte je te voudrais contre moi baignée de serments, un vrai rendez-vous de novembre enfanté  On ne sait quel paradis à naître tu sentirais enfin ce souffle avide, comment poussent les saisons toutes fleurs réunies – de quoi nourrir la disette de l’homme, aussi humaine que l’opulence – et tu verrais enfin à quoi dansent les tiges quand la brise les atteint  Ce que mes mains de prière ont pu graver de figurines sur les portraits de toi que fait la polka des feuilles!  Il y en a qui ressemblent à ta joie sans moi d’autres à ta voix quand elle fait le tour des transhumances d’autres à l’amande de ton œil où je voudrais boire et conter l’extase  Il y en a qui me brûlent la paume jusqu’à crucifixion, de Christ à Sorellina  Quoi te dire encore, sinon que le temps tourne les choses en fol amont d’épreuves et que, n’y pouvant rien, ma tête suit, ton image aussi?  Alors je crie aux amis restés dans la vie calme, qui plus ne m’entendent ni ne me voient: je te porte en moi, femme et pays, comme un vœu troué qui s’entête à chanter les démences



Menace d’exil

où irais-je si le port déserté désapprêtait la barque
si l’égoutté devenait ma seule soif
et si le glaive aveugle trouait encore une fois
mon frêle esquif,
où donc irais-je?

(Incantatoire)

[sur l’enregistrement, après « Menace d’exil » (30 secondes) suit la lecture de deux courts poèmes, « Parenthèse » et « Délire verbal » (0,31-1,23), suivis par « Croix de bras » (à partir de 1,23)]


Croix de bras

Notre amour est rayé d’un trait mon amour
et sur l’œil gauche
comme sur tout ce qui est à gauche,
pour être sûrs de leur coup
ils ont mis une croix;
mais quand notre amour se lève, mon amour,
même les croix marronnent
même les croix bourgeonnent


Le poème « Passage, ma forêt noire à toi » de Raymond Chassagne a été publié pour la première fois paru dans Incantatoire (Port-au-Prince: Éditions Regain, 1996, p. 92. Le poème est lu par Anthony Phelps et figure sur le disque audio, Incantatoire, poèmes dits par: Anthony Phelps et Boris Chassagne. Disque réalisé par Anthony Phelps; Musique, composition et interprétation d’Oswald Durand. Montréal/Port-au-Prince: Productions Caliban, 2003, PC-115. L’enregistrement est de 4:20 minutes

Les poèmes « Menace d’exil » et « Croix de bras » de Raymond Chassagne ont également été publiés pour la première fois paru dans Incantatoire, pages 85 et 36. Les deux enregistrements sont de 2:07 minutes.

Poèmes et enregistrement utilisés avec permission.
© 1996 Raymond Chassagne pour les poèmes et © 2003 Raymond Chassagne et les Productions Caliban pour les enregistrements


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mis en ligne : 18 février 2004 ; mis à jour : 24 décembre 2020