Mireille Jean-Gilles, « Le voyage en Haïti »

Pour James Germain

La Dominique était belle et fière, tel un sphinx, la tête dans les nuages.

Elles portent des lunettes de star, alors on ne saura jamais la couleur de leurs yeux, elles tranchent nettement et en tout car belles, blondes et riches. Visons sur les épaules, liftings un peu trop accentués, maris un peu trop âgés, elles passent telles des étoiles filantes, leur raison d’être là, plus que de voyager, qui n’a plus beaucoup de sens, ni d’intérêt, serait de sillonner les couloirs d’aéroport pour se rendre dans leurs salons privés, femmes riches et belles et remarquablement belles car blondes se vêtent souvent de noir, pantalon noir, pull noir, lunettes noires pour être plus remarquables, plus blondes, plus remarquablement belles. Car, après tout, être belle n’est rien d’autre qu’être remarquée et c’est sans doute pour cela, l’autre jour, quand j’ai croisé cette femme si laide, si remarquablement laide, je l’ai trouvé belle, car pleine d’assurance, assurée d’être remarquée, regardée, défigurée, comme l’on ferait pour une femme exceptionnellement belle et qui ne demande rien d’autre que d’être remarquée, défigurée, que son image soit inscrite à jamais dans la mémoire de n’importe quel passant.

Une femme est belle, non par ses yeux, par son corps, (par sa voix) par son intelligence, par sa beauté même (en soi) non une femme est belle avant tout par sa démarche, et tous les matins je la vois onduler emmenant son enfant à l’école, et pour cela, pour ses ondulations, pour sa nonchalance, elle est la plus belle, pas besoin de regarder ses yeux, ses seins, ses cheveux, elle est belle et la plus belle, car sa silhouette ondoie tous les matins dans les rues du Vauclin. Il y en avait une autre qui promenait toute la journée ses formes dans les rues du Vauclin, parce qu’elle savait qu’elle était en formes, je ne la vois plus, et c’est vrai que la ville a perdu un élément essentiel de son paysage. Il y en a une autre qui elle aussi accompagne son enfant à l’école, rien de tel que la rentrée des écoles pour voir s’y répandre les mamans, et parmi elles de très belles femmes très fières de leur féminité, de leur maternité, celle-là, elle est grande, élancée, et marche toujours très lentement même lorsqu’elle est pressée et son enfant en retard, je la vois toujours de loin, pleine de charme, portant avec fierté une poitrine généreuse, j’ai été surprise, en l’approchant une fois, de voir qu’elle avait de très beaux yeux, mais c’est le fait de ne jamais presser le pas, surtout quand elle est pressée, qui la rend si belle si féminine si suave. Il y en a une autre, qui n’a pas encore connu le bonheur et la plénitude d’être maman, mais qui est tellement lascive, tout en elle n’est que langueur et volupté, sa démarche, sa pose, ses paroles, ses mains, tout en elle tend vers l’amour et elle le sait et le fait savoir par ses habits d’où débordent tous les signes de sa féminité.

Arrivée dans les nuages et pas de soleil pour une première vue d’Haïti.

Plus Afrique que Caraïbe, plus noire que métisse, plus pauvre que misérable.

Étirée entre trois mondes.

Le matin, les enfants vont chercher de l’eau.

Elle avait des yeux comme la mer, si on la regardait trop on pouvait y plonger avec le risque de ne jamais plus revenir.

Il y a des pays où les hommes et les femmes proposent leurs fesses aux clients des hôtels de luxe, ici ce sont des toiles qui sont proposées, prostituées, pour vivre.

Quelque chose de suffocant et de frénétique.

Une instabilité permanente, des forces contraires qui s’entrecroisent qui s’entrechoquent, et, derrière elles, une nuée de fulgurances…

Trafic d’eau.

Chantier désordonné et désaccordé.

Un chantier qui ne sera jamais achevé.

Il n’y a plus de musique, que de la couleur.

Assise sur les marches d’un escalier en bois, d’un côté les vaccines, de l’autre l’homme attablé devant son ordinateur.

Il n’y a pas de jonction entre ces deux mondes.

Ceux qui vont passer des week-ends en République Dominicaine pour se rendre à la plage, comme s’il n’y avait pas de plage ici ! dixit Barbara..

La timidité caractérise ceux qui ont côtoyé le blanc de trop près, ils ont perdu confiance en leur corps. Ils gesticulent plus qu’ils ne dansent, se tordent plus qu’ils ne dansent, se trémoussent plus qu’ils ne dansent, se raidissent plus qu’ils ne dansent, se crispent plus qu’ils ne dansent, la danse elle-même les rend raides, moites, effrayés du rythme, et de la manière dont le corps pourrait lui répondre.

La transe des mots, à la rescousse du corps.

Ils ont l’air eux-mêmes. (Contrairement à nous, l’air toujours emprunté dans le costume du blanc).

Est-ce à dire que le dépouillement est le vêtement qui sied le mieux à la vie, car ils sont la vie portée à son paroxysme et à son exaspération.

Jubilation (du) rien

Et tous, cherchent, dans leurs yeux, dans leurs maisons, dans leurs habits, dans leurs corps, dans leur langue, dans leurs rues, dans leurs villes, dans leurs maladies, partout et en tous lieux, ils cherchent, telles des hyènes, des signes de misère, pour s’en abreuver et les submerger de ce trop plein de charité VOMISSANTE.

La beauté est une tragédie : il faut sortir de son corps pour qu’elle prenne sens, en tirer profit, se perdre, se déposséder soi-même.

Beauté offrante et saisissante de la danse.

À quoi sert un corps ligoté, incapable de s’exprimer, ne sachant ni lire ni écrire, inapte à la connaissance du sacré ?

L’écriture du corps dans l’espace est certainement moins corruptible, moins en mesure de faire « proliférer les mensonges ».

Kinam hôtel

Ai peur de tout, même du bruissement des ailes de la mouche qui vole, ai peur de tout, suffoque et tremble de tout.

L’Occident, c’est toujours se projeter vers l’avenir. La vie est donc une abstraction et la vraie vie une projection.

(Elle était fière de sa largeur qui lui donnait un équilibre particulier, qui la plantait bien droit dans le sol).

Le déséquilibre naît de la présence aux portes du pays d’un monde menaçant ne tolérant, ne supportant, la différence.

(Elle avait cette blondeur particulière qu’ont les filles de Saint-Domingue, celles qui sillonnent les rues de la Caraïbe).

La marche forcée vers le « Progrès » ( cache-sexe de la consommation) pulvérise l’Homme. Ensuite, il ne reste plus qu’à recueillir les cendres, façonner des pantins articulés inaptes à la danse mais dotés d’une intelligence artificielle collective mise à jour tous les soirs à la même heure et strictement encadrée par des mots clés :

Civilisation, démocratie, droit de vote, droit de l’homme, droit de la femme, droit de l’enfant, droit du chien, droit du consommateur, droit d’ingérence, citoyenneté, laïcité, humanité, humanisme, Lumières, ValeursUniverselles (en un seul mot !), tolérance et paix. Ainsi soit-il.

Et aussi : Transparence.

Et encore : Santé, Éducation, Assainissement.

Dans ce monde de prospérité, plus de guerre (du moins intra-muros), plus d’enfants morts à la guerre.

Aux Médias, despotes incultes des Temps Modernes, de partir à la Conquête du monde et d’anéantir les poches de résistance les plus rebelles.

En premier lieu : Haïti.

(Haïti-chérie)

Haïti : une bible à ciel ouvert que l’on peut lire partout, sur les murs, les échoppes, les voitures, partout un délire de bible à chaque instant.

Dieu est à toutes les sauces, la fusion avec Dieu en tout : manger, pisser, déféquer, travail, argent, amour, et jeu, bien évidemment.

Et cette secte israélienne entr’aperçue au Kinam hôtel, avec ces femmes d’une blancheur des temps passés, un voile de soie transparent sur la tête, femmes qui ne se déplacent jamais sans être accompagnée d’un homme, car ils savent bien qu’elles portent toutes le diable en elles et qu’elles sont la part maudite de l’humanité comme ces pauvres nègres ces pauvres diables qu’il faut à tout prix protéger, leur assurer un salut éternel, terrasser le diable en eux pour limiter la présence du mal sur terre et commencer par la danse par le corps par la musique par le rythme, terrasser le Mal par tous les moyens.

Malgré des siècles d’acharnement, ils ne sont pas arrivés à bout de nous, reste l’ultime barbarie : la négation de nous même par nous même.

(Autrement nommée : Assimilation)

Ne plus être égal à soi-même, mais à l’Autre.

(Autrement nommée : Universalité).

Une vie idiote et oisive imposée comme Idéal car l’Homme est un danger pour le Monde des Objets, tous ceux qui sont « Humains, trop Humains » doivent disparaître :

TROISIEME MILLENAIRE :

LIQUIDATION TOTALE,

TOUT DOIT DISPARAÎTRE…

Haïti, une profusion de dieux et de couleurs, pourtant dieu est toujours blanc, délibérément blanc, car le blanc, « c’est le diable », et c’est bien pour cela qu’ils l’idolâtrent !

L’archange Gabriel lactescent en train de terrasser un démon outrancièrement noir sur la place centrale de la ville du François en Martinique, être servile à ce point là, c’en est indécent…

Héritage : « Chaque femme a un carreau de terre entre ses cuisses ».

(Tripotaj : Certaines femmes haïtiennes sont décidément trop belles, trop intelligentes, trop artistes, trop riches…).

Avant, toutes les femmes de la Caraïbe étaient belles, pas parce qu’elles étaient en formes, mais elles avaient toutes cette aisance dans le corps que l’on pouvait lire dans leur démarche ou retrouver sublimée dans la danse.

Aujourd’hui, être belle est devenue la négation de notre propre corps de négresse, pas de fesses, pas de cuisses, pas de ventre, pas de seins, bref pas de chair, rien, seulement l’absence de nous même. La danse, elle-même, tend à la négation de notre propre corps, de notre propre relation à l’espace et aux choses.

Un matin, il n’y aura plus d’image dans le miroir, nous serons devenus, non pas blancs, mais transparents.

Les Haïtiens, un peuple qui marche partout et tout le temps…

Les Haïtiens, un peuple qui marche partout et tout le temps : un peuple de poètes, au vrai sens du mot…

Haïti, une fresque vivante, comment s’étonner de cette profusion de peintres, de créateurs…

Haïti tente sans cesse de récréer la vie : un chaos créatif incompatible avec la mort (vivante, à la manière des zombis) qu’impose le « Progrès ».

Les points d’eau de la ville.

Les rivières, désespérément sèches.

Karfour, c’est une ville.

Ayiti : le sol vu d’avion ni an mannyiè tèt grennen.

– Vauclin, novembre 2004


Ce poème en prose de Mireille Jean-Gilles, « Le Voyage en Haïti », a été présenté à la cérémonie de remise du Prix Carbet à Cayenne en décembre 2004. En avril 2005, le texte est mis en scène à Port-au-Prince (avec une tournée en Haïti, Martinique et Guyane) par la Compagnie Théâtrale Guyanaise, avec Azor, James Germain, Boulot Valcour et Roland Zéliam. En 2007, il est mis en espace par Marie-Annie Félécité à Cayenne.
« Le Voyage en Haïti » est publié, avec la permission de l’auteure, pour la première fois sur Île en île en 2004.
En 2007, Le Voyage en Haïti est publié à Vauclin, avec des photographies de Marc Lee Steed.

© 2004 Mireille Jean-Gilles


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mis en ligne : 22 octobre 2005 ; mis à jour : 26 octobre 2020