Rassoul Labuchin, Les yeux de l’aube


Rassoul Labuchin lit un extrait de son cahier, de ce qui deviendra son roman Les yeux de l’aube, publié chez Jacques Trouillot Imprimeur à Montréal en 2012.

Filmé dans le parc Toto Bissainthe à Outremont (Montréal) le 30 avril 2011 par Thomas C. Spear, le même jour où Rassoul Labuchin se faisait interviewer pour la série des 5 Questions pour Île en île.

Vidéo de 9 minutes.

Dossier présentant l’auteur sur Île en île : Rassoul Labuchin.


Les yeux de l’aube

(extrait)

Pour parler de son enfance, Rassoul Labuchin lit plusieurs pages de son cahier d’écriture. C’est un extrait qui va figurer dans son roman Les yeux de l’aube. La version ci-dessous est celle du texte publié en 2012 (pages 66-70). Par procédé romanesque, tout l’extrait figure entre guillemets, pour raconter indirectement la vie de Jacques-Le-Majeur – dit Tonton, « l’amoureux » – par des « pages manuscrites de son journal intime ».

* * *

Je vole vers mon enfance lointaine pour appréhender les causes profondes de mes malheurs d’hier, d’aujourd’hui, de toujours.

Je suis né singulièrement, non dans l’année des enfants redoutables, sinon j’en porterais la marque, mais néanmoins au printemps des parents terribles.

Négligé par ceux-là même que je croyais être mes plus proches – mon père, d’un tempérament jovial, et ma mère d’un penchant naturel à la bienveillance, divorcés quand je n’étais encore qu’un petit garçon –, je me laissais aller, dans ma petite enfance, au gré des circonstances, vers un destin aucunement défini, le leur ne l’était pas non plus. Ils étaient, tout compte fait, des victimes de la vie.

Mon enfance a connu des moments douloureux : mes cerfs-volants manquaient d’ailes, mes dimanches creux connurent des larmes.

Ma mère s’inquiétait pour moi, mais n’arrivait à rien comprendre de mes souffrances profondes que je cachais à tout le monde.

Elle s’attendait à ce que je me confie un jour à elle, et, comme cela n’arrivait pas, elle me grondait tout le temps, m’injuriait même en me répétant sans cesse que je ressemblais corps et âme à mon père.

Cette situation me désarçonnait et me rendait peu confiant en moi-même. Pour y échapper, j’avais recours à toutes sortes de subterfuges. J’allais par exemple me réfugier dans des endroits isolés pour épancher mes larmes et me confier à moi-même. Ce fut dans ce contexte-là, je crois, que débutèrent mes malaises existentiels.

Ma mère me fit vraiment découvrir la lecture, devenue pour moi un refuge qui m’isolait de la vie réelle, m’empêchait de comprendre les autres et d’être compris par eux.

Je portais avec fierté mes huit ans, prêt à suivre toutes les aventures que me dictait mon imagination. Je m’estimais un homme accompli.

Pour sûr que j’étais en âge de ne plus prendre un paon lumineux ou une statue de mouton dans une crèche à Jésus pour un vrai de vrai. Si je ne croyais plus aux racontars sur le Père Noël, je ne pouvais pourtant pas dominer ma peur des Tontons Macoutes qui, d’après ce que mes parents me racontaient, enlevaient les petits enfants désobéissants pour aller les croquer au loin, très loin dans des lieux ténébreux.

[…]

C’était ma belle période de songes fabuleux et d’épisodes capricieux. Quoique de très courte durée, elle a, malgré tout, en quelque sorte, orienté mon cheminement vers un avenir artistique. Alors que, dès mon plus jeune âge, je l’aurais voulu plutôt scientifique.

C’est sur les genoux de ma grand-mère que je lisais les plus beaux contes des mille et une nuits.

Entre deux séances de lecture, elle devisait, vantait les rares qualités de sa coreligionnaire, l’élégante Adélaïde qui habitait en ce temps-là un bel appartement au Bel-Air.

Le dimanche matin, après la grand-messe du Sacré-Coeur, ma grand-mère et moi, nous partions en carrosse pour la visiter : grincement de roues, claquement de fouets, reniflements de chevaux, ciels ensoleillés, souvenirs d’autrefois, odeurs séchées.

Je me souviens aussi d’autres choses : du parc d’enfants ; des grands vertiges de la montagne russe ; des vignes grimpantes de la pergola ; des jardins de bambou ; du phénoménal jet d’eau à la cadence rythmée et aux lumières changeantes, célébrant, en prélude, le bicentenaire de [la ville de Port-au-Prince …].

Dans l’espace d’une pause, mon professeur, étonnamment intelligent, me fit remarquer que mes rédactions contenaient une indéniable originalité qui le surprenait.

En revanche, ma manière de procéder l’inquiétait, parce que ne concordant pas du tout avec les normes classiques d’un devoir d’élève. Si j’élève favorablement tes notes, m’avait-il avoué, à un moment crucial pour moi, c’est en vertu d’une vive inquiétude : ne pas tuer dans l’oeuf un artiste en herbe.

C’est la première grande personne à m’avoir inculqué une telle idée. Dès lors, je me prenais déjà pour un démiurge, doué d’un pouvoir de création. Je me complaisais depuis à faire des poèmes à ma mère, à ma grand-mère, à tante Adélaïde, à une femme qui me comblait de jouets et d’affection, et de qui je devais tomber amoureux.

Je baptisais mes égéries de tous les surnoms allégoriques : alphabet de fleurs, lumière parlante, robe du vent, musique de lune, sourire de feu, danse du coeur, inspiratrice de ma poésie…

Mon enfance a connu des moments de félicité : j’avais huit ans, j’aimais d’amour une gracieuse dame qui me gâtait ; l’amour est fou en vérité.

L’odeur de violette qui émanait de sa chevelure en liesse, imprègne, aujourd’hui encore, toute mon âme.


Rassoul LabuchinLabuchin, Rassoul. Les Yeux de l’aube.
Extrait lu par l’auteur, Montréal (2011). 9 minutes. Île en île.
Mise en ligne sur Dailymotion & YouTube : 30 novembre 2013.
Filmé par Thomas C. Spear.

Les Yeux de l’aube, publié pour la première fois en 2012 à Montréal chez Jacques Trouillot Imprimeur, pages 66-70.

Voir aussi l’entretien avec Rassoul Labuchin filmé le même jour en 2011 pour la série des « 5 Questions pour Île en île »
Vidéo de 113 minutes.

© 2013 Île en île


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mis en ligne : 30 novembre 2013 ; mis à jour : 2 novembre 2020