Michel Monnin, Manès Descollines et « Sources chaudes »

Michel Monnin lit des extraits de son roman Manès Descollines (audio et vidéo) et de sa nouvelle, « Sources chaudes » (vidéo).


Joubert de Manès Descollines (1977). 36x24, huile sur toile. Collection Michel Monnin, photo Bill Bollendorf.

Joubert de Manès Descollines (1977). 36×24, huile sur toile. Collection Michel Monnin, photo Bill Bollendorf.

Manès Descollines

(extraits) [1*]

pages 5-7

Il y a ces nuits blanches avec la mer qui frappe les quatre panneaux de ma tête dans le chant absurde des criquets en cercle autour de ma chambre et un papillon fou qui se cogne aux murs alors que je suis ici cloué à ce lit de fer seul dans le noir et le tic-tac de la montre bleue moi Descollines artiste maçon électricien céramique misicien pasteù romancier biographe.

– « Dans l’Amérique Latine le soleil éclaire toutes les coucouyes. [2*]

– Haïti première république noire.

– 2h.25 a.m. : enfant toussé.

– 2h 32 noté : un criquet, deux coucouyes.

– mallette poussée.

– lit grincé.

– Après la pluie, voix criarde d’une poule, trois fois. »

Et je me demande je me demande – oui pourquoi je suis là vivant ma vie et pas celle d’un autre, d’un dictateur d’une coucouye ! Je m’interroge mais je sais que je ne le saurai jamais – non puisque mon père était cultivateur et ma mère une ignorante qui tressa des paniers et enfanta toute la longueur de sa vie qu’elle est morte sans savoir son âge et qu’il a fallu vendre au rabais nos trois seuls cochons pour l’enterrer dans la dignité.

Je me demande mais je ne trouve pas. Lui a toutes les réponses :

Ceci fait cela… scien-ti-fi-quement prouvé que… et il peint ses portes en noir – des portes vitrées en noir – que pour me rendre à son bureau avec mes toiles je dois emprunter le corridor du DÉPRESSION-BAR moi un artiste !

Il dit qu’il a dû se résoudre à le faire parce que les Haïtiens ne peuvent rester debout sans s’appuyer et qu’ils salissent ses portes vitrées. Vous croyez ça vous ?

En vérité ce qu’il veut c’est effacer les traces brouiller les pistes me faire devenir chien errant l’un de ces parias qui quand ils aboient on croit qu’ils vont tomber que je ne sais plus où est l’entrée de la Galerie et pourquoi je dois abandonner ma fille.

J’écris dans mon carnet :

– 2hres a.m. deux criquets au-dessus des autres.

C’est une nuit tropicale illuminée par un roi pyromane qui lance dans le ciel des milliers de pluies d’étoiles et chaque fois que la mer frappe la falaise des centaines de lucioles se dispersent au-dessus de la savane avec leurs petites lanternes fluorescentes.

Dans le cimetière qui se repose au pied de la colline les tombes frileuses se serrent les unes contre les autres, chèvres égarées, et Manès qui a peur de la nuit voit bouger leurs croix de fer.

pages 9-11

20.02.77 Avec revers et sans revers.

Quand la porte grince et que le crochet tombe avec fracas je sais qu’il est levé. Je regarde ma montre, celle que le patron m’a donnée, la montre sans chiffres – aux traits d’argent – que ce n’est pas facile de lire l’heure, même le jour, et maintenant il fait encore trop nuit mais je sais qu’il est cinq heures. Joubert vient de vider la cuvette. Il a fini de faire sa toilette. Il se racle la gorge, crache, trois fois.

« Bravo Manès, maintenant tu as l’heure sans demander à personne… » a-t-il dit et il a dit cela avec la certitude réelle que l’heure existe alors que pour l’entendre il faut la coller tout contre mon oreille mais il y a ces nuits où son tic-tac est aussi fort qu’une pendule aussi dur que la pierre ; des pierres qui roulent vert bleu rouge dans ma tête frappent sautent comme les pop-corn avant le cinéma. « Maintenant tu as une montre, va te reposer à Port-Salut » [3*]. « La mer te fera du bien », a-t-il ajouté comme si la mer était l’une de mes amies.

« C’est ça ! Fais attention Desco, ce qu’il veut c’est t’éloigner de ta fille, te réduire à peindre encore plus de tableaux c’est clair ! Depuis qu’il a peint ses portes en noir la petite tousse, tousse toutes les nuits. Il dit : « c’est de l’asthme, ça passera avec l’âge… ta femme s’occupera de Nirva » ; mais moi je sais bien qu’elle négligera l’enfant, trop busy la Rosemaine avec son conseil de paroisse Catholique-Apostolique-Romain que dès le matin ses frères et sœurs se réunissent en cercle sur ma galerie chantent des cantiques récitent des prières mangent mon pain boivent mon café si-tant-bon-si-tant-bien que compère Louinès m’a demandé t’en prie souplait un ti-mamba [4*] et de la gelée de goyave pour étendre sur mes biscuits qu’ils vont finir par coucher sur ma galerie m’empêcher de vivre qu’ils reviennent le soir fatiguer les fauteuils et que Rosemaine distribue les encore et la petite se met à tousser.

     Quand je pense à cette bigote de Madame Prosper qui a eu l’audace de me dire en joignant les mains : « Vous savez boss [5*] Manès, je prie afin que le Seigneur vous guide sur le chemin matrimonial,… Rosemaine ne peut plus vivre dans le péché » ; et fermant les yeux : « Le Monpère veux vous parler… Allez le voir mon fils,… il est bon,… il est grand,… il est miséricorde », et elle a sorti de son sac un petit chat qu’elle a posé d’autorité sur mes genoux : « Pour la petite ! » et elle m’a fixé de ses yeux vicieux. Un chat noir bondieu comme la robe du curé !

« Tu vois patron, j’ai fini par comprendre. Ils veulent m’enfermer dans un triangle. » [1]

pages 15-20

Joubert a enfilé ses bottes de caoutchouc. Il met son chapeau de latanier. J’entends la porte repoussée et ses longs pas qui s’éloignent au pâturage, changer ses bêtes de place. Madame Bonnel va ouvrir la boutique et il fera assez jour pour que je voie qu’il est six heures à la montre bleue.

Aujourd’hui, je dois achever la « partie de dominos », car c’est le jour du Saint Dominique et il faut que j’envoie ce tableau au patron. Certain !

À Carpentier c’est le marché. Les habitants descendent des mornes – Beaulieu, Buteau, Marchabé, Dan-Palmiste – en processions de paniers, mules, bourriques, petits chevaux, chargés de vétiver, de paille, de citrons et de vivres.

Une petite demoiselle portant trois œufs, glisse sur ses pieds nus, cierge noir, suivie de sa maman qui tète sa pipe dans l’ombre de cinq feuilles de latanier vissées sur sa tête, fumant comme une cuisine heureuse. Tiré par un deux-moitié, un cochon strident se regimbe, refuse d’avancer ; s’assoit. « Cochon l’esprit » [6*] dit le petit garçon à moitié nu. Il lui flanque un seul coup de bâton, et ils rient.

Un marchand de chapeaux qui s’amène avec sa tour d’osier trébuche, vingt-trois têtes roulent dans la rivière, se tirent au fil de l’eau, et il reste là, décapité au milieu du sentier, tandis qu’un viejo [7*] sur son cheval pressé, piaffe, salue, cherche un vide dans lequel ils s’engouffrent. « Bon ti-choual », dit le marchand raccourci, et ils rient.

En bas, à Carpentier, le camion brille de tous ses chromes. Un St Dominique fier, avec sa couronne de poules tête en bas, fort sous ces paquets de chèvres bêlantes qu’on lui balance sur le dos, chèvres à deux ventres trois têtes sept pattes, avec par-ci par-là des yeux comme des éclats de verre, « Plus vite bande de fainéants », hurle le chauffeur, « Vous voyez bien que le temps est masqué, et si l’Acul [8*] descend, nous serons bloqués ».

Dans le camion, serrés sur les sept bancs enluminés, dociles, quarante-trois bustes attendent ; regardent tous dans la même direction : Port-au-Prince, Capitale !

C’est fou ce que l’on peut attendre ici en Haïti, chita [9*] à ne rien faire. « Prends une petite patience !… Le chef est occupé », et plus on est malheureux moins le temps a de l’importance. Parfois la porte du bureau s’ouvre. On entend des voix. Un personnage vêtu de sombre rentre pressé, « Grosse autorité », ponctue le secrétaire à l’intention de Chérubin cloué sur le banc avec les autres, le chapeau posé sur les genoux.

« Affaire l’État !, » et ça dure des heures, des jours ; mais quelle importance !

– Chérubin ! Oui, toi-même… c’est trop tard… reviens demain… bonne heure… Tu m’entends frère ?

– Oui monsieur le secrétaire, merci beaucoup… demain si Dieu veut !

Il se lève, époussette son pantalon, met son chapeau : « À demain si Dieu vlé… je m’en vais. Mais il reste là, à regarder on ne sait trop quoi, échange quelques mots avec les autres cloués sur le banc. Enfin il part, sans se presser, se retourne plusieurs fois, comme s’il avait oublié quelque chose.

Certains qui sont venus de trop loin passeront la nuit, et au petit matin, le secrétaire qui balaye les trouvera dormant sur la galerie.

La vie est un cercle de Manès Descollines (1978). 48x32, huile sur toile. Collection Michel Monnin, photo Bill Bollendorf.

La vie est un cercle de Manès Descollines (1978). 48×32, huile sur toile. Collection Michel Monnin, photo Bill Bollendorf.

Dans le cercle du marché la foule s’étend… se resserre couleurs vives qui s’embrassent se battent que je ne comprends pas comment se fait-il que tous ces pieds caleux ne s’amarrent pas ensemble qu’ils se faufilent agiles entre les piles de charbon deux avocats l’ail neuf mangots cinq feuilles de latanier.

Les odeurs affolées courent en couches horizontales – essences aromatiques tabac graisses cuites transpiration peaux de fruits sur le sol – couvertes un instant par les parfums lourds des marchandes accroupies et je continue d’avancer alors les odeurs folles m’assaillent à nouveau…

Trois œufs posés sur une feuille de trompette l’indigo cabri en pièces détachées sur feuille de bananier ombres de chien. Sous une tonnelle, pendus à des fils, des machettes, des rigoises [10*], des cahiers et deux transistors qui se répondent:

R.D.C. [Radiodiffusion Cayenne]: « fête son cinquième anniversaire et nous faisons appel au plus gros mangeur de la presqu’île du Sud. Que ceux qui savent manger s’inscrivent au bureau de la… »
R.L. [Radio Lumière, d’obédience religieuse baptiste.] : « …la population est avisée qu’il n’y a pas de clinique demain à Gauthier. Enfants de Gauthier le doctè ne pourra pas venir demain,… pas de clinique… »
R.D.C. : « …Les conflits africains menacent l’équilibre du monde… »
R.L. : « …Concert spirituel en anglais… »

…Un mendiant, des barres de savon comme les pyramides d’Égypte, un bœuf arrêté, et le vide qui se fait au passage du préposé des Contributions distribuant ses tickets dans l’opprobre général.
« Taxe de marché, 0.20, 0.50, une gourde. » Protestations vite ravalées, à la vue de ses suiveurs en lunettes noires.

Sur le sol un fer à repasser tel un bateau en réduction. »Que plume ne grouille ! »… et plume ne grouille…[2]

Alignés contre la rivière les étals « ICI ON REPASSE LES CHEVEUX » « CHEZ NENEL C’EST ÇA » avec cette odeur de caoutchouc brûlé qui sort des cordonniers-forgerons assis derrière leurs réchauds incandescents dans lesquels ils plongent des tiges de fer et quand elles sont rouges ils les collent aux boyos [11*] qui grésillent.

« ICI CAMPE KINE ». C’est là que les grands nègues s’envoient des rasades de clairin à tour de bras se passent le petit verre sans oublier les morts trois gouttes sur le chemin que plus ils boivent plus les morts sont enivrés dans la poussière.

À tour de rôle ils lancent les dés après avoir secoué trois fois frappé trois fois le godet sur la table. Les dés qui sonnent astres fous dans la corne emmêlés dans ma tête 5, 9 as 4 tête en feu avec ces hiboux siffleurs battant des ailes à l’intérieur de ma tête tonnerre que je ne trouve plus mes pinceaux qui se sont barrés dans l’arc-en-ciel.

Manès s'adressant au patron: Tu voulais le feu, je te le donne... tableau offert à Michel Monnin par l'artiste, Manès Descollines, avant la publication du roman et peint en 1984, peu avant la mort du peintre. Collection Michel Monnin, photo Bill Bollendorf.

Manès s’adressant au patron : Tu voulais le feu, je te le donne… tableau offert à Michel Monnin par l’artiste, Manès Descollines, avant la publication du roman et peint en 1984, peu avant la mort du peintre.
Collection Michel Monnin, photo Bill Bollendorf.

pages 167-169

Quand j’arrivai à Pointe-Sable [12*], deux jours plus tard, je me rendis immédiatement chez Joubert.

Je le trouvai au salon, assis dans l’un des quatre fauteuils inconfortables qui montent la garde autour d’une table basse agrémentée d’un napperon de plastique incrusté de roses trémières passablement défraîchies.

Il arborait cet air abstrait et satisfait que je lui connais bien, et j’eus l’impression qu’il était là, assis dans cette chaise désagréable depuis des mois ; seul avec ses pensées dans cette salle austère encore rapetissée par le vert criard des murs.

Lorsqu’il se leva pour me saluer il était aussi endimanché que ses parents accrochés au mur du fond de chaque côté d’un calendrier du Cœur-Sacré-de-Jésus transpercé d’une épée.

– Je t’attendais, dit-il.

En cette fin d’après-midi de février la lumière venant de la seule porte ouverte du côté de la mer a de la peine à trouver sa place dans cette pièce exiguë aux murs aveugles.

Nous demeurons comme si l’on n’a rien à se dire. Que le temps n’a aucune importance. Aussi stagnant que le passé dans les photos de sa famille. Que je vois une théorie de fourmis-folles au pied du mur et j’essaye de les compter une à une.

– Toute ta vie tu rechercheras les preuves ! Elles sont là et tu ne les vois pas.

Je me sens tout petit et j’ai envie de me blottir dans ses bras. Pourtant je dis :

– Je suis venu pour comprendre… et je ne dis plus rien… Il dit :

– C’est arrivé il y a deux jours. J’ai su parce que je me prépare tous les jours dans la prière. Un homme, un vrai, ne doit pas se laisser surprendre. C’est ça la liberté !

Madame Bonnel est rentrée avec deux verres de citronnade qu’elle dépose avec précaution entre les roses et elle s’en va que tout cela est aussi naturel que ce qu’il vient de dire.

Tu sais Joubert, je la connais ta prière, mais je l’ai laissée sous l’oreiller de mon fils, il y a deux jours, il y a de cela tant longtemps.

Et nous restons là, à ne rien dire, inconfortables dans les chuchotements venus de la boutique, seuls au milieu des voix non identifiables de nos morts.

Joubert allume une Splendid, aspire une longue bouffée, repousse lentement la fumée en levant la tête, que j’ai un mal fou à la suivre dans la lumière diffuse du jour évanescent.

Enfin il dit :

– Manès lui aussi a payé pour avoir résisté aux mystères.


Notes et glossaire de l’auteur:

1*  Un glossaire des noms propres et de lieux ainsi que de mots créole est en fin d’ouvrage. [Les notes du glossaire sont marquées avec un astérisque *]
Manès Descollines : artiste peintre né à Petit-Trou de Nippes en 1956, décédé en 1985. Son père est un modeste cultivateur. À douze ans Manès est placé dans une famille à Port-au-Prince. À dix-sept ans, il est gardien du local de la Société Nationale d’Art Dramatique et devient modèle en classe de dessin. Avec l’aide amicale de James Colson, il s’initie alors à la peinture. Dieudonné Cédor et Luckner Lazard seront aussi ses professeurs. Il fait parallèlement de la céramique avec Tiga et E. Joachim. À partir de 1969, il commence à exposer à la Galerie Monnin et plus tard encore, il travaillera avec Calixte Henri et Carlo Jean-Jacques à l’atelier.
On est frappé par la force provocante et inquiète qui se dégage de certaines de ses toiles. Si l’imagination est débordante, forte, souvent grinçante elle est bien servie par le dessin.
Esprit tourmenté mais profondément humain, Manès est en lutte contre les tabous et travers de la société haïtienne, et les difficultés pour un artiste d’origine modeste à s’y faire une place, écartelé entre deux mondes aux contrastes violents… Las de se révolter, il va sensiblement assagir sa peinture au cours des ans. Il prend du recul mais à contre cœur… Parfois il nous navre d’une peinture où tout est bouleversement, solitude, incommunicabilité, et puis il travaille à une maternité belle et émouvante… Manès tranquille mais jamais serein, sage et superstitieux, Manès seul, toujours seul…
En 1976 il fait une forte dépression… le patron lui conseille de se rendre à Port-Salut où pour quelque temps il semble avoir trouvé la paix intérieure… pourtant en 1977, sentant venir une nouvelle crise il perd le sommeil et durant la nuit, s’éclairant avec un flash, il écrit dans un petit carnet ce qui lui passe par la tête ainsi que des extraits de programmes radiophoniques, et encore une fois il fait une crise et est interné… En 1983, alors que mon manuscrit est pratiquement achevé et que je lui lis quelques passages, il m’avoue l’existence de son carnet et accepte de me le montrer. Je suis bouleversé et décide avec son accord d’en reproduire certains passage. Les textes entre guillemets (« ») sont des extraits ou adaptations de ce carnet qui est également enrichi de croquis. Avant sa mort nous avions décidé de le publier intégralement dans un proche avenir…  [retour au texte]

2* coucouye : luciole.  [retour au texte]

3* Port-Salut : petite ville située sur la mer des Antilles à environ 25 km des Cayes. Port-Salut est réputée pour sa vannerie (latanier) et sa plage de Pointe Sable. Port naturel, son nom lui vient des navigateurs qui, ayant passé la redoutable pointe de l’Abacou, arrivaient au Port du Salut.  [retour au texte]

4* mamba : beurre d’arachides.  [retour au texte]

1.[Sur la page 13, se trouve le texte ci-après, qui ne fait pas partie des extraits lus par l’auteur : ]

Mais qu’est-ce que je fous ici sur ce canapé vert au milieu de ces chants de coqs et les raclements de gorge de la chambre 17….[retour au texte]

5* boss : ouvrier ayant une spécialité ; terme introduit par l’Occupation Américaine, par extension: qui travaille pour son propre compte, boss peintre, boss mécanicien, boss maçon, etc… [retour au texte]

6* cochon l’esprit : porc intelligent.  [retour au texte]

7* viejo : vieux paysan, sage ayant travaillé en pays hispanique.  [retour au texte]

8*  Acul : rivière de la plaine des Cayes. Jusqu’en 1984, il fallait la passer à gué.  [retour au texte]

9*  chita : assis.  [retour au texte]

2. Du calme !… et plus personne ne bouge.  [retour au texte]

10*  rigoise : nerf de bœuf, origine vieux français : fouet.  [retour au texte]

11*  boyos : sandales en caoutchouc d’abord importées de la République Dominicaine.  [retour au texte]

12*  Pointe-Sable : plage de plus d’un km de long située entre Port-Salut et Carpentier ; îlet situé à environ 150m de la plage ; on peut s’y rendre pratiquement à pied sec, à marée basse.  [retour au texte]



Vidéo

début : extraits de Manès Descollines (voir le texte ci-dessus des pages 5 à 7 et 9 à 11).
05:20 : extrait de la nouvelle, « Sources chaudes » (les premières pages de la nouvelle, voir le texte ci-dessous).


Sources chaudes

(extrait)

à Lilas

En plus de sa boutique-boulangerie-restaurant Au Bon Berger à Anse-Rouge, Dessalines a des mines de sel. « On creuse un trou à proximité de la mer, et si avec Bondieu on tombe sur une source d’eau douce, le rendement est encore meilleur. »

Je lui demande où sont les guédés. « Ici on ne fête pas les guédés. Pas de guédés. On n’est pas sans ces superstitions. »

Dire que j’étais venu montrer les guédés du deux novembre à Barbara !, et je pense à l’Empereur dans son sac au panthéon, à sa furie en ce jour des morts s’il pouvait voir ce canton sans défense livré aux seuls Ti-Jean-Pied-Chèche, Ezili-Jé-Rouge, Marinette-Bois-Chèche, tandis que dans tout le pays les vrais Bakas, les Osiris, les Barons, les Masakas se mélangent aux chrétiens dans la bamboche, même que certains sans-honte osent se montrer dans les marchés en plain midi, dansent et gesticulent aux abords des lieux saints ; boivent trempés, clairin, rhum, pissé-tigre ; portent redingotes, mentonnières, lunettes double-languette, hauts-de-formes garnis de crêpe ; brandissent pelles, pioches, tibias, poignées de cercueil, crucifix – les enfants se mettent à courir et les chiens jappent en reculant.

Les adultes eux aussi sont terrifiés, mais, ne voulant rien rater du spectacle, ils accueillent les guédés en riant. Dansent le banda, se touchent, échangent des propos salaces – prompts à s’enfuir au moindre signe de mauvaise humeur des possédés.

En fin d’après-midi, il arrive que les chrétiens-vivants, suffisamment éméchés, s’offrent pour raccompagner les morts dans les cimetières, et on les voit, marchant bras-dessus bras-dessous avec les guédés, buvant et riant, tandis que les deux côtés des chemins, il y a des tombes fatiguées qui se reposent avec une chèvre et quelques poules sur le dos, de la lessive ou du grain à sécher sur le ventre. On voit aussi des croix qui se hâtent dans le soleil couchant.

Et moi, trahison, l’Empereur assassiné, moi qui ai abandonné le Sud pour atterrir dans ce pays enragé de poussière : champs de mazumbelles, chèvres faméliques, cactus-baïonnettes, canaux desséchés, maisons de bois peint accrochées aux flancs des mornes comme des fanaux éteints, pantalons et chemises pendus aux clôtures, cases déposées à même le sol, ombres de chiens, cailloux, enfants à demi-nus – toute la misère du Nord-Ouest pétrifiée sur la savane, et la route comme un serpent fatigué s’élève au-dessus de la côte, redescend…

… descente vertigineuse… contours en épingles taillés dans le flanc d’une falaise… Enfin, nous arrivons sur un terre-plein aménagé en bordure de mer… station balnéaire-béton : bungalows, cuisine, magasins, entrepôts. Au centre une choucoune* défraîchie abritant un restaurant, un bar et une piste de danse cimentée.

Le tout ceinturé par un mur duvalérien couronné de tessons de bouteille menaçants.

« Vous comprenez, monsieur-dame, ce n’est pas la saison. Le maître est mort. C’est Monsieur François qui s’en occupe, mais ce n’est plus la même chose. L’héritage n’est pas clair. Nous, c’est surveiller que nous surveillons. »

Ils sont quatre à nous sourire, chita à ne rien faire, et cette femme en souliers rouges qui m’accompagne, pose trop de questions. Persuadée que ces lieux bien réels, dans cet espace stagnant, regorgent de souvenirs chauds et tenaces, Barbara entend la musique d’un orchestre de vacances, le chant mélodieux d’une guitare, le clapotis et les chuchotements des couples enlacés sur la piste – dans le vent une trompette éperdue. Là-haut, accoudée au balcon surplombant les cuisines, une jeune femme en tenue de soirée regarde la mer. Une bande de chevaliers-de-sable trottine sur la plage et disparaît derrière le ponton. « Vous comprenez, depuis monsieur Paul décédé plus personne ne vient. Nous surveillons », dit le chef des gardiens tandis que Barbara poursuivant son monologue parle d’objets contagieux : pierres, bijoux, petits morceaux de céramiques italiennes autrefois utilisés dans le commerce de la traite, perles de toutes les couleurs qu’elle enfile sur des lacets de cuir au gré de sa fantaisie, au hasard de ses voyages au Kenya, en Haute-Volta, au Sénégal, et dont les irradiations affectent notre comportement, changent le présent, mais il est peu probable qu’elle se soit exprimée ainsi, je veux dire avec ces mots. « Chaque perle ayant appartenu à plusieurs personnes, mortes ou vivantes, vient d’un marché, d’une région, d’un village différent… », elle me regarde : « Impossible de savoir tout ce qui reste accroché aux vêtements… Toi aussi tu devrais t’habiller aux Puces, utiliser des voitures de location, dormir dans des lits étranges », et tout en parlant elle joue avec ses bagues, touche ses colliers, ouvre son sac, s’empare d’un bracelet de pierres semi-précieuses et le fourre dans ma main. Alors je dis : « En somme, Barbara, tu es chasseresse d’illusions et de sécrétions. Tu les emprisonnes dans tes bijoux pour les pendre au cou des G.O., aux bras des G.M., à la cheville d’une garce allongée sur la plage du Club Med », et il fait encore plus chaud malgré le menu 83 de l’Hôtel Caonaba dont elle s’évente tout en continuant à soliloquer dans une langue qu’ils ne comprennent pas, sincèrement admiratifs, et moi aussi j’ai peine à la suivre dans son va-et-vient en souliers rouges sur les galets ; soudain elle s’arrête pour me faire du vent, et je vois le plat du jour (cabri, bananes pesées, salade, café) à deux dollars cinquante service compris s’enfoncer des deux cornes dans mon estomac vide, qu’un coca bien frappé va jaillir de la glacière éventrée derrière le bar.

* Note:
choucoune : Tonnelle au toit pointu, recouverte de paille.


Michel MonninLes extraits du roman de Michel Monnin, Manès Descollines, ont été publiés pour la première fois dans le roman paru aux éditions Deschamps à Port-au-Prince en 1985. Il s’agit des trois premiers chapitres, les pages 5 à 20, et d’un chapitre extrait de la fin du roman, pages 167 à 169.
© 1985 Michel Monnin ; © 2002 Île en île pour l’enregistrement audio.
Enregistré à Pétion-Ville le 23 octobre 2002 par Thomas C. Spear.

« Sources chaudes » a été publiée pour la première fois dans le recueil de nouvelles de Michel Monnin, Café-Amer et autres histoires de coqs et d’amour, paru aux Éditions Regain (Port-au-Prince) et aux Éditions du CIDIHCA (Montréal) en 1997. « Sources chaudes » est la dernière nouvelle du recueil (pages 169 à 184). L’auteur lit les premières pages (169-173), en version manuscrite, de la nouvelle dans la vidéo.
© 1997 Michel Monnin ; © 2020 Île en île pour la vidéo.
Enregistrée à Pétion-Ville par Jean-François Chalut, la vidéo fait partie d’une série de films tournés en Haïti entre mars et mai 1992. Voir la liste complète des vidéos d’auteurs haïtiens de Jean-François Chalut.

Les extraits sont reproduits sur Île en île avec la permission de l’auteur. Durée de l’enregistrement: 14:27 minutes.


Retour:

/monnin-manes-descollines_sources-chaudes/

mis en ligne : 24 novembre 2002 ; mis à jour : 27 décembre 2020