Monchoachi, Partition noire et bleue (extraits)

Le sort

          À peine la civilisation eut-elle ainsi abandonné l’idée d’un destin, appariée aux mondes païens et donc à l’Afrique, avec le génie tragique qu’elle engendre, le sentiment qui emplit quiconque en est imprégné d’une force merveilleuse, celle qui consiste à être relié par toutes les fibres du corps aux puissances de l’univers, la nécessité qui en découle alors d’être à chaque instant et en chaque lieu, tourné vers le lointain, attentif aux moindres soubresauts, aux moindres ondes, l’impérieuse exigence d’une quête sans cesse renouvelée d’un accord entre l’individu et le groupe tout entier auquel il appartient avec les plus hautes instances, à la fois le jeu subtil, royal, face au péril suprême, et la douleur intense qui participent de cette quête, la solennité et la gravité de la parole commémorée, prodiguée et du geste salutaire qui en ressortissent forcément, le recueillement, les célébrations d’une somptueuse beauté sensuelle où sont magnifiés le rythme et la danse, autrement dit la scène des corps à l’unisson des puissantes vibrations de la terre et de l’univers, transfigurés et sublimés par ces dernières

          Au regard de cela, la rationalité rapetissante, standardisante, nivelante, le fatalisme morne généré par un culte obtus rendu à l’évolutionnisme, et une vision historisante calamiteuse du temps, l’engloutissement dans une vie privée de « monde », l’horizon borné de mièvres jouissances, l’assujettissement à des réjouissances mesquines, à des plaisirs pitoyables, le pullulement de langages abjects, les rets sans cesse resserrés d’un monde artificieux, fabriqué, bref la dégradation et l’impuissance absolues fantasmagoriquement converties en progrès exaltant et en liberté souveraine


I

La grande parole salue l’eau

Certains déjà à foulaient la glaise vers l’autre rive, 
                        d’autres, sous les eaux, passaient à travers les arceaux 
Dans la bouche une perle bleue, 
                        chacun une perle bleue entre les lèvres. 
Sonnaient trompes de bois noir, 
                        trompes d’ivoire, 
Les Trois tambours-aisselle, 
                        et parmi, l’antique séele 
                        de peau batracien tendu 
Comme un sein frondeur annonce de beaux désastres 
                        fit les premiers rythmes entendre 
                        des mains palmées de l’orage. 

Et les crapauds chantaient 
                        tout comme au premier jour du monde : 
                        la souveraine c’est l’eau 
                        la souveraine c’est l’eau 
Douze vaches fertiles avec leur veau, 
                        l’eau jusqu’au cou, 
Douze étalons sortis de mer 
                        remontant le cours du fleuve jusqu’au lac, 
Miroirs scintillants, 
                        innombrables yeux, 
                        l’Un est là 
                        tout s’y meut 
                        tout s’en émeut, 
Ombres chatoyantes dessus le flot, 
                        ombres dansant dans le ressaut, 
Ciel gris-bleu et 
                        paysages vert sombre 
                                             beauté paisible, 
Les cieux flottent dessus les eaux, 
                        l’oiseau calao sur l’eau étire ses attaches, 
Le ciel au lit se berce, 
                        l’un sur l’autre s’appuient, 
Joncs couchés sur l’eau, 
                        fins ramages, 
La houle lascive murmure dans la fosse, 
                        dans la fosse les deux cents albinos, 
Dans la fosse le silure à peau gluante, 
                        les trois déesses Eau dans la profondeur dansent, 
Les houes fouillent dans les meules, 
Belles à la peau très lisse, 
                        Belles aux membres ronds, 
Eaux apaisantes dans les vestibules du plaisir, 
                        eaux faites pour apaiser, pour apporter la paix, 
                        augmenter choses, 
Grandeur silencieuse emplit la cour du secret, 
Bouche du ciel ouverte, 
                        bras tendu, 
Reins dans herbes rouges, 
                        pilon contre voûte, 
Les ouvertures s’ouvrent, 
La grande parole salue l’eau, 
                        fend les vagues, 
                        sépare les eaux boueuses, 
                        fixe les bornes aux flots, 
Mène au lieu de halage : 
                        À présent, le cri de joie.

XXI

Jouer (avec) les dieux

Grosses perles blanches lans cheveux, 
Vêtements percale flòcò, (òò     !) 
                                 ornements perles blanches 
Astragale pendié en cou : 
Assis sur trône cinq pieds recouvert percale blanche 

                                 lombrage posé sur natte 
« Not’ science (plait-il ?) vient lobservance les ombres » 
(Voyez Léonard Ombre et lumière ) 
                                        ombres et lumières 
                                        amulettes et osselets
                                        ouanga èk zos,
Djembé couvert peau chèvre 
                       et bien autre chose 
Pr’alle chècher ceintrer, 
                       pr’alle chacher la voix rêve, 
                       à la grâce, avoir les dieux, 
                                 à la grâce 
Posséder un propre chant bien propté        sorti dans corps magique 
Corps dédoublé en-bas latremblade : 
L’aube, jà voyagé-rivé-viré laute bòd dleau 
                                 dans le Lointain 
Lot’ bòd’ side 
                 lans totolo, 
                 ãnni gadé fisqué sour glace soupoudré talc 
Ousnon grand pòt’ dleau ac feuilles    miroir/dleau ãnni 
                                                          péser-descenne 
                                     entend la musique, entend le ouélélé, 
Déboule 

                  perles et parures et 
                                 parfums enflammés 
Voiles blanch fau- 
                     filés fils l’or 
Ioune mâle fanm, ioune qualté dégãine 
                                 ion mòceau carreau jadin dèvant’l, 
S’éloignant quand on approche, 
                                 s’avançant quand on recule, 
                                 un pied dans l’eau, l’autre sur la dune 
Et à ses bords          monde dleau monde terre mêlés 
                                 oiseaux et tortue mer 
                                 cauris et parfums enflammés, 
Déboule too 
                   tout noir vêtu 
                                 rhades en chèpie 
                                 lombrage l’endroèt, 
                                 dépuis palpitations lalune 
                                 marchant boété pinant-counant 
Au rythme tambou-dleau 
                        lakataou lakataou taou 
                        sèksèk èk chants les mères, 
Bègue, IL parle 
                        aux quatre vents écume aux lèvres 
                        donne parole, 
                                   et le chœur les mères, plis belle ! 
Parle parole 
                  qui pèdu connaissance      qui ouvè zyéux, 
                  inarticulée insubordonnée      souveraine 
                                                          à pleurer lajoie. 
Seule compte la voix, 
                         seule voix fait corps avec choses 
                                   pour cela supporter rage et orage, 
Ni noms ni feuillets lisibles 
                         nulle pesanteur, nulle ruse mal-habile : 
                                             il a les dieux 
                                             il a la folie des dieux 
                                    N’a peur     ni Dieu, ni Prophète 

                                              Et il PARLE.

XXII

L’ordre de la permanence
« mourir, c’est se changer en eau… »

Et dans la bouche du mort on verse un filet d’eau, 
Et dans la tombe on dispose 
                                 jarres et calebasses pleines d’eau 
                                 herbe qui est venue dans l’eau, 
Et sur le tombeau on verse de l’eau, 
          Qu’il continue de parler là où il va, 
                                 qu’il se soulève sur son côté droit 
                                 qu’il fasse frémir sa narine 
                                 qu’il se gorge de bière d’épeautre rouge 
Il est maître désormais de la terre 
                                 et de l’eau, de la brousse et des animaux 
À présent gardien de l’offrande, 
                                 gardien du lieu, 
                         gardien de la présence, de la permanence, 
                                       il veille 
Afin que soit transmise 
                                 rété, l’habiter en vérité, 
                                 présence et permanence 
Afin que la parole soit dite sans cesse 
                                        qui abrite l’origine 
                                        qui refuse l’oubli, 
Répétée sans perte et sans altération. 

Ni mères ni filles aux bordages des charniers, 
Pas quèssion lesditelles voir creuser sépulcres 
Pas quèssion      pas pliss !      voir enfouir dépouilles 
Ni quèssionner les morts, 
Ni sur la tombe boire la bière de mil, 
Ni du cimetière entendre le bruit de la hache, 
                   qu’elles se tiennent au loin 
                   à elles porter leur pleur, 
                   à elles aller puiser eau dans marigot, 
                                 leurs bouches luisent, 
                                 elles sont eau et ruisseau, 
                                 elles sont eau et flot 
                                 elles sont fleuves et lagunes, 
                   à elles fringuer le mort d’eau mentholée, 
                   à elles enduire son corps beurre karité 
                   à elles le ceindre d’un cordon de hanche, 

Qu’elles se tiennent au loin 
                                 tête rase, blanchies de plénitude, 
Qu’elles se tiennent luisantes au seuil des naissances, 
Qu’elles se tiennent frémissantes aux deux rives 
                                 sous les branches des sycomores à myrrhe, 
Afin y disposer les eaux, 
                                 afin en délivrer les incessants reflets, 
Afin laisser la chose étendre son corps 
                                               là devant 
                                        sur les bords du Yom 
                                 où infiniment se recueillent 
                                      ciel et eau rassemblés.

XXIV

                                                                                                         L’ordre de la différence 
                                 « Ce qui est taillé en sens contraire      s’assemble ; de ce qui diffère 
                                 nait la plus belle harmonie. » 

Croisement des germes, 
                        enchevêtrement des brindilles, 
                        enchevêtrement des signes, 
                        signes articulés, maré yonn an lòt’ 
Séparés et pourtant      référés 
                 offerts l’un à l’autre, 
                 portés-supportés l’un par l’autre 
                 rapportés l’un à l’autre 
                        collés-deux. 
Tenir serrés, ajouter
                 yonn anlè lòt’, 
                         terre 
                                vent 
                                     bétail 
                                            oiseaux 
                                     Ajouter cela à cela 
                                                          (c’est ouvert) 
                  bagaille-la, la grandeur silencieuse 
                  les eaux le soleil la lune 
                  incrustés de fleurs 
Pour la chose vienne 
                  grande ouvrant son corps 
         s’élargissant 
                  s’éparpillant 
                           tourbillonnant 
                                    s’enroulant sur son corps 
                                              tournant 
                                                        se dédoublant 
         Couleurs et formes pour s’orienter 
                                          se multiplier : 
         3 compte le bois-macaque et les deux grãines 
         4 compte les lèvres sublimes 
                  qui rêvent aïe bondiésénièlavièj ce bagaille-la dans mes 

Et dans l’eau, 
                  dans l’eau en bas, 
Mouvement en sens inverse, 
                               ni solé ni lombrage 
                  le nénuphar, l’œil de la mare 
La fleur nénuphar 
                  sise dans l’eau de la mare 
                  sise sur les signes ; 
Et la nouvelle lune, 
                               pas le moindre petit brin lumière 
Pas la plus petite crasse 
                  pas la plus petite paille 
Pas la moindre trace l’âme sœur perdue-garée 
Pas la moindre pâle chevelure, 
Pas la moindre couleur dans les sillons de la terre 
                  choses sans ombre 
                  ombres sans reflet 
                  barbares séparés de Tout 

À l’aube longer-grandir le monde 
                  langue bifide 
                          langue landjette 
                                   mère des étoiles 
                                               mère la petite mère 
                                                         couleur la terre. 
À l’aube les germes répandus, 
                  l’ acacia

Ces quatre passages proviennent du recueil de Monchoachi, Partition noire et bleue (Lémistè 2), publié en 2016 aux Éditions Obsidiane. Reproduits sur Île en île avec la permission de l’auteur.


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mis en ligne : 21 mars 2016 ; mis à jour : 26 octobre 2020