Moetai Brotherson, 5 Questions pour Île en île


Moetai Brotherson répond aux 5 Questions pour Île en île.

Entretien de 40 minutes réalisé à Poindimié (Nouvelle-Calédonie) le 5 septembre 2009 par Thomas C. Spear à l’occasion du SILO 2009 (le Salon du Livre Océanien).

Notes de transcription (ci-dessous) : Fred Edson Lafortune.

Dossier présentant l’auteur sur Île en île : Moetai Brotherson.

début – Mes influences
02:02 – Mon quartier
03:39 – Mon enfance
11:20 – Mon oeuvre
27:32 – L’insularité


Mes influences

Je lis principalement les auteurs anglo-saxons, tels que James Michener, John Irving, J.D. Salinger… Je lis peu d’auteurs francophones. Je suis arrivé à la lecture par l’intermédiaire de mon grand-père qui était anglophone et qui lisait essentiellement de la littérature anglophone. J’ai été ensuite confronté aux auteurs francophones comme Albert Camus. Camus est souvent un auteur pour les insulaires. J’ai beaucoup d’amis qui sont des écrivains insulaires et qu’ils ont tous, à un moment donné de leurs vies, rencontré l’œuvre littéraire de Camus. L’Étranger de Camus reste pour moi une rencontre capitale.

Je lis beaucoup de poésie polynésienne. Des auteurs comme Charles Manutahi et Henri Hiro. Et plus près de nous, des auteurs polynésiens qui n’écrivent pas forcement en reo tahiti, comme Jean-Marc Pambrun.

Mon quartier

J’habite à deux endroits en alternance. J’habite à Huahine qui est mon île natale et j’habite également pour des raisons professionnelles à Tahiti qui est l’île principale chez nous. J’ai tendance à rechercher les mêmes choses dans les deux endroits. Par exemple, la proximité des gens sur les marchés. Je suis un fan du marché, à Huahine ou ailleurs. Le samedi ou le dimanche matin, je discute avec des gens dans ces endroits que j’appelle des « vraies gens ». Des gens qui vont pêcher le poisson et qui ne se contentent pas de l’acheter au supermarché. Ces gens qui font pousser des choses de la terre et qui ont toujours un discours qui nous ramène aux réalités de la vie.

Ces lieux ne sont pas forcements très esthétiques, parce qu’il s’agit des petites baraques en bois sur le bord de la route ou le vendeur de coco avec lequel on va discuter du coût. Ce sont ces lieux que je recherche le plus. Là où j’habite.

Mon enfance

Je suis issu d’un milieu qu’on appelle chez nous un milieu « demie », ce qui veut dire « métis ». Une partie de mes ascendants sont polynésiens de souche. Une autre partie vient du Danemark. J’ai des ancêtres de sang mêlé. Du côté de ma mère, j’ai baigné dans l’aspect polynésien de la vie alors que du côté de mon père, c’est un aspect plus européen de mon existence. Du côté de ma mère, tout le monde est protestant. La religion protestante est très ancrée dans la polynesianité. Alors que du côté de mon père, on est adventiste. C’est beaucoup plus anglo-saxon. Même au niveau alimentaire, j’ai des souvenirs qui sont très différents du côté de mon père avec des plantes anglo-saxonnes alors que du côté de la famille de ma mère, c’est la nourriture polynésienne.

J’ai eu la chance d’être adopté par la sœur de ma grand-mère maternelle, ce qui m’a profondément marqué. C’était un milieu où l’on ne parlait que le reo tahiti. C’était aussi des gens très modestes qui habitaient dans une bicoque au bord de mer. La bicoque a été détruite depuis. Quand je la revois aujourd’hui, j’ai du mal à croire qu’on vivait aussi nombreux dans cette petite bicoque. Ce sont les meilleurs souvenirs de mon enfance, parce que c’était des choses simples : partir aux champs, aller déposer le filet pour attraper le homard qu’on va manger à midi… C’est une partie de mon enfance sur laquelle je reviens toujours avec beaucoup d’émotion.

J’ai un souvenir très particulier de mon grand-père adoptif. Je l’appelais le cornac. Il était conducteur de travaux et il avait un camion de marque Mercedes. Chaque fois que je le voyais revenir en fin de journée, j’avais l’impression que c’était un cornac sur son éléphant. J’ai été ensuite récupéré par mes parents, ça a été une autre partie de mon enfance. Ce n’était pas malheureux, mais il y avait cette nostalgie de ce lien qui a été coupé avec mes parents adoptifs. Je ne les voyais plus que pendant les vacances. J’avais l’impression d’avoir une double vie. J’avais la vie normale avec mes parents et j’avais aussi ces parenthèses de bonheur pendant les vacances de retrouver mes parents adoptifs. Mes parents adoptifs sont aujourd’hui décédés, mais j’ai gardé des liens très forts avec cette zone qu’on habitait. J’y retourne souvent et c’est presque un lieu de pèlerinage pour moi. La petite bicoque jaune dans laquelle on vivait est détruite aujourd’hui, mais j’y vais et j’y mets un fauteuil pour lire ou pour écrire. Et je me sens bien.

L’école pour moi, ce sont des souvenirs très particuliers parce que j’y suis entré comme un voleur. J’étais trop jeune pour y entrer alors que mon grand frère y était déjà. Je ne supportais pas d’être tout seul à la maison, j’allais donc à l’école et je passais par la fenêtre. Enfin, l’instructrice a fini par m’admettre à l’école. On habitait juste de l’autre côté de l’école.

J’ai toujours perçu l’école, peut-être du fait que ma mère était institutrice, non pas comme un lieu de contrainte, mais plutôt comme une opportunité. J’avais l’impression du fait de pouvoir y aller avec ma mère après les heures de classe, d’être un peu comme ces techniciens du théâtre qui voient l’envers du décor. La plupart des enfants dont les parents ne sont pas instituteurs ne voient l’école que pendant les horaires de classe. Ils n’ont aucune idée de ce que c’est une classe avant ou après les heures. Après les heures, je passais beaucoup de temps dans la classe à jouer avec ma mère, et ça donne une autre relation à l’école. À l’envers du décor, on voit une forme de démystification de tout le décor de l’école. Mes copains voyaient l’école comme une sorte contrainte, ce qui n’a jamais été le cas pour moi.

Aller à l’école était particulier. En classe de 7e, notre classe était en dehors de l’enceinte de l’école parce qu’il n’y avait pas assez de place. La mairie avait mis à notre disposition une petite dépendance qui se trouvait à trois mètres de la plage. On essayait de se concentrer sur le programme de 7e, mais finalement, pendant toutes les recréations, on se jetait dans l’eau. Ça donne aussi un rapport à l’école qui est sensiblement diffèrent de ce qu’on peut connaître dans des environnements plus urbains, car on y arrivait avec les cheveux plein de sel et même parfois torse nu. C’était une approche très relax de l’école.

Mon œuvre

Je commence à écrire depuis l’âge de 14 ans. Ce besoin d’écriture est né d’un contexte familial particulier. Avec mon grand frère, j’ai été expédié à Raiatea – l’île en face de Huahine – chez nos grands-parents paternels pour la classe de seconde. C’étaient des adventistes très strictes avec des règles d’observation du sabbat qui étaient pour nous une surprise. On n’avait pas le droit de travailler ni d’avoir accès à la télévision. C’était un rythme de vie très particulier. La nourriture est préparée avant le sabbat et doit durer toute la journée du sabbat. Je me suis finalement retrouvé à ne pas pouvoir exercer l’activité physique toute la durée du sabbat. Pour pouvoir quelque part me dépenser, je me suis mis à écrire. Ça me permet de m’évader de ce cloisonnement temporel du sabbat.

J’ai commencé à écrire de nouvelles légendes. Mon grand-père était un grand conteur de légendes classiques polynésiennes. Il m’est venu l’idée qu’un jour – soit par sa disparition, soit qu’il aurait pu épuiser son stock –  il n’aurait plus de légendes à me raconter. Je me suis dit qu’il faudrait en inventer d’autres. J’ai commencé à écrire ce que j’ai appelé de « nouvelles légendes ». Je me suis ensuite essayé au roman et à la poésie. Avant de publier Le Roi absent, j’ai composé huit ouvrages que je ne destine pas à la publication.

J’ai rencontré ensuite mon éditeur de manière assez aléatoire, mais heureuse. Le Roi absent, mon premier roman publié, est arrivé dans des conditions particulières liées au décès de ma mère. Elle faisait partie de ces rares personnes à qui je faisais lire ce que j’écrivais. Elle a toujours insisté pour que je les partage aussi avec d’autres gens. Je n’avais pas jugé nécessaire de le faire à l’époque. Ma mère a disparu d’une manière accidentelle. Et ça a remis beaucoup de choses en question pour moi. Si je publie, elle ne sera plus là pour me lire. Je me suis dit finalement qu’elle avait raison parce que c’est une forme d’égoïsme, une forme de pudeur qui m’a toujours empêché d’aller vers la publication.

J’ai franchi donc le pas de la publication avec Le Roi absent que je ne regrette absolument pas. Je ne sais pas s’il y avait des gens comme moi, à l’époque, qui écrivent des choses, mais n’osent pas les publier. Le bénéfice, non pécuniaire, mais affectif qu’on retire d’une publication est bien supérieure à cette angoisse qu’on peut avoir de se livrer. Une fois qu’on est publié, on se soumet aux jugements d’autrui qui peuvent être sympathiques et qui peuvent aussi être violents. Mais globalement, c’est très enrichissant d’avoir le retour des lecteurs et de rencontrer des gens que l’on n’aurait jamais rencontrés si on n’avait pas publié.

Je travaille en ce moment sur quatre manuscrits qui sont des romans. Ça me permet de passer de l’un à l’autre au gré de l’inspiration du moment. Ça dépend aussi de ce que je vis au jour le jour. Je récolte mes rencontres quotidiennes pour mes manuscrits. Je ne sais pas quand ces manuscrits pourront atteindre le public, peut-être l’an prochain. On verra si le public va les accueillir avec le même enthousiasme, parce que l’accueil du premier roman a été positif. Je n’ai pas d’angoisse particulière, mais je suis encore plus curieux de voir comment les gens vont accueillir les prochains romans.

Ce que j’écris s’inscrit globalement dans une trame polynésienne. Je ne sais pas si c’est typique des auteurs insulaires ; on commence par écrire sur son nombril ! et on essaie progressivement de s’en écarter. Mais on le fait avec plus ou moins de bonheur. Mon premier roman n’échappe pas à ce schéma ; il s’inscrit dans l’histoire polynésienne. Le Roi absent, en résumé, ce sont deux histoires parallèles. C’est l’histoire d’un gamin muet qui a des facilités intellectuelles. Ses facilités intellectuelles et son mutisme font de lui un inadapté social. Il fait des rêves et voit toujours cette même femme qui vient lui raconter des choses d’un autre temps. Il va comprendre finalement au fur et à mesure qu’elle lui raconte l’histoire de ses ancêtres. Il va essayer à un moment donné de s’en échapper, d’entrer dans un schéma très cartésien, d’avoir un projet de vie, un projet de carrière, et d’avoir une existence complètement rationnelle. J’essaie d’aborder ce que j’appelle les points d’inflexion dans l’existence. C’est-à-dire, rien n’est jamais acquis, et rien n’est jamais stable dans la vie. C’est comme les catamarans, la position stable d’un catamaran est à l’envers. Parfois, on a le sentiment que le bonheur est là et qu’il va durer, mais il suffit d’un instant pour que la vie bascule vers son côté sombre et douloureux. C’est l’expérience que va vivre le héros du Roi absent avec un fatalisme très polynésien. Si vous discutez par exemple avec les gens de l’archipel de Tuamotu, ils vivent sur des îles basses qui n’ont pas de montagne. Quand la tempête arrive, tout est détruit. Et ça a toujours été ainsi depuis qu’ils vivent sur ces îles. Il y a cette espèce de fatalisme. C’est-à-dire que la tempête a tout détruit, on a reconstruit ; la prochaine tempête va tout détruire et on reconstruira encore. Les Polynésiens sont d’apparence un peu nonchalante, et parfois débonnaire. Ils sont aussi habitués à la dureté de la vie. Ils ont cette philosophie que les choses ne sont pas faites pour durer et qu’il ne faut pas s’accrocher à ce qu’on a. Ce qu’on, c’est soi-même et les gens qu’on aime. J’ai essayé d’aborder tous ces termes-là dans Le Roi Absent.

Un autre terme qui m’est aussi important est celui de la folie. J’ai eu dans ma famille des gens qui ont eu des troubles psychologiques et qui ont été internés à un certain moment de leur vie dans des hôpitaux psychiatriques. Ça m’a toujours intrigué parce que ce sont des gens que j’ai côtoyés quand j’étais enfant. Ce sont des gens merveilleux, d’une gentillesse infinie. Ils sortaient parfois de ces périodes d’internement. Je me suis toujours demandé sur la base de quel critère quelqu’un devait être interné : Qui, finalement, manipule le curseur de la normalité ? Il y a ce qu’on appelle la vie normale, et la société a fixé ses conventions. Dès qu’on en sort, on doit être jugé, soigné, traité… Ça pose la question de cette normalité. Qu’est-ce qui est normale et qu’est-ce qui ne l’est pas ? Est-ce que les fous ne sont pas finalement à l’extérieur de l’asile ?

Le héros du Le Roi absent, de par le fait qu’il ne parle pas, va être totalement incompris des gens qui l’entourent, et va être jugé inapte par la société.

L’Insularité

On vit l’insularité à différentes périodes de son existence. Quand j’étais petit, mon horizon direct était le récif corallien. Parce que petit, on ne peut voir plus loin que l’horizon. Et j’avais aussi l’impression d’être prisonnier sur l’île. L’existence se limitait à l’intérieur de l’île, et cette barrière récifale qui était mon horizon direct. On grandit, on se met à surfer, on prend le large, et on a un autre point de vue. On peut voir l’île de l’extérieur. Ensuite, on grandit encore, on va aller pêcher avec ses parents, et on peut voir l’île encore plus loin. On peut finalement aller beaucoup plus loin, sur d’autres îles – car la Polynésie est un chapelet d’îles qui ne sont pas très éloignées – et on se rend compte qu’on retrouve d’une île à l’autre des choses qui se ressemblent, et on commence par observer les différences.

Dans l’archipel des Îles Sous-le-Vent qui est le mien, quand vous allez de Huahine à Maupiti, l’accent change. La manière de chanter les phrases n’est pas la même. Ça a éveillé assez tôt ma curiosité. J’ai commencé à m’intéresser à tout ce qui a rapport aux migrations des premiers Polynésiens. Cela a complètement changé ma façon de voir la Polynésie. À partir de ce moment-là, je ne me suis plus jamais senti comprimé dans un espace restreint. La curiosité de découvrir le monde devient très forte à ce moment-là.

Quand je suis parti faire mes études supérieures, j’ai eu une espèce de boulimie de voyage. Surtout quand on est en France, on est un peu au centre de l’Europe, on peut donc voyager facilement dans toute l’Europe. C’est ce que j’ai fait pendant mes études. Je n’ai pas eu le temps de visiter l’Afrique noire, mais tout ce que j’ai pu visiter, je l’ai fait.

Je me suis retrouvé après dans une autre île, Manhattan. Manhattan est pour moi une île qui s’ignore. « Est-ce qu’il y a un autochtone de Manhattan ? » est une question à laquelle je n’ai pas la réponse pour l’instant. Je n’ai pas le sentiment que les gens de New York se rendent compte qu’ils vivent sur une île. Il y a une espèce de continuité territoriale avec tous ces ponts et tunnels qui effacent la notion insulaire de Manhattan. Pour en avoir fait le tour à pied, c’est pour moi une île au même titre que les autres avec une architecture et un rythme complètement différents. On peut en faire le tour en kayak, et ça donne une autre perspective d’ailleurs. Je l’ai fait plusieurs fois en kayak ; ça change de voir tous ces buildings avec une perspective au ras de l’eau. Manhattan vu au niveau de l’eau est vraiment intéressant.

On a une forme d’écriture insulaire qui est un peu elliptique. On a des problématiques identitaires qui arrivent souvent dans les écritures insulaires. J’ai lu un peu ce qui se fait en Haïti et dans les Antilles, je me suis demandé si ces problématiques identitaires sont liées à l’insularité ou au passé colonial. La Polynésie n’échappe pas en ce sens à ce schéma. On a une histoire de sang-mêlé et très coloniale. On a aussi l’arrivée du christianisme et toutes ces choses qui forment cette espèce de cadre dans lequel s’inscrivent les écrivains polynésiens.

Ce qui est spécifique en Polynésie à cette question insulaire est le fatalisme, cette notion d’impermanence des choses. Traditionnellement, les constructions étaient toujours très légères parce qu’il fallait qu’elles puissent être reconstruites rapidement. Les choses ont changé, mais ça dépend des archipels. Il y a aussi cette question de la découverte de l’Autre. C’est assez amusant de voir les étudiants polynésiens qui ne posent la question de leur identité polynésienne que quand ils partent de chez eux. Parce qu’en métropole, on pose la question : « Tu viens d’où ? » Et c’est là qu’on est finalement confronté à ce questionnement. C’est aussi à ce moment-là que les jeunes se mettent à chercher leurs racines. Ça nous fait prend conscience que, quand on est dans notre petit milieu insulaire, on ne se pose pas la question de l’Autre.

Quand on rencontre d’autres insulaires, on a des thématiques communes. Il y a des choses qu’on partage, comme la mer. On a aussi un rapport à la navigation, c’est le cas des îles turques et de la Nouvelle-Zélande. On a aussi ce fond culturel toujours présent dans les esprits.

Les Maraes, temples à ciel ouvert en Polynésie, sont vécus par de nombreux Polynésiens, pas simplement comme des temples, mais comme des liens entre les différents peuples polynésiens.

Quand je suis arrivé pour la première fois en Nouvelle-Zélande, j’ai été surpris de voir que la sonorité de la langue est très proche de la mienne. Ça donne une idée de ces grandes traversées qui ont eu lieu à l’époque précoloniale. Et c’est fantastique.


Moetai Brotherson

Brotherson, Moetai. 5 Questions pour Île en île.
Entretien, Poindimié (2009). 40 minutes. Île en île.
Mise en ligne sur YouTube le 1er juin 2013.
(Cette vidéo était également disponible sur Dailymotion, du 18 avril 2013 jusqu’au 13 octobre 2018.)
Entretien réalisé par Thomas C. Spear.
Notes de transcription : Fred Edson Lafortune.

© 2013 Île en île


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mis en ligne : 18 avril 2013 ; mis à jour : 26 octobre 2020