Pierre Clitandre, 5 Questions pour Île en île


Le journaliste, peintre et écrivain Pierre Clitandre répond aux 5 Questions pour Île en île.

Entretien de 45 minutes réalisé à Port-au-Prince les 4 et 6 août 2013 par Kendy Vérilus.

Notes de transcription (ci-dessous) : Ségolène Lavaud.

Dossier présentant l’auteur sur Île en île : Pierre Clitandre.

Notes techniques : filmé à Port-au-Prince, le 4 août à l’hôtel Oloffson et le 6 août à la Bibliothèque du Soleil, vous entendrez du bruit ambiant à l’hôtel Oloffson et de la circulation à la Bibliothèque du Soleil.

début – Mes influences
03:30 – Mon quartier
16:54 – Mon enfance
28:44 – Mon oeuvre
40:38 – L’insularité


Mes influences

Pierre Clitandre a été particulièrement marqué, dans les années 1970, par les écrivains qui prenaient position pour un changement politique, dont les écrivains haïtiens Jacques-Stephen Alexis (dont le roman Les Arbres musiciens), mort sous la dictature de François Duvalier, et particulièrement Jacques Roumain, dont le roman très connu Gouverneurs de la rosée.

Les écrivains latino-américains : Gabriel García Márquez, Cent ans de solitude dont il s’est beaucoup imprégné pour l’écriture de Cathédrale du mois d’août, et Jorge Amado, l’écrivain brésilien. « Dans Cathédrale du mois d’août, il y a à la fois du baroque latino-américain, la situation sociale du pays et le merveilleux ». La thèse du « réalisme merveilleux » n’est pas une thèse tellement connue, hormis des spécialistes ou universitaires, et devrait l’être par tout le monde, car elle déborde sur la production picturale. Le texte d’Alexis (« Prolégomènes à un Manifeste du Réalisme merveilleux des Haïtiens ») est important pour comprendre la culture haïtienne.

Clitandre a pu, ensuite, développer sa propre personnalité dans le domaine de la créativité littéraire et artistique.

Mon quartier

« Le quartier de mon enfance est Carrefour-Feuilles, au 342 avenue Magloire Amboise » où il a vécu. Il n’a que peu de souvenirs d’une enfance partagée entre des femmes, mais dont l’influence est importante dans la formation et la production d’un écrivain et d’un artiste. Dans son adolescence cela a marqué sa carrière de peintre et d’écrivain. Partagé entre sa mère organique ; et sa mère adoptive, qui l’a profondément formé, où il a puisé sa sensibilité première de voir le monde, de le raconter et trouver une manière d’exprimer ce qu’il a vécu, d’aller au-delà et vaincre son histoire. Les tragédies, les problèmes qu’ils ont connus, car « quand on peint, on écrit, on retrouve son humanité ». Ce quartier l’a beaucoup influencé. Quand en 1986, il y est retourné (après l’exil), il a décidé de transformer la maison familiale en bibliothèque [la Bibliothèque du Soleil], pour redonner à la communauté ce qu’elle lui avait donné, communauté qui l’a protégée pendant qu’il y vivait. C’est un devoir de mémoire.

Malheureusement dans ce pays de tragédies, il fallut abattre la bibliothèque, fissurée, après le tremblement de terre : gommer les souvenirs, rencontrer de nombreuses difficultés, puis la reconstruire sous une forme moderne et actuelle, ce qu’il fit avec l’aide de sa fille, Nadège Clitandre, professeure à l’Université en Californie, depuis les États-Unis, où elle put collecter des fonds. Ce quartier et la maison familiale sont le lieu de son imaginaire : la ville, la capitale.

La cathédrale de Port-au-Prince est une structure architecturale, au milieu de la ville. Clitandre réfléchit à la cathédrale, et évoque le film de Guetty Felin où il intervient [Notre-Dame de Port-au-Prince, 2012] et qui l’a beaucoup frappé. La cathédrale a été mise à terre par le tremblement de terre, le 12 janvier 2010. Relisant son propre roman (Cathédrale du mois d’août), il pense aux vestiges de la cathédrale, un élément architectural, mais c’est aussi l’homme pour qui il faut également retrouver une identité. « L’homme haïtien est cassé depuis 2010 », mis à terre.

Clitandre a subi plusieurs exils. En 1980, à la suite d’une alerte, causée par l’arrestation à Port-au-Prince de diverses personnes proches alors qu’il travaillait au journal. Ils sont partis à Fontamara chez M. Fardin. Puis chez Jean-Robert Hérard, rue Lamarre. Une voiture suspecte, dont quelqu’un est sorti pour arrêter Hérard. Clitandre a dû intervenir, demandant s’il y avait un mandat d’arrestation (Jimmy Carter était président à l’époque et on parlait des droits de l’homme). Il fut frappé à la tête et emmené de force jusqu’à la Caserne Dessalines « où on a continué à me frapper ». Quand il voit le colonel Jean-Bernoît Valmé, celui-ci l’identifia comme le Rédacteur en chef du Petit Samedi Soir. [Le 28 novembre 1980,] Ils ont ainsi arrêté Jean-Robert Hérard et Pierre Clitandre, les rédacteurs les plus en vue. Ceux-ci « ont été battus par les bourreaux avec des gros bâtons ». Blessé au visage, à l’œil, il a rencontré le colonel Albert Pierre, qui leur annonça officiellement qu’ils devaient être envoyés à l’extérieur du pays, provisoirement. On lui fit apporter de Carrefour-Feuilles à la Caserne Dessalines des vêtements et conduire directement à l’aéroport. Mis dans l’avion sans avoir pu saluer qui que ce soit, ce qui est extrêmement douloureux, et sans savoir la destination.

« L’exil m’a beaucoup frappé. S’il me reste une dizaine, peut-être une vingtaine d’années, à vivre, il me faudra écrire un livre sur les années de turpitudes de l’exil à New York ».

Mes souvenirs, c’est ma maison, mon père, mon quartier, la cathédrale, la Caserne de Port-au-Prince, importants pour comprendre la ville. La cathédrale, sur laquelle l’historien Georges Corvington a également écrit, est une structure et un élément à l’intérieur de l’espace urbain, non seulement pour la foi, mais comme lieu de rencontre social, d’histoire. Il s’interroge sur le pourquoi de son écriture et du titre de son roman.

Mon enfance

« Elle est enfouie dans ma mémoire. J’ai eu tellement de situations à gérer » avec lui-même, son environnement familial ; c’est une enfance toute particulière et qui reste à écrire. Tiraillé, écartelé entre ces deux femmes, la mère et la mère adoptive. Il s’est construit, équilibré à travers la littérature et les arts. Enfance particulière dans le sens antillais du terme : entouré de femmes, partagé entre la province à Léogane (lieu de naissance de sa mère adoptive) et la capitale, entre la province et l’espace urbain de la capitale, avec leurs caractéristiques, cultures et coutumes différentes. Cela lui procure un écartèlement. Il n’a pas encore trouvé la formule littéraire pour pouvoir en parler très franchement. Son enfance fut difficile et il dut se battre pour survivre. Des parents avisés l’ont aidé et le soutinrent pour subsister dans ce pays de précarité totale. Quelle est la cause profonde de ce délabrement, dans l’histoire pleine de péripéties, la sienne et celle de son pays ?

Il évoque l’émission qu’il animait vers les années 1987-1990, où des spécialistes parlaient de son pays, pays aux épreuves qu’il doit surmonter, un pays « lumière ». Pourquoi Colomb dans son parcours, s’est-il arrêté là plutôt qu’ailleurs ? Se contentant de traverser les autres, car Haïti, c’est une merveille. Il reste encore de nombreux mystères à découvrir, de richesses cachées en Haïti. On parle de sa beauté, de sa littérature, mais il faudra des recherches pour comprendre les richesses qu’il y a sous terre. Minières et autres. Malgré le délabrement, il y a beaucoup d’Européens, d’Américains qui viennent, pas seulement pour aider, mais pour comprendre et éventuellement y vivre.

« J’ai délibérément fait un effort pour que ma mémoire ne se rappelle pas trop de choses ».

Il a des souvenirs de sa « communion », son père et sa mère étant de fervents catholiques. Ils en firent un grand chrétien, mais, entretemps, il eut des expériences avec le Marxisme, le matérialisme, pas affilié, mais militant convaincu. Cela lui a permis de mieux comprendre, avec le temps, à côté du matérialisme dialectisme, qu’il y a la spiritualité et sa concrétisation.

Parmi les bases de son inspiration, dans son quartier boisé de Carrefour-Feuilles, Clitandre a puisé chez une femme d’origine bourgeoise, qui habitait leur maison et aidait. Avec elle, les liens étaient d’une sensibilité toute particulière et d’une grande complicité. Elle, ayant déposé la plante de ses pieds sur les siens, sous la table, ce fut entre 15 et 17 ans son premier contact charnel avec une femme. Il en eut des images iconographiques telle La Vierge de l’éternel secours, générant une profonde émotion. La communication par les pieds est extrêmement importante.

Mon œuvre

Clitandre situe le départ de son œuvre depuis les classes secondaires, encouragé par ses professeurs, reconnu comme très bon élève en littérature française ou haïtienne. Cent ans de solitude a marqué un départ après ses précédentes lectures, y découvrant un monde très particulier : nature, géographie, ce qui lui a permis de tenter l’aventure de l’écriture avec Cathédrale du mois d’août.Fidèle à l’hebdomadaire Le Petit Samedi Soir où, sous Jean-Claude Duvalier, ils étaient cinq ou six journalistes. Hormis l’actualité, ils abordaient le domaine culturel, ce qui l’amenait à lire des textes tant locaux que d’Amérique Latine. La conjugaison de Cent ans de solitude, Cathédrale du mois d’août, la littérature et le journalisme, pouvant sensibiliser la jeunesse sur la situation politique du pays : c’est un mélange du social, du merveilleux, mêlé à une expérience personnelle.

« Cathédrale du mois d’août est un roman urbain, avec les bidons-villes qui commençaient à émerger à l’époque, la circulation dans la ville, déjà très précaire, un mélange baroque du social, de merveilleux et dans une perspective de renaissance, du peuple. … Ce que nous vivons actuellement était annoncé dans les années 1980. »

Vin de soleil est un roman beaucoup plus intime, moins urbain, dans la description de son espace. Écrit en exil, où l’on essaie de faire un effort pour se retrouver et chercher des moyens de survie. C’est une traversée explicative pour comprendre sa vie, sa genèse. Un critique lui a demandé s’il avait lu Dante, La Divine comédie, ce qui n’était pas le cas, où il trouvait des ressemblances dans son imaginaire et celui, au XVIe siècle, de Dante. L’imaginaire est universel ; on peut avoir l’impression d’écrire des choses essentiellement haïtiennes, alors que d’autres ont pu avoir les mêmes inspirations. C’est le cas de ce roman, mais qu’on ne peut plus trouver, car il eut beaucoup de succès et est épuisé.

Clitandre a un autre texte qu’il souhaite donner aux lecteurs pour montrer son évolution, offrant une autre dimension de sa créativité.

Pour parler de sa production picturale, l’artiste fait une analyse du tableau présenté à sa gauche, peint à New York en 1991 à une période d’angoisses et de douleurs. Dany Laferrière – qu’il fréquentait à Manhattan à l’époque – lui a dit récemment qu’il ressentait une douleur de cet exil. Clitandre, en effet, garde prégnante cette douleur enfouie au fond de lui. Le choix des couleurs, la composition de l’homme et d’un fragment de fauteuil, sur lequel il est mal assis de guingois, stigmatisant ce qu’il cherche à exprimer, la main droite tournée vers le bas qui interpelle, la gauche ouverte en offrande du côté du cœur. À cette époque, il allait à l’École des Beaux-Arts à Manhattan, on voit l’influence néo-classique de Jacques-Louis David, le costume noir et la cravate à motifs hiéroglyphes dont le conservatisme rigoureux impose le sérieux et le choix entre le bien et le mal, l’ange et le démon, et la quête de son humanité. Comme sa personnalité : un mélange d’ombre et de lumière. Travailler pour sortir de l’ombre et rentrer dans la lumière. Retrouver son humanité. Conjointement avec son œuvre littéraire, il travaille à la reconstruction de soi-même, mais aussi du pays. Méthode et géométrie. Autoportrait réalisé parmi d’autres dans les ateliers partagés avec plusieurs artistes.

L’Insularité

« Selon la lecture de ce terme, c’est très limité. Dans un espace géographique, on est comme cloisonné, et très limité par les eaux. On peut y trouver l’universel sur ce qui est réalisé sur le plan national. Avec la mondialisation, [on dit que] les particularités nationales doivent être mises à côté pour embrasser les tendances de la mondialité, mais le monde ne peut pas évoluer dans une sorte de monotonie de la mondialité ». Si l’insularité nous limite, il faut savoir faire avec les spécificités des particularités culturelles nationales du pays ; on pourra alors donner des richesses beaucoup plus élaborées. Un monde plus ouvert, plus fraternel, plus humain. On retourne à l’écologie, la nature, les pratiques culturelles naturelles.

Le profit des grandes découvertes a complètement détruit la nature, mis à mal l’homme. Écartelé entre son essence particulière. « Il nous faudra trouver un équilibre entre un savoir-faire… qui permette de mieux comprendre la nature… et permettre à l’homme de traverser cette épreuve ». On voit des situations dramatiques, telluriques… Il faudra revenir à d’anciennes pratiques. La science cartésienne ne peut s’imposer aux autres.


clitandre

Pierre Clitandre, 5 Questions pour Île en île.
Entretien, Port-au-Prince (2013). 45 minutes. Île en île.
Mise en ligne sur YouTube le 16 mai 2014.
(Cette vidéo était également disponible sur Dailymotion, 2014-2018.)
Entretien réalisé par Kendy Vérilus.
Notes de transcription : Ségolène Lavaud.

Voir aussi, enregistré le même jour à Port-au-Prince (6 août 2013) : « Pierre Clitandre, Cathédrale du mois d’août », extrait du roman, lu par l’auteur. Vidéo de 3 minutes.

© 2014 Île en île


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mis en ligne : 16 mars 2014 ; mis à jour : 26 octobre 2020