Patrick Chastel, « La Terre des Hommes »

Illustration de couverture par Catherine Chavaillon © 2001

Illustration de couverture par Catherine Chavaillon © 2001

(Extraits)

Au début étaient les Hommes.

Autour d’eux, cette immensité, connue, maîtrisée.

Une immensité qu’ils savaient déjà parcourue, mais avec une maîtrise qui ressemblait à ses contours.

Mal définis, contours et maîtrise.

Une ligne, quelque part, là-bas, loin, entre ciel et eau. Une ligne qu’on pouvait franchir, qu’on franchissait s’il le faisait. Mais pour où ?

La question ne connaissait pas de réponse. Du moins, ceux qui pouvaient la donner n’étaient pas là. Plus là. Ailleurs. Probablement. On l’espérait pour eux. Et pour les Hommes.

Pourtant, il allait falloir partir. Cette nuit. Au plus vite. La vie des Hommes en dépendait. D’autres étaient partis. Leur tour, à eux aussi, arrivait. Les anciens l’avaient dit. Ce temps long, très long, passé à tailler, creuser les troncs, assembler les bois, tresser les bourres et les écorces et les feuilles, ce temps allait servir maintenant, cette nuit. Leur nuit.

 

Combien vivaient encore ?

– Les Hommes ! Nous partons ! À la plage, tous ! Nous partons cette nuit. Notre nuit. Tous, les femmes et les enfants, les armes et les affaires, les fruits et les noix de coco et les animaux. Ils sont trop forts, nous avons été vaincus. Demain, le village sera détruit, brûlé. Tous, éventrés. Nous partons.

 

Ils sont là, enfin, sur la plage. Et lui, et lui. Et encore lui. Et elle qui sera bonne pour la descendance des Hommes. Et elle aussi. Et les enfants.

Les Anciens l’avaient dit, cette terre n’est pas la terre pour les Hommes. Il faudra aller plus loin, chercher derrière la ligne. Alors il faut tailler et creuser, brûler le bois et préparer les pirogues. Un jour, il faudra partir.

Le jour est arrivé. Grâce aux anciens, les pirogues sont prêtes. Elles roulent sur les troncs, elles glissent sur les galets. Les hommes poussent.

Montez les femmes et les enfants, les animaux aussi et les fruits ! Chargez les fruits et les noix et les jeunes arbres, et les bambous avec l’eau, encore, il en faut plus, nous partons. Nous partons !

 

Les Hommes savent ramer jusqu’au vent du large qui va les mener loin de cette terre qui n’a pas voulu d’eux. Qu’ils brûlent le village et détruisent les lieux sacrés, qu’ils abattent les arbres et tuent les animaux, les Hommes continuent leur route. Les dieux sont avec eux.

Les anciens ont appris le ciel et dit les trajets avec les étoiles. Celle-là, très brillante, qui suit le soleil va donner la route jusqu’au lever de celui qui fait le jour.

Et d’autres dans le ciel, nuit après nuit, vont dire où diriger les pirogues. Il faut tenir, les Hommes devant nous est notre terre. Affronter les vagues et le vent pour enfin toucher notre terre. Celle qui sera bonne pour les Hommes.

[…]

Où sont les Hommes ?

Ils vivent et grandissent au milieu de tous et de toutes les terres qui sont autour du Grand Océan, mais eux savent qu’au début seulement étaient les Hommes. Il arrive qu’à une pointe, sur une crête, ils regardent encore la mer et sentent comme avant le rythme de sa respiration. Et l’île respire comme la mer. Et ils respirent comme elles.

Comme il y a longtemps, très longtemps !

Alors, un instant, ils se souviennent. Un instant, les grands tambours résonnent au fond des sombres vallées et le cri rauque et profond des Hommes retentit.

Cette terre est notre Terre, dit le cri.

Qui entend ?


Ces deux extraits sont le début et la fin de la nouvelle de Patrick Chastel, « La Terre des Hommes », publiée pour la première fois dans le recueil Le Sourire du Tiki à Papeete aux Éditions Au Vent des îles en 2001.

© 2001 Patrick Chastel


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mis en ligne : 30 mai 2006 ; mis à jour : 22 octobre 2020