Jean-Joseph Rabearivelo

photo non-attribuée de Rabearivelo reprodruite dans de nombreuses publications, dont Jean-Joseph Rabearivelo, cet inconnu (1989)

photo non-attribuée de Rabearivelo reprodruite dans de nombreuses publications, dont Jean-Joseph Rabearivelo, cet inconnu (1989)

Jean-Joseph Rabearivelo (1901-1937) est l’un des principaux fondateurs de la littérature contemporaine malgache. Poète, romancier et dramaturge, mais aussi essayiste et théoricien de la littérature, il a exploré des pistes et proposé des axes de création qui ont influencé durablement l’écriture littéraire dans son pays, à tel point que les écrivains actuels se considèrent souvent comme ses enfants.

Il est issu d’une très ancienne famille de la noblesse merina (les Merina étant l’un des principaux groupes de population de la région centrale de Madagascar), dont la puissance déjà en déclin se trouve encore amoindrie par la colonisation française dès 1896. Né le 4 mars 1901 à Tananarive (1), Rabearivelo appartient donc à la première génération coloniale. Cependant, son itinéraire est paradoxal. D’un côté, autodidacte fasciné par les milieux coloniaux, il fera une timide carrière à l’ombre de l’administration française. Mais parallèlement, il poursuit une quête poétique d’un très haut vol, qui l’inscrit en fer de lance des mouvements littéraires de son époque.

Sa première formation intellectuelle se déroule dans les écoles missionnaires de Tananarive : il fait ses classes chez les Frères des Écoles Chrétiennes à Andohalo, puis au Collège Saint-Michel d’Amparibe, enfin à l’école Flacourt. En 1915, il quitte précocément le système scolaire pour la vie active et vit d’expédients et de petits métiers : il sera successivement saute-ruisseau, secrétaire et dessinateur en dentelles chez Madame Anna, la femme du Gouverneur…

Parallèlement à cette modeste vie d’employé, Rabearivelo développe progressivement un goût passionné pour la lecture, particulièrement de la littérature française du XIXe et du début du XXe siècle. Il travaille à perfectionner sa connaissance de la langue française, et entame une série de correspondances littéraires avec des écrivains du monde entier, dont il fait venir les ouvrages à grand frais par bateau. Sa soif de connaissances s’étend à d’autres langues que le français : il apprend l’anglais et l’espagnol, veut se mettre à l’hébreu. Sa chance sera d’être embauché au Cercle de l’Union comme bibliothécaire, puis comme correcteur à l’imprimerie de l’Imerina. Il peut ainsi lire et écrire davantage.

Proche des milieux coloniaux, lié d’amitié avec de hauts fonctionnaires en poste à Madagascar qui sont aussi des férus de littérature (comme Robert Boudry et Pierre Camo), Rabearivelo n’est pourtant pas reconnu par le milieu colonial de Tananarive. La société coloniale utilise en effet le poète comme faire-valoir, l’exhibant comme une réussite de sa politique d’assimilation, allant jusqu’à octroyer à Rabearivelo, parrainé par le Révérend Radley et le gouverneur Montagné, le titre de membre correspondant à l’Académie malgache en 1932. Le poète croit dans les promesses d’assimilation. Il sera amèrement déçu. 1937 est l’année d’une double humiliation : d’une part il est jeté en prison trois jours pour n’avoir pas payé ses impôts, alors que son statut de collaborateur de l’administration aurait dû lui éviter cet affront. D’autre part il est berné par une promesse non tenue : celle de représenter officiellement son pays en métropole à l’occasion de l’exposition universelle.

Rabearivelo développe progressivement une grande amertume contre la société coloniale. Ce sentiment est lisible dans ses Calepins bleus, son journal intime de quatre volumes, un monument de 1800 pages encore inédit, tenu entre 1924 et 1937 ; une rancune féroce s’y exprime contre le manque de reconnaissance dont il est l’objet. Parallèlement, le milieu de la bourgeoisie malgache considère avec méfiance « les désordres de sa vie privée, vie d’artiste avide d’explorer toutes les sensations, et même de braver tous les interdits, quoique Rabearivelo [soit] marié et père de cinq enfants. Mais surtout, on le suspect[e] de singer les Européens, de servir d’alibi à la France » (2). Rabearivelo se sent doublement exclu. C’est dans cet état d’esprit, mais aussi sans doute à cause de graves difficultés matérielles, que le poète met fin à ses jours au début de l’hiver austral, à Tananarive le 22 juin 1937.

* * *

La première expérience littéraire de Rabearivelo est poétique. Dans un élan très aristocratique, il déclare vouloir « s’honorer du titre de poète » et publie en 1924 son premier recueil, La coupe de cendres, qui montre déjà une grande maîtrise des mètres et des rythmes, mais pas de remise en cause des modèles qu’il a hérités de ses lectures. Parallèlement, il publie en 1924 dans diverses revues (18° Latitude Sud à Antananarivo et La Vie à Paris), une dizaine de poèmes inédits qu’il a traduits de textes traditionnels malgaches.

Après ce premier opus, l’œuvre poétique de Rabearivelo peut être, selon les indications de Jeannine Rambeloson-Rapiera, scindée en deux périodes distinctes : « la première encore toute imprégnée des influences romantiques, et la seconde plus libérée, plus créatrice, [correspond à] cette volonté de réconcilier ou de conjurer la double fascination d’un passé mythifié et d’une modernité aliénante » (3).

Dans la première période, on peut inscrire les recueils d’inspiration néo-romantique Sylves (1927) et Volumes (1928) où Rabearivelo privilégie les pièces brèves, tendant à une poésie pure. Dans la préface à l’édition de 1960, Jacques Rabemananjara dira « Coupe de cendres, Sylves, Volumes portent la marque d’un authentique talent. Je les apprécie comme on apprécie la performance d’un virtuose ou comme on s’émerveille de la taille d’une gemme ciselée avec amour par un artisan délicat. […] Mais je me surprends à y soupçonner plus d’art que de spontanéité, voire plus d’artifices que de ces jaillissements d’âme qui sont le signe de la vraie poésie ».

Néanmoins, la poésie de Rabearivelo reste encore sous influence. Il se définit lui-même à cette époque comme un poète post-symboliste. Il écrit dans ces mêmes années une œuvre en prose encore largement méconnue. L’aube rouge (1925) est un roman historique retraçant l’ultime étape de la colonisation française ; il y exalte le personnage de Rainandriamampandry, gouverneur de Tamatave. En 1928, Rabearivelo publie L’interférence, un second roman historique qui évoque l’histoire d’une famille aristocratique merina de la fin du XIXe siècle jusqu’à la conquête française. Rabearivelo travaille aussi dans les années 1920 à la traduction d’auteurs européens en malgache : Baudelaire, Rimbaud, Laforgue, Rilke, Whitman, Gongora… et s’essaie à la poésie en langue espagnole. Il traduit pour des revues comme Cahier du Sud de « vieux discours traditionnels hova », des kabary qu’il compare à « quelque chant de Maldoror ».

L’année 1931 amorce un virage déterminant dans sa poétique ; c’est une année où il approfondit le doute, dans son essai sur Quelques poètes, enfants d’Orphée, mais aussi celle où il expérimente une nouvelle direction de sa production poétique, celle qui le sauvera de la dissonance, celle qui lui permettra d’écrire encore. Il va repartir de l’essentiel, c’est-à-dire de la langue. Des langues. En effet, il écrit entre 1931 et 1932 deux recueils jumeaux de trente poèmes chacun, nommés Presque-Songes et Traduit de la nuit, où il expérimente une voie déraisonnable, une expérience des limites : l’écriture simultanée en malgache et en français de chaque poème. Cette tentative jamais réitérée donnera le jour à deux recueils poétiques des plus étranges, convoquant des images rurales et quotidiennes aussi bien que d’insolites visions rêvées, chantant sur un mode neuf des paroles oubliées. La version française de ces recueils est publiée respectivement en 1934 et 1935, mais Rabearivelo n’en publiera jamais la version malgache. Par la suite, il se tourne davantage vers la traduction, travaillant à l’adaptation en français de hain-teny malgaches, sous le titre de Vieilles chansons des pays d’Imerina (publication posthume), une saisissante reprise de la poésie traditionnelle de sa région.

– Claire Riffard

1. Tananarive = Antananrivo. Des polémiques subsistent sur l’année exacte de sa naissance.
2. Rambeloson-Rapiera, Jeannine, « Présence de J.J Rabearivelo », Notre Librairie 110 (juillet-septembre 1992): 8.
3. Ibid., p. 7.


Oeuvres principales:

Éditions des oeuvres complètes:

  • Oeuvres complètes, tome I. Le diariste (Les Calepins bleus), l’épistolier, le moraliste. Édition critique coordonnée par Serge Meitinger, Liliane Ramarosoa et Claire Riffard. Paris: Éditions du CNRS, 2010.
  • Oeuvres complètes, tome II. Le poète, le narrateur, le dramaturge, le critique, le passeur de langues, l’historien. Édition critique coordonnée par Serge Meitinger, Liliane Ramarosoa, Laurence Ink et Claire Riffard. Paris: Éditions du CNRS, 2012.

Poésie:

  • La Coupe de cendres. Tananarive: G. Pitot de la Beaujardière, 1924.
  • Sylves. Tananarive: Imprimerie de l’Imerina, 1927.
  • Volumes. Tananarive: Imprimerie de l’Imerina, 1928.
  • Presque-songes. Tananarive: Imprimerie de l’Imerina, 1934.
  • Traduit de la nuit. Tunis: Éditions de Mirage, 1935; Paris: Éditions Orphée La Différence, 1991; Paris: Éditions Sépia / Tananarive: Tsipika, 2007.
  • Chants pour Abéone. Tananarive: Éditions Henri Vidalie, 1936.
  • Lova. Tananarive: Imprimerie Volamahitsy, 1957.
  • Des Stances oubliées. Tananarive: Imprimerie Liva, 1959.
  • Poèmes (Presque-songes, Traduit de la nuit). Tananarive: Imprimerie officielle, 1960.
  • Amboara poezia sy tononkalo malagasy. Tananarive: Éditions Madagasikara, 1965.
  • Vieilles chansons des pays d’Imerina. Tananarive: Éditions Madprint, 1967.
  • Poèmes (Presque-songes, Traduit de la nuit, Chants pour Abéone). Paris: Hatier, 1990.
  • Chants d’Iarive précédé de Snoboland. Poèmes. Avant-propos et lecture de Serge Meitinger. Caen: Éditions Passage(s), 2015.

Théâtre:

  • Imaitsoanala, fille d’oiseau : cantate. Tananarive: Imprimerie officielle, 1935.
  • Aux portes de la ville. Tananarive: Imprimerie officielle, 1936.
  • Imaitsoanala, zana-borona. Antananarivo: Imprimerie nationale, 1988.
  • Eo ambavahadim-boahitra. Antananarivo: Imprimerie nationale, 1988.
  • Resy hatrany. Antananarivo: Imprimerie nationale, 1988.

Prose:

  • L’Interférence, suivi de Un conte de la nuit. Paris: Hatier, 1988 ; L’intérférence. Antananarivo: No comment éditions, 2019.
  • Irène Ralimà sy Lala roa. Antananarivo: Imprimerie nationale, 1988.
  • L’Aube rouge. Paris: Bouquins, 1998.

Divers:

  • Enfants d’Orphée. Île Maurice: The General Printing, 1931.
  • Ephémérides de Madagascar. Tananarive: édité par M. Eugene Jaeglé, 1934.
  • Tananarive, ses quartiers et ses rues. (avec E. Baudin). Tananarive: Imprimerie de l’Imerina, 1936.

Enregistrements sonores:

  • « Jean-Joseph Rabearivelo ». Archives sonores de la littérature noire et de l’Océan indien. Radio France Internationale, Coopération, Radio Télévision Malagasy. Arcl 26/27. Décembre, 1990.

Sur l’oeuvre de Jean-Joseph Rabearivelo:

  • Adejunmobi, Moradewun. J.J. Rabearivelo, Literature and Lingua Franca in Colonial Madagascar. New York: Peter Lang, 1998, 346 p.
  • Andriamaharo, Ariane. Écriture et création poétique dans l’œuvre de Rabearivelo, le poète des contradictions. Thèse de doctorat, Université de Paris XII, 1989.
  • Andriamaharo, Ariane. « Les Résurgences du « hain-teny »: La création poétique française de J.-J. Rabearivelo et de Flavien Ranaivo ». Notre Librairie 110 (juillet-septembre 1992): 13-17.
  • Boudry, Robert. Jean-Joseph Rabearivelo et la mort. Paris: Présence Africaine, 1958.
  • Domenichini-Ramiaramanana, Bakoly. « Portrait tiré de la littérature malgache: Jean-Joseph Rabearivelo (1901-1937) ». Le Mythe d’Etiemble: hommages, études et recherches. J. Etiemble-Kohn, éd. Paris: Didier Érudition, 1979: 227-234.
  • Hausser, Michel. « Rabearivelo, critique ». Semper Aliquid Novi. Littérature comparée et littératures d’Afrique, mélanges offertes à Albert Gérard. Alain Ricard and Janos Riesz, éds. Tubingen: Gunter Narr Verlag, 1990: 87-108.
  • Jean-Joseph Rabearivelo, cet inconnu. Actes du colloque international de l’Université de Madagascar. Marseille: Éditions Sud, 1989.
  • Joubert, Jean-Louis. « Jean-Joseph Rabearivelo (1901-1937) ». Notre librairie 82 (1986): 147.
  • Joubert, Jean-Louis. « Le Rabearivelo nouveau va arriver ». Semper Aliquid Novi. Littérature comparée et littératures d’Afrique, mélanges offertes à Albert Gérard. Alain Ricard and Janos Riesz, éds. Tubingen: Gunter Narr Verlag, 1990: 265-269.
  • Joubert, Jean-Louis et Jean-Irénée Ramiandrasoa. Littératures de la francophonie, littératures de l’océan indien. Paris: Ecidef, 1991.
  • Meitinger, Serge. « Jean-Joseph Rabearivelo, poète de l’enracinement ». Littérature, revue trimestrielle. 83 (1991): 74-88.
  • Meitinger, Serge « La supercherie identitaire d' »un parvenu intellectuel » : Jean-Joseph Rabearivelo, la langue et la littérature françaises ». Dalhousie French Studies 74-75 (Spring-Summer 2006): 113-120.
  • Rabenoro, Josiane. Poésie malgache d’expression française: l’itinéraire de J.J Rabearivelo. Thèse de doctorat 1979-1980.
  • Rakotomavo, Yvette H. Pour une approche de la prose de Jean-Joseph Rabearivelo, écrivain malgache d’expression française 1901-1937. Thèse de doctorat, Université de Paris-Sorbonne IV, 1990.
  • Rakotondradany, Josette. L’Univers de Jean-Joseph Rabearivelo. Thèse de doctorat d’état, Aix-en-Provence, 1987.
  • Ramarosoa, Liliane. « Situation actuelle de la littérature malgache d’expression française ». Notre Librairie 104 (1991): 78-85.
  • Ramarosoa, Liliane. Itinéraires de la littérature malgache d’expression française de 1923 à 1990. Essai d’histoire littéraire. Thèse d’état, Paris-Sorbonne IV, 1992.
  • Ramarosoa, Liliane. Anthologie de la littérature malgache d’expression française des années 80. Préface de J. Rabemananjara. Paris: L’Harmattan, 1994.
  • Rambeloson-Rapiera, Jeannine. « Présence de Jean-Joseph Rabearivelo ». Notre Librairie 109 (1992): 6-10.
  • Ramiandrasoa, Jean-Irénée. « Esquisse de la littérature malgache moderne ». Littératures de l’Océan indien. Vanves: Edicef / Aupelf, 1991.
  • Ricard, Alain. Littératures d’Afrique Noire. Paris: CNRS / Karthala, 1995.
  • Rochmann, Marie-Christine. De Presque-songes à Traduit de la nuit, fonctions stylistiques de l’interrogation, la négation et l’opposition. Thèse de doctorat, Université de Strasbourg, 1980.
  • Saint-Guilhem, Charles-Édouard. Jean-Joseph Rabearivelo, « Presque-songes », étude critique. Paris: Honoré Champion, 2013.
  • Serrano, Richard. « Words of the Tribe: Rabearivelo’s Mallarmé in Madagascar ». Against the Postcolonial: « Francophone » Writers at the Ends of the French Empire. Landham: Lexington Books, 2005.
  • Valette, Paul, poèmes commentés par. Rabearivelo, Jean-Joseph, 1901-1937. Paris: Nathan, 1967.

Traductions:

in English:

  • 24 Poems. (Traduit de la nuit). Ibadan: Mbari Publications, 1962.
  • Translations from the Night, Selected Poems of Jean-Joseph Rabearivelo. Trans. John Reed and Clive Wake. London: Heinemann, 1975.
  • Translated from the night. Trans. Robert Ziller. Pittsburgh: Lascaux Editions, 2007.
  • Selections:
    • Bourgeacq, Jacques et Liliane Ramarosoa. Voices from Madagascar: an Anthology of Contemporary Francophone Literature = Voix de Madagascar : anthologie de littérature francophone contemporaine. Athens: Ohio University Center for International Studies, 2002: 2-3.
    • Kennedy, Ellen Conroy. The Negritude Poets: an Anthology of Translations from the French. New York: Thunder’s Mouth Press, 1989: 223-238.
  • Complete Late Poetry of Jean-Joseph Rabearivelo: A Facing-Page Translation from the Malagasy and French into English. Ed. et trad. Leonard Fox. Lewiston, NY: Mellon Press, 2010.

en español:

  • Casi sueños (Presque-songes) et Traducidos de la noche (Traduit de la nuit). Trad. Juan Abeleira. Madrid: Hiperión, 2000.

Liens:

ailleurs sur le web:

  • Textes de Jean-Joseph Rabearivelo disponibles sur le site de la Bibliothèque malgache : Presque-Songes suivi de Traduit de la nuit (nº 37, versions françaises), Quelques poètes. I. Enfants d’Orphée (nº 49), Imaitsoanala, Fille d’oiseau (nº 50) et Volumes (nº 51).

Retour:

Dossier Jean-Joseph Rabearivelo préparé par Claire Riffard.

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mis en ligne : 27 janvier 2006 ; mis à jour : 9 janvier 2021