Monique Agénor, Bé-Maho

(trois extraits)

À l’embrunie, avant que tout ti-moune ne cherchât à s’encaser pour le sommeil de minuit, la seule et unique boutique de Plateau Cochons ouvrait ses portes aux habitués. Le mortel ennui de ces dimanches de farine de pluie jetait les habitants dans un engourdissement comateux d’ivrognes que seule l’approche du bord de nuit et du féfrais ramenait à la vie comme cabots sur la roche. Thiasong, le compère chinois du coin, avait toujours à la disposition de ses hôtes une vieille table bancale dans son arrière-boutique, et les petits coups de sec circulaient au milieu des jeux de cartes, de dominos et des casses-la-blague.     Pourtant, une soirée comme celle-ci n’était pas coutumière. Les cousins-cousines de Plateau Cochons s’étaient réunis hommage à feu Marcy, l’ancêtre défunté à cent quinze ans passés, juste avant la déclaration de guerre. Et leur revenait en mémoire ce qu’ils avaient essayé de rencogner jusque-là au tréfonds de leur âme, l’étroite parenté qui les unissait depuis près de trois siècles sans dérive ni diversion.

Le cousinage était la spécialité du pays. Depuis que l’Île s’était faite île, ils vivaient ensemble, entre eux, rien qu’entre eux. Dans les coins et recoins du pays où se nichaient leurs îlettes, inconnues de la terre entière, protégées par les précipices, les torrents et les montagnes, ils se réjouissaient de n’avoir qu’eux-mêmes à contempler, qu’eux-mêmes à satisfaire pour leur bonheur commun, leur indépendance et leur liberté.

Marcy, feu l’ancêtre de cent quinze ans passés, ayant pressenti la mort bientôt à l’honneur, était venu déréglementer un si bel ordonnancement, et la guerre d’en-France qui durait maintenant depuis trois années déjà en avait rajouté, soumettant la population des cousins-cousines à de bien dérangeantes tracasseries.


– Parlpa, n’a point rien pour moi?     Quelqu’un, en lui tapant sur l’épaule, l’avait fait sursauter et se retourner.  Ah! cette voix! ce causement de bec rose! Malou, la très croquante femme de chambre de l’hôtel, était là, tout contre lui!

Heureux de la surprise et de l’honneur de se trouver seul avec elle dans le sombre godon, Médéo fit oui de la tête et sortit de sa bertelle un petit paquet de gratons, des saucisses fumées et un macatia qu’il tendit à Malou, les tripes tourneboulées en gambades incontrôlées.

«Mi aimerait bien coq’ tite-fille-là…», se dit-il dans son coeur, les yeux fixés sur la croupe rebondie de la belle Malou.

En pensée, dans le fénoir du godon, dans l’odeur des victuailles mêlée à la fraîcheur ambiante légèrement âcretée, Médéo se voyait déjà le chanceux possesseur de la coucoune de velours noir qui avait l’air de s’offrir pour un râlé-poussé frénétique et sauvage.  Malou, il est vrai, passait dans le village pour une agace-pissette qui avait la particularité de transformer les plus molles chenilles de mer en trompe d’éléphant monte-en-l’air.

Nul besoin pour le bazardier d’une agace-pissette.  La voix de Malou, son haleine, le parfum de ses aisselles et les formes de sa coucoune qui se laissaient deviner à travers son tablier de femme de chambre, l’avaient affamé comme loup dans les bois, et dans un geste carnassier qui lui était peu habituel, il appliqua crûment la paume de sa main sur la croupe flambée qu’il dévorererait volontiers.  La réaction de cette pupute de Malou ne se fit pas attendre.  Elle saisit à son tour la trompe d’éléphant monte-en-l’air, et d’une pincée ferme de homard en colère obligea la main mal élevée à se retirer.

Décontenancé, Médéo avait reculé dans un rire jaune et souffreteux, laissant à Malou le temps de sortir dignement avec ses gratons et ses saucisses.

La jeune femme s’était retournée sur le pas de la porte, et dans un petit rire ironique et content, s’était éloignée très lentement, prenant soin de laisser la porte grande ouverte.  De là, l’amoureux pouvait contempler la silhouette moqueuse, au cul sublime, au déhanchement pervers, aux mollets nargueurs, à la taille insolente, à la cambrure effrontée. Comme pour mieux savourer sa victoire, et sûre que Médéo la contemplait du pas de la porte, elle fit volte-face, les bras écartés en un geste d’au revoir laissant à l’admirateur éperdu la dernière vision de deux gros et beaux tétés pointus, tout en joyeusetés sous le tablier bleu. Les sens de Médéo, comme chevaux excités sur mer houleuse, caracolèrent à toute allure vers une voie, hélas, sans issue.


Finalement, ce fut dans une soirée à bord de nuit, où la lune allumait son premier quart dans le ciel, que la séance put enfin commencer, avec pour public ceux des villageois qui n’avaient pas peur ou qui savaient causer avec le cinéma.

Sur le pont de troisième classe du bateau, les pauvres gens qui voyageaient avaient le mal de mer et le corps lâche. Ils se laissaient bouléguer de droite et de gauche, renvoyer d’un bastingage à l’autre pour finir cul par-dessus rambarde et tête dans le vide comme chauve-souris suspendue dans l’air. Dès les premiers mouvements du bateau, certains spectateurs sensibles ou ayant mal digéré rougail graton, brèdes mouroung et rhum agricole, se levèrent précipitamment pour aller se réfugier derrière les pieds de galabert entourant le terrain, d’où parvinrent tout de suite après les éructations mal réprimées et cependant reconnaissables du mal de mer. Ceux qui le pouvaient s’amarraient solidement à leur siège pour ne pas rouler comme Charlot sautant à cloche-pied en faisant tourner sa canne, ce qui avait pour effet de le maintenir en équilibre. Mais n’est pas Charlot qui veut: solidement cramponnés aux branches tamarin, au toit du car courant d’air, ou dans les chaises de paille, les plus vaillants n’en menaient pas large et se contentaient de pousser des râles à chaque chavirement du navire. Hâââ…, descente à bâbord! Hâââ… descente à tribord! Les acteurs du film, Charlot, le ti-moune, les êtres, les choses, les plantes, les arbres, les étoiles et la lune, tous se trouvaient réellement embarqués dans la même galère, chacun résistant à sa manière à la désagréable impression d’être rond comme une boule carrée. Ce fut l’occasion pour Malbrouck et les frères Trajan de protéger leur mignonnette de la rumba piquée du paquebot, pour Thérèse Tic-Tic de se fondre dans les bras de Parlpa, et pour les très jeunes gens de serrer les tétés des très jeunes filles qui avaient eu l’audace de leur demander asile dans leur giron.

Les premiers rires commencèrent timidement à fuser lorsque Charlot, pénétrant dans la cantine en sous-sol, renversa la soupière pleine de soupe chaude, qu’apportait une grosse femme, sur la tête d’un passager.

La bataille à trois qui s’ensuivit, entre la grosse femme, Charlot et le passager, bataille rendue d’autant plus difficile que la houle était forte, écrasa les rires et provoqua chez les spectateurs un tel engagement qu’ils se scindèrent tout à coup en trois camps: le parti de la grosse femme, celui de Charlot et celui du passager. À l’écran c’était la bagarre. Il fallait donc faire quelque chose.

Le film tout à coup n’était plus muet du tout. Harmonica, banjo, chansons, sifflements, cris de joie ou de protestations selon le camp, batteries de cuisine en cadence, claquements de mains sur des tam-tams de bambou, c’étaient les clans rivaux qui s’affrontaient pour ou contre Charlot, pour ou contre la grosse femme, pour ou contre le passager. Charlot devait entendre les encouragements que lui prodiguaient ses fans, car s’il tombait, il se relevait aussitôt. Il savait non seulement esquiver les calottes, mais c’était lui qui les distribuait. S’il recevait un coup de pied, il en rendait trois. La moustache en bataille, les yeux noirs en éclairs, le chapeau en équilibre sur la tête, il avait l’air, à chaque victoire, d’attendre de ses défenseurs des îlettes des encouragements pour mieux faire encore. Quand la toile blanche redevint une toile blanche, un tollé d’indignation déchira l’atmosphère et chaque voisin examina son voisin avec curiosité, s’examina lui-même, étonné qu’il se fût trouvé là, sur le terrain de foot de Matatane et non sur un bateau en pleine mer. Elle était moins passionnante, la réalité. Heureusement qu’on allait leur passer le journal d’actualités où tout était pour de vrai, comme si Charlot n’était pas pour de vrai, et puis après un autre grand film plein de crimes, de châtiments et de mystères….


Ces trois extraits sont tirés du roman Bé-Maho, Chroniques sous le vent, publié pour la première fois aux Éditions Le Serpent à Plumes (Paris, 1996): pp. 9-10 (le début du roman), pp. 37-38 et pp.195-197.

© 1996 Le Serpent à Plumes
© 2001, 2003 Monique Agénor et Île en île pour les enregistrements audio
le deuxième extrait(02:54 minutes) a été enregistré à Paris le 27 septembre 2001; le premier (1:49 minutes) et le troisième (3:42 minutes), à Paris le 17 décembre 2002


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mis en ligne : 11 décembre 2001 ; mis à jour : 24 décembre 2020