Pierre Clitandre, Vin de soleil


(extrait)

Jusqu’à présent, je ne sais qui avait raconté l’histoire du verre brisé. Le récit, avec une exactitude étonnante, avait traversé les murs. On avait su bien vite l’histoire dans le voisinage et les commentaires se faisaient sur mon étoile et mes dons sacrés. Mais, j’étais particulièrement intriguée par d’insolites présences dans la demeure du deuil. Au cours des préparatifs du décès, l’odeur du thé, le bruit des chaises, la plainte des cantiques, le matelas de la morte mis à sécher au soleil, je constatais, non sans un début d’inquiétude, les allées et venues de femmes éplorées, une multitude de tantes presque inconnues jusque-là qui emplissaient la maison de leur odeur de fatalité et remuaient l’air avec leur silence douloureux. La préoccupation de ces femmes m’avait fait perdre la scène du cadavre emporté vers la camionnette de la morgue.

Les voisins racontaient que la morte ne voulait pas partir de la maison, qu’elle pesait d’un poids si lourd sur l’escalier de sortie que la civière de toile écrue s’était déchirée et que le genou d’une jambe boursouflée du cadavre s’était cogné à plusieurs reprises sur les marches de la mosaïque de l’escalier. Il avait fallu l’aide de cinq hommes accourus pour finir par soulever le corps. L’un d’entre eux aurait dit :

– Elle est plus lourde que toutes les chambres de sa maison.

– Les loray kale, ce sont des roches de volcan, aurait repris un autre.

– Ah, la vie est raide comme ce cadavre contrarié, se serait plain un des porteurs.

On ne peut pas tout savoir dans mon pays de magie ! Ce qui est sûr, c’est qu’elle avait un profond regret de sa maison laissée sur cette terre au moment où elle était transportée vers son purgatoire, non encore métamorphosée en papillon rose ou en camélia.

La morte était partie avec un profond regret, une grande contrariété. Elle avait tourné la face contre le mur comme si le rayon de soleil par l’interstice de la fenêtre et l’éclat du napperon brodé sous la cruche l’avaient agacée. J’avais le remords à la gorge. Je n’aurais pas du commettre la maladresse de laisser tomber le verre d’eau ! J’avais immolé ma conteuse nocturne ! J’avais accompli un grand rituel par lequel il n’était pas permis de s’apitoyer sur le sort de la victime.

Mon remords s’encombrait de culpabilité. Je ne savais où me cacher dans la maison pour me protéger des regards inquisiteurs des sœurs de la morte. J’étais poursuivie par une cohorte de tantes empressées et indécises qui me torturaient avec l’odeur de leur robe de deuil, avec le clop-clop de leurs souliers de pénitentes, avec leur profil de calvaire et leur indélicatesse. J’étais perdue dans les pièces de la maison hantée par des femmes qui m’interrogeaient avec des regards d’outre-tombe. Elles paraissaient être malheureuses, reléguées dans une espèce de rancœur immémoriale qui les rivait à la fatalité, au péril et à la dérive. Elles avaient certes des prénoms. Pourtant, je n’arrivais pas à les identifier, car elles se ressemblaient et dégageaient la même odeur de lotion dans la demeure du deuil.

Au soir de l’enterrement, l’air sentait le citronnier coupé. Près de la dodine qui avait été passée au soleil, j’exorcisais, au milieu des souvenirs de la reine, les péchés que lui attribuait le voisinage. Elle m’avait dit :

– Ma fi,tu es protégée contre les loups-garous. Tu n’auras de douleur que le jour tu laisseras tomber d’entre tes jambes ta goutte de sang !

– Quand est-ce que cela arrivera ?

– Ton sein est déjà dur, avait-elle répondu. Ça ne tardera pas, ce sang de vie.

J’avais même souhaité voir ce sang prématurément, pendant que je joue aux osselets. Un après-midi j’avais, sous la canicule, fait la vision qu’il tombait sur l’escalier de mosaïque où le genou de la morte se cognera à plusieurs reprises avant de s’en aller dans la camionnette de la morgue.

Quelques jours avant son agonie elle m’avait donné sa bague de noce, son alliance, disait-elle

– J’ai subi toutes les humiliations, disait-elle, car je ne savais ni lire ni écrire. J’ai traîné ma sandale de porte en porte, comme une épave. Rejetée ici, battue là, fouettée même, la sueur au dos telle une esclave, déambulant par les corridors avec mon balluchon, violée une nuit qu’il faisait lune par qui m’avait poussée contre le mur de tuf d’une cahute et qui, après avoir fait la chose, avait craché sur une flaque de boue en s’essuyant dans une moue de méchanceté les lèvres avec le dos de la main, une injure lugubre à la bouche. C’est des choses à savoir, ma fille ! J’ai traversé la ville d’un bout à l’autre jusqu’au jour où j’ai décidé d’arrêter tout ça ! Je me suis mariée et voici l’alliance.

– Elle est belle, avais-je dit.

Un rayon de soleil brillait sur la bague.


Cet extrait est tiré du roman de Pierre Clitandre, Vin de soleil, publié pour la première fois à Port-au-Prince aux Éditions Mémoire en 2000 (pages 11-14).

© 2000 Pierre Clitandre © 2006 Pierre Clitandre et Île en île pour l’enregistrement audio (5:28 minutes).
Enregistré à Port-au-Prince le 29 juin 2006.


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mis en ligne : 26 août 2006 ; mis à jour : 24 décembre 2020