Raphaël Confiant, La Créolité aujourd’hui (entretien)

Entretien avec Raphaël Confiant par Hanétha Vété-Congolo

Hanétha Vété-Congolo : Monsieur Raphaël Confiant, vous êtes l’un des intellectuels martiniquais les plus connus. Dans Éloge de la Créolité, un travail de collaboration avec vos collègues Jean Bernabé et Patrick Chamoiseau, vous avez proposé une théorie de l’identité pour spécifier l’identité martiniquaise et par extension, celle de la Caraïbe. Cette théorie est reconnue sous le nom de Créolité. Quelle est aujourd’hui, à peu près une vingtaine d’années après son avènement, votre évaluation de ce concept identitaire ? Comment a-t-il été reçu, compris et pris par le peuple qu’il voulait définir ? Quelle a été son évolution dans son application concrète et dans ses aspects philosophiques et intellectuels ?

Raphaël Confiant : Notre livre, Éloge de la Créolité a été publié il y a dix-huit ans. Ce livre avait un double objectif. D’abord un objectif local, martiniquais et plus largement caribéen mais aussi un objectif à l’échelle mondiale puisque nous vivons désormais dans la mondialisation ou la globalisation.

Quel était l’objectif au niveau local ? Il nous fallait sortir des enfermements identitaires qui ont marqués ce pays et les pays environnant pendant des siècles. Quels sont ces enfermements identitaires ? D’abord, le monde des blancs créoles qui s’est enfermé dans ce qu’on pourrait appeler sa blanchitude et qui, pendant des siècles, a opprimé les autres groupes en imposant une idéologie blanco-centrée. Ensuite, nous avons ce qu’on pourrait appeler la mulatritude. La classe mulâtre est arrivée au pouvoir et a imposé elle aussi sa vision des choses. Enfin, nous avons eu la Négritude. Mais personne n’avait pensé au fait que, à un moment ou un autre, même si ces différentes postures identitaires étaient nécessaires, pour certains, il fallait absolument trouver un modus vivendi, c’est à dire, un plus petit dénominateur commun qui permette à toutes les ethnies qui vivent dans ce pays de se comprendre, de vivre ensemble, non pas de devenir frères, mais au moins de trouver un modus vivendi parce qu’on ne peut pas continuer éternellement à se faire la guerre entre békés, nègres, mulâtres, indiens… ce n’est pas possible. Donc, il fallait à un moment donné proposer une conception identitaire qui réconcilie tout le monde. C’était surtout un appel à la classe dominante – à la classe béké, blanche créole – pour lui dire de sortir de son enfermement. C’est une main tendue pour lui dire que nous la reconnaissons comme martiniquaise, qu’elle partage la même langue et la même culture créole que nous mais qu’elle doit reconnaître aussi sa part d’africanité, sa part d’indianité, sa part de caribéanité et elle ne doit pas continuer dans le fantasme d’une francité imaginaire. Lorsque ce livre est sorti, il a eu un succès littéraire à la fois en France et aux Antilles, ce qui est très étonnant parce que d’habitude, pour nos auteurs, Glissant, Césaire, ceux qui nous ont précédés, le succès venait d’abord de Paris. Or, lorsque Chronique des sept misères est sorti, par exemple, il était déjà un bestseller en Martinique avant que la grande presse française ne s’en empare. Donc, on peut dire que, des deux côtés de l’Atlantique, le mouvement a été reconnu. Ainsi, nous avons fait une œuvre. D’ailleurs, j’ai une trentaine d’œuvres derrière moi, Chamoiseau aussi, Bernabé en a cinq ou six, mais il en a beaucoup en linguistique et nous avons essayé de faire passer nos idées sur le terrain politique.

Moi-même, et Chamoiseau aussi d’ailleurs, nous avons été vice-présidents pendant longtemps d’un mouvement qui s’appelle le MODEMAS, c’est-à-dire, le Mouvement des Démocrates et Écologistes martiniquais, dirigé par le maire de Sainte-Anne, Garcin Malsa. Ensuite, nous nous sommes séparés et nous avons suivi des voies divergentes mais nous avons toujours fait l’effort de voir si les hommes politiques martiniquais pouvaient comprendre ce concept et essayer de le mettre en œuvre. Alors là, je dois dire que ma première déception, dix-huit ans après, c’est cela. C’est le fait que nos hommes politiques n’aient jamais essayé de comprendre la Créolité, et même ceux qui faisaient semblant de l’accepter ne l’utilisaient que comme un hochet parce qu’elle avait du succès à l’extérieur. Mais ils n’ont jamais pénétré dans l’intériorité de ce concept et voir comment on pouvait le mettre en œuvre.

H. V-C. Et pourtant vous disiez tout à l’heure que le concept en lui-même a été bien reçu par la population martiniquaise ! Est-ce dû au fait que le terrain ait été préparé peut-être par le mouvement de la Négritude de Césaire et ensuite par celui de l’Antillanité d’Édouard Glissant, qui tous deux ont mené vers une conscience ouverte telle que la concevait Aimé Césaire ? Le peuple avait été amené à avoir une meilleure conscience de lui-même et ainsi il était prêt, plus ouvert et plus réceptif à une pensée comme celle de la Créolité lui livrant une parole sur lui-même, de lui-même ?

R.C. Tout à fait. C’est-à-dire que la Créolité ne rejette pas du tout les mouvements qui lui ont précédés. Nous avons fait un livre, Patrick Chamoiseau et moi, qui s’appelle Lettres créoles dans lequel nous remontons depuis les premiers textes même écrits par les békés bien avant la Négritude. Nous nous voyons comme un aboutissement et effectivement, dans les années 1980, 1990 les populations martiniquaise, guadeloupéenne et guyanaise étaient prêtes à accepter un discours identitaire non fermé. Si l’on parle de discours identitaire non fermé, alors on parle de créolité. Le discours est créole. Par contre, si l’on se dit nègre, blanc ou mulâtre, on se fixe dans un discours identitaire fermé. À partir du moment où on se dit créole – créole vient du latin, creare, qui signifie « créer » – il n’y a pas de base raciale. On s’affirme identitairement, mais c’est une identité ouverte. On peut dire que notre population était prête.

H. V-C. Une identité ouverte et inclusive de ce fait, n’est-ce-pas, puisqu’il n’y a pas d’enfermement ?

Absolument. On peut devenir créole tandis qu’on ne peut devenir ni blanc, ni nègre, ni indien. Voilà la différence. N’importe qui peut devenir créole. C’est une identité qui en permanence se construit.

Les peuples sont toujours en avance sur leurs dirigeants. Et puis les dirigeants ont toujours peur de la nouveauté parce qu’ils se disent que peut-être cela ne sera pas rentable électoralement.

H. V-C. Mais comment expliquez-vous le fait que le peuple se soit approprié le concept et ait abondé en son sens et pas les politiques qui, eux aussi, font partie du peuple ? Les politiques étaient-ils complètement dissociés du peuple, s’en sont-ils dissociés ou ont-ils conçu la Créolité comme une entrave à leur avancée et leurs motivations politiques ?

R.C. Je crois que, effectivement, le mouvement de la Créolité a troublé la classe politique parce que, pour la première fois, ils avaient en face d’eux des gens qui n’avaient pas d’ambitions politiques directes et qui tenaient un discours qui allait à contre courant de leur discours, pour la plupart, y compris les indépendantistes.

H. V-C. Mais vous avez tout de même appartenu à ce mouvement politique, le MODEMAS ?

R.C. Oui, mais de manière très critique. Et c’est pour cela nous avons été mis de côté et nous sommes finalement partis. Nous sommes rentrés dans un mouvement politique mais nous étions toujours très critiques et au bout d’un moment (trois, quatre ans), cela n’a plus tenu. Je pense que nos politiques ont vu dans la Créolité un danger : pour eux, pour leurs positions, pour leur enracinement électoral. Je disais que les peuples sont toujours en avance. Quand je discute avec les gens dans la rue, ils me citent Le nègre et l’amiral, Chronique des sept misères. Ce sont des facteurs, des infirmiers, des facteurs, des chauffeurs de taxi, des instituteurs… enfin, des Martiniquais moyens. Mais au moment où ils vont voter, qui ont-ils en face d’eux ? Un personnel politique qui est déjà là, établi. Il n’y a aucun candidat qui se réclame de la Créolité. Donc, que font-ils, ces gens ? Soit ils rentrent chez eux (ils ne votent pas), soit ils votent pour le même personnel politique qui est en place. Je disais que ma première déception était le monde politique. Mais ma deuxième plus grosse déception, c’est le monde des blancs créoles. Nous leur avons tendu la main. Mais en vain. Nous avons fait une dizaine de séances de discussions dans l’entreprise d’un blanc créole qui dirige aujourd’hui une association qui s’appelle Tous Créoles, Monsieur de Jaham.

Bernabé, Relouzat, Chamoiseau et moi-même, nous sommes allés pendant un an, une fois par mois, discuter avec ces békés. Ils étaient une dizaine, nous aussi une dizaine, et nous discutions. Et au bout d’un an, nous nous sommes rendu compte qu’ils n’avaient que faire de la Créolité et qu’en fait, ils voulaient nous mener en bateau. Ils avaient toujours l’idéologie suprématiste de dominer ceux qui ne sont pas békés. Donc, nous avons rompus nos relations. Pendant des années nous n’avons plus eu de nouvelles, jusqu’à ce que cette année, nous voyions apparaître cette perversion de la Créolité. Chacun sait que tout mouvement politique ou intellectuel est amené à un moment ou un autre de son histoire à être dénaturé ou perverti. Je considère pour ma part que l’association Tous Créoles est une perversion de la Créolité. Exactement comme le duvaliérisme était une perversion de la Négritude ou comme le régime de Pol Pot au Cambodge est une perversion du marxisme.

Pourquoi est-ce que les perversions sont dangereuses ? Parce que ceux qui pervertissent une idéologie s’accaparent des concepts, des mots de cette idéologie pour en faire autre chose. Donc, ils donnent l’illusion d’être dans cette idéologie. Par exemple, il est très facile pour la Négritude de s’opposer à la Créolité. Les concepts sont clairs et ne prêtent pas à confusion. Par contre, il est plus difficile de distinguer la Négritude du Noirisme de Duvalier puisque le Noirisme s’empare insidieusement des éléments conceptuels de la Négritude et les manipule à souhait. Il est beaucoup plus facile de lutter contre un adversaire qui n’a pas les mêmes outils idéologiques que de lutter contre un adversaire qui s’empare de vos outils idéologiques, qui les pervertit, les dénature. De même que la Négritude a eu beaucoup de mal de se dépêtrer du duvaliérisme, de l’idiamindadisme, enfin de toutes les perversions qu’il y a eues ; ou que le marxisme a eu toutes les peines du monde à se défaire des perversions comme le Sentier lumineux au Pérou ou le polpotisme au Cambodge, nous nous aurons beaucoup de difficultés à nous défaire de Tous Créoles parce qu’ils nous volent nos concepts. Mais pour nous, Créolité veut dire que le béké reconnaît qu’il a une part d’Africanité, une part d’Indien caraïbe et cetera. S’il reconnaît cela, alors il est créole. Mais l’association Tous Créoles ne conçoit pas cela. Ce qu’ils veulent, c’est une espèce d’œcuménisme social qui ferait croire qu’il n’y a plus de conflit de classe. Mais, ce n’est pas parce que je partage la même culture que vous que j’ai les mêmes intérêts de classe que vous. Nous ne sommes pas d’accord, Chamoiseau, Bernabé et moi.

Donc, nous allons répondre à cette attaque dans un livre qui s’appellera, L’épreuve de la Créolité. Vous voyez le jeu de mots : « l’épreuve » sous-entend aussi « les preuves ». Nous allons critiquer cette attitude.

Je suis toujours pour l’idéologie de la Créolité, à cent pour cent. Quand je parle d’échec, je parle de son incapacité à s’implanter dans le réel. La petite bourgeoisie noire qui pratique du noirisme est aussi très critique envers la Créolité car au fond, ce qu’elle veut, c’est prendre la place des békés. Dix-huit ans après, nous sommes donc obligés de nous repositionner face à ces trois échecs, c’est-à-dire, la classe politique, le monde béké et la petite bourgeoisie noire.

Ce barrage à trois niveaux est suicidaire pour la société martiniquaise parce que la culture créole est devenue très faible depuis cinquante ans à cause de l’assimilation. Elle est désormais incapable d’intégrer les nouveaux arrivants si bien qu’il se crée des ghettos ethniques métropolitains, juifs et cetera qui sont très mal vus par la population et les observateurs de la société martiniquaise disent tous qu’il y a de lourds dangers d’affrontements raciaux dans les années ou les mois à venir. On voit déjà des incidents déjà assez durs.

À notre avis, seule la Créolité – qui est une identité ouverte – aurait pu atténuer ce problème.

La Créolité dit que l’on peut devenir Créole. Celui qui décide de venir vivre à la Martinique, de s’adapter à notre culture, d’adopter notre mode de vie, s’intègre. Cela s’est toujours fait. Les Indiens, les Chinois, les Syro-libanais se sont intégrés. Étouffer cette culture comme l’a fait la France jusqu’à maintenant est dangereux et criminel parce qu’on n’aura plus une culture globale qui accueille des étrangers, mais des groupes antagonistes qui vivent côte à côte.

Il y a cinquante ans, aucun métropolitain ne pouvait vivre à la Martinique sans apprendre le créole. Aujourd’hui, on peut très bien vivre à la française à la Martinique sans jamais apprendre un mot de créole, sans jamais rien connaître de la culture antillaise. Mais cela est dangereux, car cela crée des ghettos avec des conséquences graves. Dans le nouveau livre, nous allons donc essayer de repositionner le débat, de repositionner un certain nombre de problèmes.

La clef demeure, pour moi, les politiques. Parce que ce sont eux qui décident. Les politiques doivent comprendre la Créolité, l’adapter à notre système. Malheureusement, ni les indépendantistes, ni les autonomistes ni les assimilationnistes, n’ont jamais cherché à savoir de quoi il s’agissait vraiment.

H. V-C. Vous disiez que le peuple a possédé d’emblée le concept, mais comment n’arrive-t-on pas à puiser dans l’énergie de ce peuple, dans cette ouverture qu’il a eu dès l’origine pour la Créolité pour contrecarrer l’apathie politique ? Est-ce que la raison n’est pas tout simplement une raison économique parce que la situation économique et sociale de cette population est tellement remise en question au quotidien, que la population elle-même aura mis de côté ce concept de la Créolité ? Ce concept lui offre-t-elle l’aisance économique et sociale ?

Je ne parlerai pas de raison économique mais de chantage économique. La France a détruit notre économie à partir des années soixante. Pendant trois siècles, nous avons été une économie productive. De même que Saint-Domingue a enrichi la France, le travail des esclaves martiniquais a contribué à enrichir la France. Ce travail était très productif.

Il y a eu un non système. Ce qu’Édouard Glissant, dans Le Discours antillais, a appelé avec justesse « économie prétexte » et Francis Affergan, un anthropologue, dans Anthropologie en Martinique, a appelé « le mode d’improduction ». On a transformé le pays en une nouvelle sorte de colonie jamais vue nulle part. La colonie de consommation. Il y a un vrai chantage économique puisque la France qui nous a ruinés économiquement et qui n’a jamais cherché à instaurer un nouveau système productif suite à l’effondrement de la canne à sucre, nous dit, avec la droite locale et un peu les assimilationnistes, que si nous devenons indépendants, nous mourrons de faim. Il est normal que le peuple soit sensible à cela. Le peuple peut très bien voir que la Créolité est quelque chose d’extraordinaire, mais il se demande quelle traduction politique elle peut avoir. Si elle est mise en place, va-t-elle s’aborder les maigres acquis obtenus ? Je comprends cela, d’autant que la Créolité a une facette écologique très forte. Toute nouvelle société que nous établirions serait écologico-centrée, sans consommation à outrance. Et cela fait peur à une grande partie des gens qui n’a pas envie de perdre les avantages que lui donne le système actuel.

Lorsque les pays africains ou caribéens accèdent à l’indépendance, cela ne peut être qu’un mieux pour eux. Mais par contre, selon les Martiniquais, l’indépendance signifiera une baisse de notre niveau de vie. Mais une baisse du niveau de vie ne veut pas forcément dire famine mais plutôt remodelage du niveau de vie. Par exemple, dans la plupart des familles martiniquaises avec un bon niveau de vie, il y a deux ou trois voitures. Cela n’est pas normal dans un pays aussi minuscule. Mais les gens sont habitués à ce confort. Il préfère ce système qui leur permet de posséder trois voitures même s’ils en voient l’absurdité vu les embouteillages que nous connaissons. Nous sommes prisonniers d’un système économique qui est une impasse. Or, la Créolité ne peut offrir un modèle plus attractif économiquement.

Le chantage économique bloque la Créolité mais ce qui nous rassure est que ce système ne peut pas perdurer. Depuis trente ans, la France n’a cessé de diminuer les avantages que nous avions. Elle continuera bien à le faire. Elle va donner de moins en moins. Et le Martiniquais comprendra bien, à un moment ou un autre, qu’il n’a pas intérêt à continuer dans ce système.


Cet entretien avec Raphaël Confiant, « La Créolité aujourd’hui » a été réalisé à Schœlcher, Martinique, le 17 janvier 2008 par Hanétha Vété-Congolo. Il est publié pour la première fois sur Île en île.

© 2008 Hanétha Vété-Congolo et Île en île.


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mis en ligne : 7 février 2008 ; mis à jour : 11 janvier 2021