Paulette Poujol Oriol, « Luz »


Paulette Poujol Oriol lit sa nouvelle « Luz », extraite de La Fleur rouge, receuil de nouvelles publié aux Éditions Le Natal en 1992.

Enregistrement réalisé à Port-au-Prince en 1992, l’une des vidéos d’auteurs haïtiens de Jean-François Chalut.

Vidéo de 13 minutes, disponible avec des sous-titres (pendant la lecture, cliquer CC).

Dossier présentant l’auteure sur Île en île : Paulette Poujol Oriol.


Luz

À cinq ans, Lucilia ressemblait à un gros têtard. Une tête papou, un gros ventre surmonté d’un nombril proéminent comme un énorme bouchon de liège, des yeux drandran et une respiration courte qui faisait dire à ses parents, de braves paysans des environs de Miragoâne, que « souf li té piti ».

Telle quelle, ils n’hésitèrent pas à l’expédier à Potoprins chez une pratique qui la plaça en servitude chez une amie, notre tante Madame René Varal. Une famille nombreuse accueillit le petit Legba qu’on lui confiait. L’enfant était si faible qu’on ne lui donna strictement rien à faire. Se chauffer au soleil, boire, manger, dormir furent toutes les occupations de Lucilia devenue Lucie pour plus de facilité. On lui acheta des jouets, on lui donna quelques petites robes de gaies cotonnades, faites exprès pour elle. Elle eut de jolies sandalettes et on l’envoya à l’école. Eh oui, même chez nous, il y a de braves gens qui ne maltraitent pas systématiquement les enfants en servitude. Bref, on lui rendit son enfance. [Bien soignée, bien nourrie, Lucie devint vite l’âme de la maison.] Quand il fallut lui faire sa première communion, on s’aperçut que l’on avait complètement perdu contact avec les siens. La « pratique » qui avait donné l’enfant à Madame René Varal était morte et on avait déménagé. Bref, il fut impossible de mettre la main sur un acte de naissance ou un « baptistère ». Comme le curé de la paroisse refusait de faire communier une enfant dont il n’était pas sûr qu’elle ait jamais reçu le baptême, on dut donc la « rebaptiser » sous réserve morale. La fille aînée de la maison fut marraine et un écrivain voisin, une célébrité nationale, accepta d’être le parrain de la petite fille dont on confirma alors le prénom de Lucie. Oubliée Lucilia et le vilain petit gnome qui était venu à Port-au-Prince, quelques années auparavant.

Radieuse sous son voile blanc, Lucie, devenue bien jolie, fit le tour du quartier et recueillit quelques menus cadeaux, images, médailles et autres, mais celui qu’elle apprécia le plus fut le beau chapelet en nacre et argent que sa marraine lui offrit à cette occasion. Très pieuse, Lucie, Lousse, comme on l’appelait, invoquait chaque soir la Vierge Marie sur son beau chapelet qu’elle chérissait comme un trésor. Un jour, le fils de la maison, féru de racines latines, expliqua que Lucie, Lousse voulait dire lumière et, comme il apprenait l’espagnol, on orthographia le nom de l’adolescente : Luz et, elle-même, ne signa plus désormais que de cette façon.

On vous dit, lecteur, que Luz était tombée chez de bonnes gens. Cela arrive, vous savez, même chez nous. La fillette, heureuse, décrocha son certificat et put alors être en charge de toute la dépense de la maison. Elle régissait et contrôlait tout, elle avait toutes les clefs. Luz était notre perle rare ; nous l’aimions tous et comme on ne connaissait pas sa vraie date de naissance chaque année, à la Sainte Lucie, on la fêtait et on lui offrait des présents. On avait essayé de deviner son âge et, lorsque vint la Sainte Lucie de ses présumés seize ans, le maître de la maison lui offrit une belle chaîne et une médaille en or de sa patronne. Luz apprécia ces bijoux pieux et ils allèrent rejoindre le petit coffret de coquillage qu’elle gardait sur sa table de chevet. À son vingtième anniversaire, toute la maisonnée se cotisa pour offrir à Luz un superbe bracelet-montre qui ne quitta plus son poignet.

Luz était devenue l’intendante de la maison, elle avait la confiance de toute la famille, et quand l’aînée des Varal, nouvellement mariée eut un bébé prématuré, ce fut Luz qui prit charge du nouveau-né. Comme toujours, elle s’acquitta admirablement de ses responsabilités. Quand la jeune mère, enfin rétablie, put s’occuper elle-même de son enfant, elle voulut récompenser Luz qui, durant trois mois, avait veillée sur son bébé, attentive au moindre cri, vigilante comme une seconde mère. Elle choisit parmi ses bagues un anneau d’or orné en son centre d’un modeste rubis. C’était un bijou délicat, convenant à la jeune fille distinguée qu’était notre Luz.

C’est alors qu’elle décida de se faire photographier. Sur son front trop haut, elle avait ramené une frange de cheveux bouclés. Elle souriait de toute sa magnifique denture. Son menton gracieux s’appuyait sur une main fine ornée de la bague et le poignet, entouré du bracelet-montre, paraissait aussi en première loge. Le cou gracile s’ornait de la médaille pendue à la chaîne. Toute la coquetterie de Luz était dans cette photo où figuraient les bijoux de son modeste écrin. Elle n’avait pu, à son grand regret, trouver moyen de placer sur le cliché son beau chapelet de nacre qu’elle aimait tant.

C’est qu’elle était belle et coquette, notre Luz, grande, élancée, une liane souple, élégante, portant admirablement la toilette. Elle avait un buste étroit et peu garni qui s’attachait par une taille fine et ronde à des hanches plutôt larges sur des jambes parfaites. Une fleur de notre terroir, une merveille de grâce et d’élégance naturelle. Comme nous étions fiers de notre Luz, car je le répète, lecteur, il est des maisons chez nous où l’amour existe entre maîtres et serviteurs. Personne n’imaginait qu’un jour la maison dût se passer de Luz. On espérait bien vaguement qu’elle se marierait un jour, mais on ne le souhaitait pas vraiment et on pensait égoïstement « le plus tard possible ». Luz était à nous. Elle appartenait depuis si longtemps à notre famille.

* * * * *

Un matin de juillet, trois jeunes femmes pénétrèrent dans la cour de Madame René Varal. Elles avaient toutes les trois la même morphologie. Boulottes, leurs jupes trop courtes laissant voir des jambes « poteaux », un gros derrière dans des robes noires trop serrées, voix désagréable, rire vulgaire, petits yeux porcins dans des faces lunaires et, sur tous ces visages, un air d’avidité qui faisait frissonner. Elles se présentèrent :

– « Amalia Désilia et Rosalia. Nou sé soeu Lucilia, minme papa. Nou vini chèché li pou mòtalité ». Notre Luz si divinement gracieuse eut un haut le coeur devant ces trois boudins qui se prétendaient ses soeurs. Elle leur parla du bout des lèvres et s’enquit de savoir comment elles avaient retrouvé ses traces, à elle Luz, qui n’avait plus eu de nouvelles de « là-bas » depuis le jour où nous l’avions accueillie. Les trois filles insistèrent. Il fallait qu’elle vînt « là-bas pour fè patage ». Elles et leur mère avaient déjà fait l’enterrement et les prières rituelles, mais Lucilia était l’aînée « prémié pitite papa nou » et elle se devait d’assister au partage des terres assez vastes que le père leur avait léguées en mourant. Luz était réticente, elle n’avait nulle envie d’aller si loin, en pleine campagne avec ces trois inconnues qui lui faisaient presque peur. Ce fut Madame René Varal qui insista. Luz devait se rendre à cette invitation et profiter de l’occasion qui lui était donnée de connaître ses proches. Elle prendrait sa part des terres et si elle ne voulait pas les garder, elle pourrait les vendre et, avec cet argent, se constituer une petite dot, un petit pécule qu’elle ferait fructifier par son travail. Car, faut-il le dire, Luz, formée par Mme Varal, cuisinait, cousait et brodait à la perfection.

Et nous la vîmes partir, portant bravement sa mallette, si frêle, si fine, au milieu de ses grosses soeurs. Ce soir-là, le coeur serré, personne ne put rien avaler au souper.

Et il fallut apprendre à vivre sans Luz, à faire marcher la maison sans elle. Il fallut s’habituer à ne plus entendre sa voix douce et ferme distribuer les travaux au personnel, il fallut se passer de son rire perlé qui, pendant plus de vingt ans, avait égayé notre maison.

Six mois sans nouvelle et, un matin, on nous ramena Luz, défigurée. Hâve, amaigrie, tremblante, elle se jeta dans les bras de sa patronne et mêla ses larmes aux siennes.

Rien n’y fit. Les soins de deux médecins de famille qui la soignèrent comme leur fille, l’hospitalisation en chambre privée à l’Hospice Saint-François de Sales, le dévouement de deux infirmières, le sérum, les fortifiants, les piqûres, les médicaments, rien n’y fit. Toutes les analyses restèrent désespérément muettes sur la nature du mal qui nous tuait notre Luz. Un matin nous allâmes voir l’aumônier pour lui demander pour Luz les derniers sacrements. Il promit qu’il l’administrerait le soir même. Quelle ne fût pas sa surprise en pénétrant dans la chambre de tomber en plein dans une cérémonie orchestrée par les trois soeurs en deuil qui avaient tué un coq dans la chambre et aspergeaient de son sang notre pauvre malade inconsciente. Le prêtre cria au scandale et il fallut, le lendemain, les larmes et les serments de Madame René Varal pour que l’aumônier revînt sur son indignation et pour qu’il acceptât enfin d’extrémiser notre pauvre enfant.

Elle mourut le matin suivant. Son coeur qu’aux derniers jours on voyait voleter follement sous sa chemise, soulevant ses côtes amaigries, s’était enfin arrêté de battre. Jusqu’à la mise en bière, le corps resta étrangement souple et chaud. Un des médecins qui avait soigné notre malade et qui s’était attaché à elle, demanda, les larmes aux yeux, à Madame Varal la permission d’autopsier Luz afin de savoir de quoi elle était morte. Quelle mystérieuse maladie avait, en moins de quelques mois, détruit de l’intérieur, la splendide créature qui était partie pour son village natal quelques semaines auparavant, l’image même de la santé et de la joie de vivre ? Monsieur Varal refus l’autopsie. « Luz, dit-il, avait assez souffert ».

Aux funérailles de Luz, sur un rang, les trois Parques, toujours tout de noir vêtues hurlaient à qui mieux mieux. Elles psalmodiaient sur un rythme incantatoire :

– « Ah, Lucilia, premié pitite papa nou, ça ou fè nou consa » hurla Amalia.

À son cou pendaient la chaîne et la médaille de la morte.

– « Roye, roye, criait Désilia, an mouéye, gadé youn malè, roye, roye ».

Et d’un geste brusque, elle arracha son chapeau noir d’une main nerveuse où brillait, au petit doigt, la bague de Luz.

– « Ala la pinne ah, foc nou lapriyè pou Licie. Hay, Licie, ou pa ta fè nou sa ».

Et Rosalia égrenait des Ave Maria sur le chapelet de nacre alors qu’à son poignet la petite montre de Luz indiquait l’heure de la levée de corps.

À la fermeture du cercueil, les trois voix n’en firent plus qu’une : cris stridents, hurlements frénétiques, convulsions, rien ne manqua.

Elles avaient visité Luz une seule fois et lui avaient apporté la mort et maintenant, leur chagrin théâtral écoeurait la famille Varal dont les membres s’éclipsaient, un à un, discrètement.

C’est pourquoi nous ne connaissons pas la tombe de notre Luz, car nous ne suivîmes pas son cercueil.

Elle vit dans notre amour.


Paulette Poujol Oriol

Poujol Oriol, Paulette. « Luz », nouvelle lue par l’auteure (vidéo).
Port-au-Prince (1992). 13 minutes. Île en île.
Caméra : Jean-François Chalut.

Mise en ligne sur YouTube : 18 mai 2013.
Cette vidéo était auparavant disponible sur Dailymotion (mise en ligne le 21 février 2011).

« Luz », nouvelle du recueil La Fleur rouge, par Paulette Poujol Oriol. Port-au-Prince: Le Natal, 1992, pages 69-74.

« Luz » © 1992 Paulette Poujol Oriol
© 2011 Île en île (vidéo)


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mis en ligne : 21 février 2011 ; mis à jour : 22 octobre 2020