Patrice Treuthardt, 5 Questions pour Île en île


Patrice Treuthardt répond aux 5 Questions pour Île en île.

Entretien de 18 minutes réalisé au Port (Île de La Réunion) le 2 octobre 2009 par Giscard Bouchotte.

Notes de transcription (ci-dessous) : Jessica Fièvre.

Dossier présentant l’auteur sur Île en île : Patrice Treuthardt.

début – Mes influences
05:16 – Mon quartier
08:08 – Mon enfance
11:06 – Mon oeuvre
14:58 – L’insularité


Mes influences

[Je m’appelle] Patrice Treuthardt ; je suis poète, surtout. En créole, je dis toujours dans les kabar, « mi mazine pi mon vi san fonnkèr » : Je ne peux pas vivre sans poésie. Que j’écrive, que je lise, il me faut [de la poésie] à tout moment. Mes influences, mes premières lectures, ce qui m’a révélé mon état de poète… m’a orienté vers la poésie ? Mon père m’a beaucoup marqué. Quand j’étais petit (huit ou neuf ans), à table, souvent, il avait un poème de Baudelaire ou de Victor Hugo. Baudelaire était son préféré.

À dix-sept, dix-huit ans, je découvre, grâce à un professeur magnifique, les grands poètes comme Senghor, Aimé Césaire et Léon-Gontran Damas, mon préféré. Et puis, au même moment, il y a deux poètes réunionnais : Boris Gamaleya (qui est pour moi le plus grand poète contemporain de la Réunion, de langue française, je veux dire) et Alain Lorraine, dont je découvre les recueils de poésie en 1972 ou 1973. Je découvre tout cela au même moment… ou plutôt je découvre Boris avant de découvrir les grands poètes africains.

Et puis tout s’enchaine. L’amour de la poésie – peut-être pas encore l’écriture, mais plutôt la lecture. Je lisais tout – l’anthologie de la poésie de Kesteloot, les contes… Grâce à l’anthologie, je pouvais avoir accès à beaucoup d’auteurs africains et américains.

Ce qui m’intéressait – et que j‘avais vu aussi chez Boris Gamaleya et Alain Lorraine – c’est la part noire qui me manquait, qui n’était pas dite chez nous, qui n’était pas révélée. Et j’ai trouvé cette part noire de moi, en tant que Réunionnais, dans la poésie d’Afrique – disons afro-caribéenne – parce qu’après, j’ai découvert Tyrolien, et un tas d’auteurs haïtiens… J’ai lu pendant longtemps et je pense que ces gens-là m’ont fait connaître des auteurs qui étaient dans la revendication, dans la rébellion, dans la quête identitaire, et c’est ce qui me motivait surtout. J’ai découvert grâce à eux les auteurs sud-américains – Pablo Neruda, par exemple, dont j‘ai lu cinq ou sept bouquins, et que j’aime par-dessus tout parce qu’il m’a incité à la révolte, m’a donné des grains pour mon idéal.

À ce moment-là, je découvre, plus particulièrement maintenant, un auteur mauricien, Édouard Maunick, qui porte une parole créole – dite en français, mais dans une langue régionale. Un français régional. Sa parole m’interpelle parce que c’est un métis, et moi, à la Réunion, je suis, bien sûr, en plein dans le métissage, dans le mélange. Et je crois qu’à partir de ce moment-là, il devient mon auteur préféré, tellement que j’ai fait un livre qui s’appelle Les manèges de la terre pour Édouard Maunick. C’était un hommage parce que lui, il avait écrit Les manèges de la mer. Je me suis dit : exil pour exil, manège pour manège. Dans mon pays, de par ma situation de poète, j’étais moi-même comme un genre d’exilé et il fallait chercher et dire cette parole.

Avec tout ça, je commence à écrire. C’est un peu une écriture de l’exil parce que, quand je vais en France pour des études, je n’y reste que trois ou quatre mois parce que l’exil met à nue ma qualité de Réunionnais, ma différence et tout. En revenant à la Réunion, j’écris un livre, mon premier recueil, et je suis content que ce recueil s’appelle Kozman maloya.

Mon quartier

Un grand bonheur chez moi, c’est qu’à La Réunion, tous les amis, les gens qui me connaissent par mes activités et tout, croient que je suis né au Port où on est aujourd’hui, cette ville du Port qui m’a marqué et qui compte beaucoup pour mon idéal, ma création, mon imaginaire.

Je suis né à Saint-Pierre qui est un port dans le sud de l’île, mais j’ai grandi au Port, à partir de l’âge de cinq ans, et je pense que c’était la période fondatrice de mon enfance. Tout est parti de là. C’est mon enfance au Port avec deux quartiers importants comme la Butte Citronnelle et le quartier de Titan que l’on retrouve toujours chez moi, dans mes interventions, dans mes poèmes, dans mes textes, parce que je me suis rattaché à cette ville, à ce « pays » même parce qu’on dit souvent, « Le Port, c’est mon pays dans le pays ».

Le Port donc a beaucoup compté et quand j’arrive à cinq ans dans cette ville très particulière – une ville où il y a un port, donc les gens arrivent sans cesse par les bateaux – il y a la magie des bateaux et des voyages, les rencontres, et je crois qu’aujourd’hui si je ne peux pas cheminer sans les hommes, ça vient de là – des rencontres. Le Port a une identité très forte à cause de ça, à cause aussi des mouvements des ouvriers et des dockers qui ont forgé, qui ont donné une identité particulière à cette ville qui est remarquable dans tout le pays. Les gens, quand ils disent, « Tu es du Port ? », ils savent qui tu es, d’où tu viens. C’est une ville qui depuis très longtemps a eu des revendications très fortes, non seulement en termes d’action sociale, mais également en termes de gestion de la ville. C’est une ville gérée par une municipalité communiste depuis plus de trente ans, qui est stable, avec beaucoup de projets, et avec beaucoup de rêves. J’ai de la chance de m’inscrire dans ce paysage où je suis reconnu – ça, c’est important aussi. Dans une ville que j’aime. Je vais même prendre la belle phrase de Césaire, « une ville que je prophétise belle. La plus belle ». Je pense que la ville de son enfance, pour n’importe qui, c’est la plus belle ville du monde.

Mon enfance

J’ai de grands souvenirs de l’enfance au Port. Mon dernier livre, d’ailleurs, s’appelle Pipit, marmay Le Port. C’est un carnet de voyage au pays de l’enfance, parce que tout est parti de là. J’aime bien revenir ici et retrouver les lieux de mon enfance parce que ça a beaucoup de sens pour moi, surtout du point de vue d’écriture, pour la poésie et tout. Ça me donne les éléments pour créer le poème, pour le dire et aussi pour me rattacher. Je suis rattaché, je suis reconnu ; ça, pour moi, c’est important. J’essaie de rendre à cette ville ce qu’elle m’apporte, donc forcément l’enjeu le plus important pour moi, c’est l’enfance. Je reviens sans être hyper nostalgique ou passéiste. Pour moi, c’est important, parce que tout est parti de là – les premières rencontres, l’amitié, la ruelle.

Moi, je suis quelqu’un de la ruelle. J’aime les ruelles. Quand je voyage, j’aime bien aller dans quelques villes : Stone Town à Zanzibar, par exemple, qui comporte énormément de ruelles. À Saint-Denis, quand je vais me promener, j’aime prendre les ruelles. Je pense que les ruelles donnent au poète un autre art de vivre, de déambuler. La ruelle, c’est quelque chose de remarquable. J’ai grandi dans une ruelle où on apprenait à jouer au football. Et pour moi, ça a été important aussi parce que j’aime le football. J’aime la poésie, j’aime le football. J’ai appris à jouer au football ici et c’est un excellent maillage, un terrain de rencontre. Ça reviendra souvent chez moi : la rencontre et l’apprentissage. Et le football m’a donné ça. Souvent je dis, « La ville du Port m’a rendu poète-footballeur » parce qu’on sait que Patrice, c’est la poésie, mais c’est aussi le football.

On retrouve dans le football ce que je retrouve dans la poésie – jongler avec les mots, c’est comme jongler avec un ballon. Faire des transversales avec un ballon, avec les mots c’est pareil. On amortit… c’est pareil. Jongler avec les mots… Je crois que mon tempérament de joueur de mots, c’est le même tempérament qu’au football sauf qu’au football je ne suis pas trop poète sur le terrain. J’étais même un arrière assez redoutable, mais bon, ça, c’est la petite histoire. Ce fut important pour moi – le football au Port. Il y a même une équipe qui s’appelle « La Jeanne d’Arc », mais qu’on appelle « Les Mauves ». On ne dit pas « La Jeanne d’Arc ». Avant même, on disait « L’équipe docker ». Pour les autres villes, Le Port c’était l’équipe docker. Ça voulait tout dire.

Mon œuvre

Mon premier livre de poésie s’appelle Kozman Maloya que j’ai écrit en 1977, je crois. Je suis super content [aujourd’hui le 9 octobre 2009] – avec beaucoup d’amis qui m’ont écrit hier, qui m’ont envoyé des mails et qui m’ont téléphoné – parce que depuis hier l’UNESCO a reconnu le maloya comme patrimoine de l’humanité. Le maloya est la danse, les chants qui ont été amenés par les ancêtres, par les engagés, les esclaves qui venaient d’Afrique – de Madagascar.

Pour moi, le maloya, c’est notre parole réunionnaise. C’est la première poésie de la Réunion, c’est la première parole poétique. Il était essentiel pour moi d’écrire pour la première fois sur le rythme que j’ai en moi. C’est le rythme du maloya. Je disais que j’aime Damas. Quand je lis Damas, je devine un rythme de jazz, un rythme de la chanson de son pays. Le maloya m’a donné l’occasion d’écrire de cette façon, un rythme qui nous appartient, qui m’appartient. Jusqu’à aujourd’hui, j’écris le plus souvent possible avec ce rythme parce que c’est un rythme qui est dans mes veines.

Si ce premier Kozman Maloya est écrit en créole, ce n’est pas non plus un hasard. Notre parole était interdite ; le maloya était interdit, était subversif. Nous, on a pris le parti d’écrire cette parole de maloya, et surtout de l’écrire en créole parce qu’on revendiquait aussi une langue qui était aussi interdite. Les deux allaient de pair. Et cette parole du maloya est belle parce qu’on peut la chanter. Moi, j’aime chanter. On aime faire des kabars. Les kabars, c’est des lieux de réunion où il y a de la poésie et de la musique. Lorsque nous, on avait mis les kabars en place en 1979, avec la création du groupe Ziskakan, c’était pour porter cette parole engagée qui était une parole politique. Nous, on faisait de la politique avec cette poésie du maloya.

Ensuite, j‘ai commencé à écrire en français parce que je suis français aussi. J’aime la langue française. Tous les livres que j’ai lus jusqu’à maintenant, la plupart [sont en français] parce qu’il y a très peu de littérature en créole. Nous, on a un devoir aujourd’hui : c’est de donner une littérature à cette langue créole. Le créole existe par le livre qui est un objet important, économique, stratégique, politique.

Maintenant, j’écris indifféremment en créole ou en français. Ça dépend de l’intention, du projet, de l’inspiration. J‘écris dans les deux langues aujourd’hui, mais mes trois premiers recueils étaient écrits en créole essentiellement parce que c’était un acte politique et très important.

L’Insularité

Je suis un Réunionnais. Je suis donc un îlien.

Il faut se replacer dans le temps : on était beaucoup plus loin du reste du monde parce qu’il n’y avait pas l’Internet. Il n’y avait pas encore les moyens de transport modernes. La poste, pour avoir les nouvelles du monde…, il fallait attendre. Cela nous enfermait dans cette insularité qui nous construisait une identité très particulière.

Aujourd’hui, on a avancé. On a lu, on a défriché, on n’a plus la prétention d’être le monde. Il y a un poète, Jean Albany qui disait, « Mon île était le monde ; je dois y mourir ». Et c’est vrai que je ne m’imagine pas ailleurs que dans mon île. Peut-être parce que quelque part ça me rassure – on a besoin d’être rassuré. Pour utiliser une image, [mon île], c’est un costume qui me va bien, qui n’est pas trop grand ; c’est un vêtement qui est à ma mesure, à ma taille. Quand je suis ailleurs, j’ai l’impression d’être dans un vêtement un peu trop ample et je peux me perdre.

Aujourd’hui, avec tout ce qu’on sait de l’île, de nos composantes, on a toujours un peu la prétention de dire « on est le monde » parce qu’on a été formé de tous ces apports de civilisations millénaires. La Réunion n’a que 400 ans d’existence. Elle a une identité déjà très forte, cependant, grâce à ces apports de l’Afrique, de l’Europe, de l’Asie, de l’Inde… Je m’inspire en plein de cette insularité, parce que c’est un lieu de créolisation, un creuset… Je n’ai pas à aller ailleurs. Bien sûr, je rêve de voyages… mais il ne m’arrive pas de dire que j’ai fait le tour. Non, je n’ai pas fait le tour de mon pays ; ce n’est pas trop petit pour moi.

La poésie, les rencontres, nous donnent aussi d’aller voir ailleurs ce qui se passe, ou alors de vérifier – comme disait le poète Édouard Maunick, le poète de Maurice – de « vérifier les fables que l’on m’a toujours racontées ». D’aller voir derrière la mer ce qui se passe. Ce qu’on a lu, ce qu’on nous a dit. Aller vérifier sur place, c’est aussi quelque chose de très intéressant et d’important pour l’écriture. Nous, on a bien intégré tout cela. On est ouvert pour appréhender, pour intégrer, pour prendre tout ce qui vient de l’extérieur, du dehors, comme on dit, des « pays du dehors », péi déor.


Patrice Treuthardt

Treuthardt, Patrice. 5 Questions pour Île en île.
Entretien, Le Port, Île de la Réunion (2009). 18 minutes. Île en île.

Mise en ligne sur YouTube le 28 février 2014.
(Cette vidéo était également disponible sur Dailymotion, 2014-2018.)
Entretien réalisé par Giscard Bouchotte.
Notes de transcription : Jessica Fièvre.

© 2014 Île en île


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mis en ligne : 28 février 2014 ; mis à jour : 26 octobre 2020