Mona Guérin, « Le second choix d’Edgard »


Mona Guérin, lisant les cinq premiers paragraphes de sa nouvelle « Le second choix d’Edgard », extrait de son recueil, Mi-figue, mi-raisin.  (Le texte en entier de la nouvelle est disponible ci-dessous.)

Enregistré à Port-au-Prince en 1992, l’une des vidéos d’auteurs haïtiens de Jean-François Chalut.

Vidéo de 5 minutes, disponible avec des sous-titres (pendant la lecture, cliquer CC).

Dossier présentant l’auteure sur Île en île : Mona Guérin.


Le second choix d’Edgard

(du recueil, Mi-figue, mi-raisin)

Après trois ans de veuvage, Edgard F. (soixante-cinq ans, bon pied et bonnes dents) décida de se remarier. Ses trois enfants résidant à l’étranger, la solitude dans laquelle il vivait lui pesait et puis trois ans sans avoir un bouc émissaire à domicile, trois ans sans trouver quelqu’un à qui adresser toutes sortès de reproches à n’importe quelle heure, c’était beaucoup. Bref, il voulait refaire ses griffes.

Avant de choisir sa seconde future, Edgard, dans le but de planifier et parce qu’il était un homme méticuleux, inscrivit dans un petit carnet les qualités qu’elle devrait avoir. La nouvelle Madame Edgard devrait être : obéissante, pas vilaine, silencieuse, active, propre, oui, très propre, car il ne voulait plus avoir à passer un doigt réprobateur sur les meubles chargés de poussière, comme il le faisait du temps de sa première femme qui préférait bien plus avoir une serviette de table sur les genoux qu’un torchon entre ses mains (préférence qui l’avait d’ailleurs conduite à la tombe mais paix à son âme). Arrivé à ce point de réflexion, Edgard ajouta une remarque dans son carnet : la seconde Madame Edgard ne devrait pas avoir d’appétit. Fort d’une première expérience et en raison de l’inflation c’était obligatoire. Edgard s’abîma encore dans ses réflexions et ajouta deux autres précisions avant de refermer le carnet. En dessous de « Pas d’appétit » il écrivit « Pas de Culture », car il estimait qu’une femme qui ne s’intéressait pas aux choses de l’esprit avait des chances de ne pas connaître des bouts de phrases comme : l’égalité des sexes, la libération féminine, le droit au bonheur bref, tout le baratin susceptible d’entraîner de vaines discussions ou récriminations comme cela était parfois arrivé avec la défunte qui, non contente de travailler constamment des maxillaires avait la prétention de travailler aussi du cerveau.

Pour terminer, il écrivit et souligna les mots suivants : des rentes solides. Ça, c’était le plus important car Edgard, jugeant que sa première femme lui avait coûté cher, avait décidé que rien ne l’obligerait à l’âge de soixante-cinq ans de commencer à nourrir et à vêtir une autre femme qui jusqu’ici l’avait fait sans son concours. Si encore il avait pu se payer une poupée de vingt ans, mais la vieille peau qui allait immanquablement lui tomber sur les bras ne méritait pas de débours. Non, il ne courrait pas après l’argent d’une femme, mais il fallait qu’elle en ait suffisamment pour ne pas compter sur le sien. Edgard sentit qu’il avait oublié un point important. Il rouvrit son carnet et ajouta : « Devra se contenter du mobilier de ma première femme ». Puis il se relut et douta tout à coup de trouver cette femme parfaite. Il se promit quand même de la chercher, l’opiniâtreté étant un des traits essentiels de son caractère.

Les recherches ne durèrent pas longtemps. Parfois on va chercher très loin ce qui traîne à portée de la main. C’est ainsi qu’à portée de la main d’Edgard, se trouvait Julia, propriétaire d’un bazar situé à trente mètres de sa maison. Il ne la connaissait pas, n’ayant pas l’habitude de fréquenter le bazar, et ce fut son ami Félicien, à qui il avait confié ses projets, qui lui conseilla d’aller jeter un coup d’oeil par là, non sans lui avoir fourni auparavant quelques précieux renseignements.

Julia était une brave et honnête femme d’une cinquantaine d’années, veuve depuis plus de quinze ans. Elle n’avait pas eu d’enfants et son mari lui avait laissé ce bazar qu’elle dirigeait avec adresse. Elle était, paraît-il, d’humeur paisible, uniquement occupée à son commerce, ce qui permit à Edgard de déduire arbitrairement qu’elle ne s’intéressait pas à la culture. Satisfait des renseignements reçus, il ouvrit son carnet (il ne faut jamais faire confiance à sa mémoire !) et constata que bien des points semblaient concorder avec ses desiderata. Mais d’autres restaient à contrôler…

Quelque chose gênait Edgard dans les préliminaires à entamer. S’il entrait dans le bazar dans le but d’observer la propriétaire, il lui faudrait acheter quelque chose pour faire bonne figure. Or, Edgard n’avait jamais aimé acheter et il désirait que Madame Julia, si les choses marchaient entre eux, ne gardât aucune illusion sur ce point. Il prépara donc un scénario et attendit la fermeture du bazar vers six heures du soir pour aller sonner à la grille de fer forgé qui donnait accès à l’escalier conduisant à l’étage où habitait la patronne. Une petite bonne vint ouvrir.

– Coté Madam ? [1] lui demanda-t-il impérativement.

Impressionnée par son air hautain, la petite lui demanda de la suivre sans réclamer d’explications. Edgard fut introduit dans un petit salon correct mais absolument sans style et sitôt que la bonne eut disparu pour aller prévenir Julia, il passa le doigt sur le manche du fauteuil où il s’était assis et fut satisfait de voir qu’aucune poussière n’y avait adhéré.

Un pas se faisait entendre sur le carrelage de la pièce voisine. Démarche plutôt lourde, estima Edgard, et cerveau peut-être dans le même état. Puis il se reprocha d’être inutilement prévenu et se composa un sourire séduisant pour accueillir la maîtresse de maison. Quand celle-ci fit son apparition sur le seuil de la porte, elle s’arrêta une seconde puis s’écria: Mais c’est Monsieur Edgard !…

Tiens, elle me connaIt ? pensa-t-il, méfiant.

– Vous ne me connaissez pas mais je vous connais, expliqua la veuve en s’approchant. Vous savez, le soir, il fait tellement chaud n’est-ce-pas qu’il faut se mettre au balcon pour respirer un peu. Alors assez souvent pendant que je suis à mon balcon je vous vois passer sur le trottoir. Mais c’est votre femme qui savait venir acheter au bazar, vous, vous n’êtes jamais venu !

Déjà des reproches ? pensa Edgard. Et pendant qu’il s’inclinait cérémonieusement pour saluer Julia, il remarqua ses traits placides et bovins, sa rondeur généralisée et se promit, une fois qu’il regagnerait sa maison, de mettre des points d’interrogations dans son carnet devant les notes suivantes : « Pas vilaine » et « Silencieuse ». Puis, un bref coup d’oeil sur « l’estomac » de Madame Julia lui fit prévoir qu’il ajouterait aussi un point d’interrogation après « Pas d’appétit ». Mais comme il lui restait à investiguer sur les « Rentes Solides » il maintint son sourire séduisant.

– Je m’excuse de m’introduire aussi délibérément chez vous, chère Madame, dit-il en se réinstallant dans son fauteuil, et de déranger ainsi votre repos…

– Me reposer ? comme si j’avais le temps de me reposer ! soupira Julia.

Rude travailleuse, très bon ça, estima Edgard qui enchaîna :

– Mais au risque d’être indiscret, j’ai pensé que le mieux était que je m’adresse directement à vous pour obtenir un petit renseignement qu’un ami à moi voudrait avoir. On lui a dit que vous aviez l’intention de vous retirer des affaires et de céder votre bazar si vous trouviez un bon acheteur…

– Qui a pu inventer un mensonge pareil ? s’écria Julia. C’est tout à fait faux et je suis sûre que c’est Thérèse qui raconte ça ! Cette femme est un véritable fau… fauteuil de troubles !

Edgard décida qu’il mettrait trois points d’interrogation dans son carnet devant « Pas de culture » et répondit :

– Je comprends votre indignation, chère Madame… et je suis réellement confus de l’avoir provoquée. Mais il me semble que cette fausse nouvelle vient du fait que votre beau bazar suscite bien des convoitises…

–  Je vous dis que c’est Thérèse ! Et ça ne m’étonne pas. C’est une cousine de mon mari mais elle me déteste parce que mon mari m’a laissé ce bazar et deux maisons !

Edgard accentua son sourire séduisant :

– En tout cas, dit-il en se penchant un peu, cette information erronée qu’on a donnée à mon ami m’a permis de faire la connaissance d’une très charmante femme…

Prise de court, l’honnête Julia baissa les yeux comme une fillette et balbutia :

– Réellement. Monsieur… réellement…

Edgard lui conseilla alors d’oublier les méchancetés de Thérèse et lui demanda la permission de revenir, un soir, après la fermeture du bazar, dans le but de s’excuser une nouvelle fois de sa visite indiscrète. Julia accepta en souriant…

Lorsqu’il retourna chez lui quelques minutes plus tard, Edgard ouvrit son petit carnet, contempla ses notes, hocha la tête, hésita, puis finalement arracha la page et la jeta dans la poubelle. Et sur la page blanche qui s’étalait devant lui, subitement inspiré, il écrivit :

La beauté chez Julia
est inexistante
et l’intelligence
peu probante
et pourtant
ses rentes
m’enchantent
et me tentent…

* * *

     Edgard ne tarda pas à parler de mariage à Julia. Celle-ci, ayant toujours souffert de la solitude, elle aussi, accueillit le projet avec satisfaction et se mit bientôt à manifester sa reconnaissance à son futur mari en lui confectionnant à un rythme soutenu des petits pâtés de morue et d’onctueux riz-au-lait dans lesquels baignaient de larges morceaux de cannelle… Mais si à l’étage du bazar la fourchette allait souvent bon train malgré le désir d’Edgard d’épouser une femme qui n’avait pas d’appétit, la conversation, par contre, était limitée et le fiancé qui devait, chaque soir, endurer le compte-rendu détaillé des activités commerciales de Julia, commençait à se demander s’il en serait ainsi tout le reste de sa vie. Une chose est d’apprécier l’aisance qu’apporte la bonne marche d’un bazar, une autre chose est d’avoir ce bazar comme unique sujet de conversation. Calculateur et mesquin, Edgard était cependant un homme cultivé et il regrettait déjà d’avoir souhaité toutes les carences qu’il découvrait chez Julia. Avant deux mois, il ne pouvait plus entendre parler du prix du macaroni et des bonnes adresses pour trouver le savon de lessive à meilleur marché. Il décida alors de refaire l’éducation de sa future moitié.

Renonçant d’avance à lui donner un air intelligent, il essaya plutôt de la sortir de son univers strictement commercial. Il lui parla des livres qu’il préférait; une fois il lui apporta une revue qu’il avait fini de lire. Deux jours plus tard, Julia s’en servait pour tuer un « choual-diable » [2] en sa présence. Horrifié, Edgard vit les intestins du dit « choual-diable » tartiner la tête de l’Ayatollah Khomeiny dont la photo s’étalait au beau milieu d’une page. Alors sa tête à lui se mit à travailler.

Malgré sa réputation d’homme posé il avait agi impulsivement au départ, il le reconnaissait, mais rompre était difficile, surtout si le motif était le prosaïsme de Julia. Tout le quartier appréciait et aimait l’aimable veuve. Les clients du voisinage qui fréquentaient assidûment le bazar lui faisaient maintenant des amitiés en tant que futur mari de la patronne. D’autre part, épouser Julia était, du point de vue financier, une assez bonne affaire. Par exemple, Edgard qui n’ouvrait jamais son portefeuille demeurait émerveillé de la facilité avec laquelle sa future femme ouvrait le sien pour lui préparer de petits festins. Il décida de temporiser.

Un soir, s’entêtant dans son projet de reconditionner Julia, il l’emmena au théâtre. Elle bailla du début à la fin de la pièce et, en guise de commentaire pendant l’entracte lui demanda s’il pensait que celui qui vendait les boissons gazeuses faisait un bénéfice intéressant. Après cette soirée, Edgard pensa qu’il était sage de ne pas fixer précipitamment la date de son mariage…

De son côté, Julia s’interrogeait. Elle était très fière d’avoir été choisie par un homme tel qu’Edgard et se sentait honorée de son intelligence, mais Seigneur comme il l’ennuyait quand il se croyait obligé de lui parler d’un tas de livres pas drôles du tout! Toujours des citations d’un type qu’on appelait Vietch ou Diète à moins que ce ne soit Nietzsche… Quand au moins ils se marieraient, elle pourrait vaquer à ses occupations sans être obligée de le recevoir comme un visiteur et de l’écouter parler.

Mais voilà, Edgard refusait de fixer la date de leur mariage et Julia ne comprenait pas pourquoi. Elle avait accepté avec magnanimité de se caser dans les meubles de sa première femme et de louer, tout meublé, l’étage du bazar; elle avait accepté que la cérémonie se fasse très simplement à sept heures du matin à l’église, en présence de quelques témoins; elle avait même accepté sans faire la moindre allusion à ce sujet qu’il ne lui offrit jamais le plus petit cadeau, pas même une modeste bague de fiançailles… Non vraiment elle ne comprenait pas ce qui l’arrêtait. Elle savait bien qu’il n’y avait nulle passion dans ce mariage qui serait l’union de deux solitudes, alors qu’attendait-il ?…

Julia avait souvent entendu dire qu’il fallait parfois forcer la main aux hommes. Elle se souvint d’avoir maintes fois mis son premier mari en face d’un fait accompli sans qu’il ait mal réagi. Peut-être fallait-il agir de même envers Edgard? Embêtée de ce statut juvénile de fiancée, elle qui s’était sentie si bien dans la peau d’une honorable veuve, Julia estima qu’il fallait passer à l’action.

Un matin, elle empaqueta quelques objets auxquels elle tenait et pria son garçon de cour de les porter chez Edgard et de revenir immédiatement. Le deuxième chargement consistait en un petit buffet, souvenir de sa mère, que son serviteur transporta sur sa tête jusqu’à sa future maison et enfin le troisième chargement comprenait un jeu complet d’ustensiles pour la toilette (large cuvette, broc, seau, etc., etc.) qu’elle n’avait jamais utilisé, ayant reçu un double jeu à l’époque de son mariage. Le serviteur avait eu pour mission de dire cette simple phrase à Edgard :

– Madam dit lap commencé broté jodi-a. [3]

À chaque retour du garçon, elle lui demandait avec anxiété ce qu’Edgard avait dit et la réponse était invariable :

– Li pas dit-an-yien, Madam.

– Li semblé li bien content ou li faché ?

– Mrin pas conin, Madam. Li pas palé. [4]

Julia aurait préféré une réaction quelconque. Ce silence lui parut bizarre, mais elle se fit une raison et regagna le bazar.

Vers deux heures de l’après-midi, la vieille servante d’Edgard s’amena une enveloppe à la main. Elle esquiva les questions adroites que Julia lui posait et regagna vivement la rue, laissant l’enveloppe sur le comptoir. Julia la décacheta fébrilement. D’une écriture élégante et ferme, Edgard avait tracé les lignes suivantes :

Bien chère Julia,

Lorsque j’ai reçu vos colis ce matin, j’ai accusé d’abord une défaillance de mémoire qui m’aurait fait oublier que je vous avais demandé de les expédier chez moi. J’ai pensé ensuite à un malentendu qui vous aurait fait croire que vous deviez me les envoyer. J’en étais toujours à m’interroger quand est arrivé votre troisième chargement comprenant des ustensiles dont il serait pour le moins surprenant qu’une femme accepte de se séparer même pour une demi-journée et encore moins pour trois ou quatre mois, date à laquelle vous devriez peut-être entrer dans ma demeure.

Le choc que votre dernier envoi a causé à un homme aussi pointilleux que je le suis n’est pas traduisible par des mots. Je n’essaierai donc pas de les trouver. Laissons plutôt agir le silence… Un long silence qui, je l’espère, se prolongera définitivement entre nous pour ne pas détruire le doux souvenir que vous garderez de mon affection pour vous et que je tiens à garder de votre bonté et de votre candeur…

Je regretterai votre sourire accueillant, vos riz-au-lait et vos exquis pâtés, tous coupables de m’avoir plongé dans une euphorie peu propice à des décisions pourtant urgentes.

Dans quelques minutes, mon serviteur vous rapportera ces colis que vous avez délicatement voulu me dispenser de venir chercher un jour. Qu’ils arrivent sans dégâts à leur port d’attache est mon voeu le plus cher.

Veuillez me croire, bien chère Julia, votre affectionné.

     Edgard

     Pendant que Julia, plus vexée que chagrinée relisait la lettre pour essayer d’en saisir toutes les nuances, Edgard, lui, rouvrait son carnet. Avec complaisance il relut son petit poème écrit deux mois plus tôt, puis allègrement lui donna une suite :

… mais les us chez Julia
sont péremptoires
et l’hygiène
aléatoire
et je déchante
malgré ses rentes…


Notes:

1. Où est Madame ?  [retour au texte]

2. Une sauterelle. [retour au texte]

3. Madame a dit qu’elle comme à déménager ses affaires aujourd’hui. [retour au texte]

4. – Il n’a rien dit Madame.
– Il a l’air d’être content ou fâché ?
– Je ne sais pas, Madame. Il ne dit rien. [retour au texte]


Mona Guérin

Guérin, Mona. « Le second choix d’Edgard » (extrait, vidéo).
Port-au-Prince (1992). 5 minutes. Île en île.
Mise en ligne sur YouTube le 18 mai 2013.
Cette vidéo était auparavant disponible sur Dailymotion (mise en ligne le 2 février 2010).
Caméra : Jean-François Chalut.

« Le second choix d’Edgard » est une nouvelle extraite de Mi-figue, mi-raisin de Mona Guérin (Paris: L’Harmattan, 1998), pages 79-89.

« Le second choix d’Edgard » © 1998 Mona Guérin
© 2010 Île en île (vidéo)


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mis en ligne : 2 février 2010 ; mis à jour : 25 avril 2021