Nicolas Guillén, Élégie à Jacques Roumain – Boutures 1.4

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Poésies
vol. 1, nº 4, pages 11-17

 

 

 

Nicolas Guilén et Jacques Roumain

Nicolas Guillén et Jacques Roumain (droite) à Port-au-Prince.
Photo ©Michel Doret, 1942 D.R. archives CIDIHCA.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

illustration: Ronald Mevs

illustration: Ronald Mevs

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il parlait d’une voix très grave.
Il se montrait triste et sévère.
Il fut de lune, il fut d’acier.
Il résonnait. Il s’enflammait.Il s’avançait dans la lumière.
À mi-sentier, il s’est assis.
– Je meurs, a-t-il dit. Et le jour,
le jour n’était que rêve encore.Haïtien, dis-moi, as-tu vu
passer son front à la peau brune
et voler son ombre suave?Il fut d’acier, il fut de lune.
Il parlait d’une voix très grave.
Il se montrait sévère et triste.

 

Oui, je sais bien, nous savons bien que tu es mort!
Visage essentiel, poitrine profonde,
ô dieu abattu,
mort désormais de cette mort de tout le monde.
Mort à peau absente et au lisse frontal,
au crâne de songe dressé,
crâne philosophique et éveillé;
mort sans vêtements ni linceul,
flottant maintenant sur des eaux de paix et d’oubli,
mort désormais, mort désormais, mort désormais.

Et cependant, je le revois
Je le revois, oui, cependant.
Je revois, par exemple, sa redingote
de grand seigneur de chaque jour:
celle de Paris
en fumée grise,
d’un gris persistant,
celle de Paris,
et celle tout en fumée bleue du costume haïtien.
Je revois ses souliers,
français aussi,
et le pantalon rayé qu’il portait
sur cette photo de Consul, à Mexico.
Je revois
sa cigarette démoniaque
au feu si pénétrant;
et je revois son écriture,
aux lettres déliées,
timides et indépendantes,
dures, droites, à gauche;
je revois
son stylographe court et noir,
son gros stylo
« Pélican »,
d’or et de gutta-percha;
je revois
sa ceinture portant deux lettres sur la boucle.
Ou peut-être une seule?… En cela ma mémoire
défaille… je ne sais:
c’était peut-être une seule lettre, un grand R,
mais je n’en suis pas sûr..
Je revois
ses cravates, ses chaussettes et ses mouchoirs;

Je revois
son porte-clefs,
ses livres,
sa serviette.
(Une serviette de Ministre, ambitieuse, tout en cuir).
Je revois
ses poèmes inédits,
ses articles polémiques,
aussi ses notes sur les nègres.
Peut-être tout cela est-il mort maintenant,
ou, tout au plus, sont-ce des choses
de musée familial. Je les conserve.
Les voici… Je les garde.
Je veux dire: je les revois.

*

Et le reste, le reste,
ce dont nous parlions, Jacques?
Ah, le reste est immuable, oui, le reste est immuable!
Le voilà: il demeure
ainsi qu’une grande page de pierre
lue et relue par tous;
ainsi qu’une grande page sue, parfaitement sue,
que nul ne plie,
que nul ne tourne ni n’arrache
à ce terrible livre d’Haïti, ouvert,
à ce terrible livre ouvert
à cette même page haïtienne sanglante,
à cette même et seule, unique page ouverte
il y a trois cents ans, terrible page haïtienne!
Sang dans le dos du nègre originaire.
Sang au poumon de Louverture.
Sang sur les mains grelottantes de fièvre
de Leclerc.
Sang sur le fouet de Rochambeau,
aux chiens assoiffés.
Sang au Pont-Rouge.
Sang sur la Citadelle.
Sang sur la botte des Yankees.
Sur le couteau de Trujillo.
Sang sur la mer, sur le ciel et sur la montagne.
Sang sur les fleuves, sur les arbres.
Sang dans l’air.
(J’oubliais de dire que justement Jacques, le personnage
de ce poème, murmurait parfois:
– Haïti est une éponge
gorgée de sang).

Qui va presser l’éponge, l’insatiable
éponge? Lui, peut-être,
avec sa rage de siècles. Lui, peut-être
avec ses doigts de rêve. Lui, peut-être,
avec sa puissance céleste…
Lui peut-être
Monsieur Jacques Roumain.
lui, qui parlait au nom
du nègre Empereur,
du nègre Roi,
du nègre Président.
et de tous les nègres
qui ne furent jamais

que Jean
Pierre
Victor
Candide
Jules
Charles
Stephen
Raymond
André

Nègres pieds nus devant le Champ de Mars,
ou dans le tiède chemin mulâtre de Pétion-Ville
ou plus haut,
dans le chemin blanc et déjà froid de Kenskoff:
nègres encore esclaves,
ombres, zombies,
fantômes lents du café, de la canne à sucre,
chair fébrile, féline,
primaire, marécageuse, végétale.

Il va presser l’éponge,
mais oui, presser l’éponge.

Alors on verra le dur soleil des Antilles
– comme si une veine tellurique se brisait –
empourprer l’océan surpris.

Et l’on verra flotter sans cordes et sans chaînes,
les gorges pures d’une foule en marche,
les âmes non pas, mais les corps en peine.

Dans sa course, le feu tranchant d’un incendie
de sa langue promise léchera
de la plaine immobile à la cime nuageuse.

O naissante aurore des temps!
O mer, mer qui débordes en vagues de sang!
Le passé passé, non, n’est pas passé.
La vie nouvelle attend une nouvelle vie.

*

Et bien: nous y voilà, Jacques, lointain ami.
Ce n’est pas parce que tu es parti,
ni parce qu’on t’a emmené, ou mieux encore,
parce qu’on a barré ta route,
que nul n’a cessé de lutter, oui, de lutter.
Quelquefois il fait froid,
c’est certain. Parfois aussi, le canon
nous assourdit. Il est des heures d’air liquide,
des heures de larmes, de râles, de gémissements.

De temps en temps un fleuve réussit
à enfoncer un pont de son marteau brutal…
Mais à chaque soupir naît un enfant.
Mais à chaque jour la nuit accouche d’un soleil
jaune, optimiste, qui féconde un sol inculte.
Le moulin broie la moisson dure.
L’épi de blé lève et grandit.
Les hymnes se couvrent de drapeaux rouges.
Regardez! En haillons, entourés de poussière,
les voici, les premiers vaincus!

*

Du jour initial point la grande lumière d’été.
S’avance gravement mon doux mort haïtien,
s’avance et dresse de nouveau
sa main telle un poing de tempête.
Chantons notre chanson fraternelle, mon frère.

Voici fleurir, plantée, la vieille lance.
Dans nos mains brûle l’espérance.
L’aurore est lente, mais s’avance.

Chantons
devant les siècles frais récemment éveillés,
sous cette étoile mûre,
en suspens dans le parfum de la nuit
et au long de tous ces chemins ouverts
à l’infini.
Chantons donc, mon ami,
en écrasant le fouet tombé
du poing du maître terrassé,
cette chanson que nul avant nous n’a chantée:
(voici fleurir, plantée, la vieille lance.)
cette humide chanson tendue
(Dans nos mains brûle l’espérance.)
de ta gorge dans l’ombre, au-delà de la vie,
(L’aurore est lente, mais s’avance.)
jusqu’au cuivre sanglant de mon clairon terrestre!

Rio-de-Janeiro, 1948

 

bout

Nicolàs Guillén
Né à Camagüey (Cuba) le 10 juillet 1902, Nicolas Guillén est l’une des grandes figures de la poésie cubaine du 20e siècle. Dès son premier livre Motivos de Son, publié en 1930, il connut la notoriété. L’originalité de sa poésie, inspirée par certains aspects de la vie du nègre à Cuba et la virtuosité de la forme développée dans les « sones », chansons typiquement antillaises, firent de Guillén le grand poète populaire de l’Amérique latine. Succès que confirmèrent d’autres publications dont Songoro Cosongo (1931), West Indies Ltd. (1934), Cantos para soldados y sones para turistas (1937), España, poema en cuatro angustias y una esperanza (1937), La poloma de vuelo popular. Il est mort en 1988.
Poète national de Cuba, ami de Jacques Roumain, de García Lorca, de Paul Éluard et de tous les grands écrivains de son temps, la poétique de Guillén est fondée sur l’appel incessant au respect de la personne humaine et à la célébration de la rencontre des cultures.

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mis en ligne : 2 octobre 2002 ; mis à jour : 17 octobre 2020