Mireille Jean-Gilles, « Cahier d’un voyage dans le ventre d’une femme avec des épines sur la tête »

Aujourd’hui vendredi, deuxième du mois de mars, départ, un voyage, un départ accompagner les musiciens, le groupe Salala, les enfants prodiges de la Grande Île, un voyage, un départ, vers le grand sud, le pays des Antandroï, mais avant le grand sud, une première étape, à deux heures de Tana, oui à Antsirabé, une journée grise, aucun soleil pour éclairer ce départ, seulement une journée froide, départ Tana 9 heures, le plein d’essence à Isotry, arrêt à 10 heures au restaurant Le Pêcheur, arrivée à Antsirabé 12 heures, préparer le concert prévu pour 18h30, répétition à 16 heures, visite protocolaire de l’Ambassadeur de France dans les locaux de l’Alliance Française qui héberge aussi la salle de spectacle. Dès 18 heures, arrivée un à un du public, jeune et un peu moins jeune. Le spectacle débute, applaudissements, M’bassa plutôt magnifique, interpellé, pas étonnant, il est beau, ils sont beaux, leurs voix belles, graves, aiguës, frêles, légères, lourdes, sourdes, qu’écrire sur les voix de ces hommes ? Un premier spectacle, des chants, des voix, des applaudissements, des cris, des danses, un deux trois rappels, et c’est fini. Très bien.

Mais attention, messieurs messieurs les musiciens, messieurs les hommes aux voix venues d’ailleurs, l’autre Sud, l’autre temps, messieurs messieurs les musiciens, messieurs messieurs les artistes, ils étaient 100, ils étaient 200, en réalité 300 exactement à assister à ce premier spectacle, mais voilà messieurs les musiciens, dehors les exclus de la salle, eux aussi, ils étaient 100, ils étaient 200 et aussi 300 exactement, voilà messieurs les artistes, ils étaient dehors, fous de vous écouter, fous de vous crier, messieurs messieurs les musiciens, ils étaient fous à vous aimer, alors messieurs messieurs les musiciens, il a fallu pour éviter le pire, les faire espérer, messieurs messieurs les artistes, il a fallu leur promettre, oui un autre, un deuxième concert, rien que pour eux qui vous réclamaient à coup de cris et à coup de pierres, eux, messieurs les artistes qui n’avaient pu assister à ce premier concert. Car il faut que vous le sachiez messieurs les artistes, messieurs les magiciens, ce matin dans la ville d’Antsirabé s’est répandue comme une traînée de poudre la nouvelle qui n’était pourtant pas nouvelle car connue depuis 15 jours, mais dès le petit matin, s’est répandue la nouvelle, ce soir à 18h30, à Antsirabé se produit le groupe Salala, à l’Alliance Française, il faut y aller, et voilà messieurs les artistes, messieurs les musiciens, ils étaient 300 et messieurs les magiciens 600 également fermement résolus à vous écouter, à être avec vous. Et voila, après ce premier concert, il en reste encore 300, alors messieurs les artistes leur a été promis un deuxième concert à 21 heures, ils sont là, ils vous attendent, prêts à vous écouter, un public prêt à se livrer à vous, à s’offrir comme un fleur s’offrirait au temps, ils sont là, ils attendent. Alors il y eut un deuxième concert, et là ce fut l’extase, ce fil du désir qui était resté suspendu deux heures durant, cette attente, ce désir prêt à se rompre, et ce deuxième spectacle fut l’occasion de cette fusion, de l’explosion, de cette rencontre tant désirée, les mains, les pieds, les voix du public, la magie d’une rencontre, plus de temps pour s’asseoir, plus de temps pour palabrer, ce n’est pas la peine de présenter les chansons, vite que dansent les voix, vite que parlent les chants, vite, vite, vite, et puis ce fut la fin, la fin cette rencontre charnelle.

Après ce deuxième spectacle, un troisième dans un restaurant, une vieille promesse à tenir, coucher 2 heures du matin, réveil 6 heures, départ 7 heures, destination Fianarantsoa, deuxième étape, voyage, temps gris et froid, plus froid que la veille, décidément le soleil a bel et bien décidé de boycotter ce début de voyage. Concert prévu à 16 heures, heure prévue, début 16h30, public jeune, peut-être trop jeune pour avoir une ambiance mûre, un public à moitié d’enfants, de nombreux adolescents, quelques adultes ici et là et quatre bonnes soeurs bien en musique. Fianarantsoa, public nombreux, ambiance encore sage, public jeune, peut-être est-ce lié au lieu, une école ? Un couvent ? Mais après ces premiers instants, premiers émois, un peu sages et saccadés par quelques cris et rires avec en arrière plan l’attente excitée des enfants, après ces premiers instants, voilà que commence la fête, les voix bien sûr, M’bassa, Christian, Daniel, Jojo, les voix d’or, plutôt d’ogre pour Daniel, la voix basse de la bande, et voilà que chante le public, une chanson puis deux originaires des Hauts Plateaux, et le public s’enflamme, on a tôt fait d’oublier les deux quarts ou trois quarts d’enfants mais le feu brûle et seule la chaleur est palpable, qu’importe pourquoi, comment, par qui, voilà que fête la salle, les enfants, les bonnes soeurs, quelques vazaha en déperdition.

Et puis, comme à Antsirabé la veille, voici la danse ou l’on mime le zébu, avec un chant venu d’ailleurs, c’est à dire ailleurs de l’homme, des voix qui viennent de l’animal vénéré dans le sud sud malgache, l’animal vénéré par excellence dans le sud malgache, l’animal vénéré de tous, le zébu-roi, le zébu qui vaudrait plus qu’une vie ? Presque, on m’a raconté une histoire vraie, et même si elle n’est pas vraie elle est racontée alors elle est vraie, on m’a raconté que dans le sud, le grand sud, chez les éleveurs du grand sud, chez les plus fiers des éleveurs du sud, chez les Antandroï, il y avait un monsieur qui comme tout le monde là-bas vivait en préparant sa mort. Car dans le grand sud c’est comme ça, il faut mieux mourir la vie plutôt que de la vivre, je vous disais que dans le sud, le grand sud, les gens respectent et vénèrent le zébu, et si la vie matérielle semble leur échapper, le zébu par contre, bien que vivant, amas de chair, d’os, de cornes, ce zébu là, il est vénéré. Mais eux, ne voient pas la même chose que moi, pour eux, le zébu a avant tout une valeur spirituelle. Et puisqu’il faut mourir la vie, dans le grand Sud, les gens, toute leur vie durant, préparent leur mort, et surtout la cérémonie pour célébrer le passage dans l’au-delà, les funérailles bien sûr. Chaque instant de la vie doit servir à capitaliser pour ce moment de grâce que sont les funérailles, il faut accumuler le maximum de richesses pour mourir riche, et comme la vie matérielle est une notion quasi-abstraite, seul le zébu, l’animal mystique par excellence dans ce monde sud Madagascar, seul le zébu peut être une richesse cumulable, ainsi le sens philosophique de la vie n’est plus cultiver son jardin, mais constituer son troupeau de zébus. Eh bien, figurez vous, eh bien, vous savez quoi ? Eh bien, lorsque l’homme meurt, eh bien, on abat tous ses zébus le jour de ses funérailles et les crânes des animaux sont disposés fièrement sur l’immense tombeau, et voilà que les cornes des zébus ornementent de façon majestueuse le tombeau du défunt. Mais excusez-moi de cette digression, je vous avais promis de vous raconter une histoire, oui l’histoire d’un éleveur Antandroï, je ne suis pas très linéaire, mais si vous faîtes quelque effort, pour sûr que vous pourriez suivre le fil de mon histoire. Alors je reprends, on m’a raconté l’histoire d’un éleveur Antandroï qui aimait par dessus tout un de ses zébus, et qui n’avait qu’un espoir, qu’un désir, mourir et partir enfin dans cet au delà avec son zébu préféré, être pour l’éternité avec son zébu. Eh bien, ce qui est arrivé, c’est que le zébu a rendu l’âme avant le vieux sage, eh bien vous savez quoi ? Eh bien sans attendre, le vieux s’est planté un poignard dans le ventre : non le zébu n’allait pas s’en tirer à si bon compte, il a voulu mourir avant lui, eh bien il allait voir ça, eh bien le vieux sage s’est donné la mort et a pu partir pour ce long voyage accompagné de son zébu préféré. Voilà l’histoire.

Je vous racontais tout cela uniquement pour que vous compreniez que si le groupe Salala présentait un chant et une danse évoquant l’allure majestueuse du zébu, eh bien je voulais seulement vous dire que ce n’était pas un hasard. Alors ce soir là, à Fianarantsoa, ce soir là, quand Salala a chanté et dansé sur ce rythme de zébu, ce fût le délire dans la salle, Salala, Salala, les adolescents n’hésitaient pas à monter sur l’estrade, à chanter et danser, et même par terre c’était génial, je regardais deux petits garçons qui se tordaient dans tous les sens, vivant pleinement la musique de Salala. C’est quand même étrange, mais Salala est un groupe vocal, uniquement quatre voix qui chantent des chansons traditionnelles de Madagascar et quelques compositions de M’bassa sur des thèmes musicaux s’inspirant de la tradition du sud, je ne sais si je vous l’ai déjà dit, oui, probablement, ils sont tous originaires du Sud malgache, M’bassa Daniel et Christian de la région de Fort dauphin, Jojo de Tuléar. Mais cela ne les empêche pas de chanter des chansons traditionnelles des Hauts Plateaux, leur répertoire est donc un mélange de musiques traditionnelles et même un peu religieuse pas à cause de la tradition mais à cause des missionnaires, car nos quatre bonhommes, au moins, trois d’entre eux, ont été éduqués par les religieux, prêtres catholiques ou pasteurs luthériens, ils ont appris à chanter dans les chorales, alors dans leurs chants se mêlent des thèmes traditionnels et des techniques de chants religieux. Oui, tout cela c’était pour vous dire que je voyais deux enfants s’éclater comme s’ils dansaient sur un air de Michael Jackson, mais ce n’était que la musique de Salala mi-traditionnelle mi religieuse. Moi même, j’ai toujours été impressionnée par la modernité de cette musique, modernité qui devrait être antinomique avec ses sources d’inspiration. Mais revenons à la salle, la salle en fête, la salle qui fête Salala, Salala qui n’en finit pas de faire vibrer le public, un deux trois rappels, et c’est fini, signatures d’autographes qui durent et durent car ici l’artiste ne se contente pas de livrer une signature sur un morceau de papier ou un bout de chiffon, non il faut aussi qu’il écrive son adresse au complet. Alors forcément ça dure. Enfin ce fût la fin, expérience très satisfaisante à Fianarantsoa, qui pourrait laisser présager des moments autrement plus forts dans le sud sud, Tuléar, le sud des enfants prodiges.

Fianarantsoa encore, dîner sympathique au restaurant le Panda, on y mange bien, mais c’est étrange sur un mur de la salle, il y a une toile représentant deux pandas, un mâle et une femelle, en pleine occupation, hum, je dirais sensuelle, mais on y mange bien et l’ambiance y est sympathique. L’hôtel simple et agréable, réveil 6h30, petit déjeuner, départ plein d’espoirs, espoirs de découvrir des paysages magnifiques et puis l’attente de cette rencontre entre les enfants du pays et leur public. Départ, Fianar 8 heures, paysages splendides, une toile immense qui n’en finit pas, sur un coin de la toile une rizière, quelques étages en colimaçon, un peu plus loin d’autres rizières, et puis une maison couleur brique, plus haute que large, élégante, sobre, un peu hautaine, mais humble également, une autre maison, d’autres maisons, quelques massifs à l’horizon, le ciel bleu, un bleu du ciel bleu, quelque nuages blancs, blanc écarlate, l’espace qui s’offre encore et encore, une harmonie, le peintre était bleu, sans doute, et puis apparaissent quelques vignes, elles n’apportent pas beaucoup de gaieté aux paysages, mais les religieux, les catholiques ou les protestants, ou peut-être même tous cultes confondus, ont introduit la vigne, de quoi égayer les fidèles. Fianarantsoa, la ville la plus pieuse de Madagascar car je ne sais pour quelles raisons, les cultes se sont entassés en ce lieu, et depuis de nombreuses décennies, plusieurs écoles ont été installées et par la scolarisation intensive qui en a résulté Fianar est devenu un grenier, le grenier intellectuel de l’île. Enfin le paysage était grandiose, serein, et puis presque sans transition, plus de rizière, la toile précédente avait disparu, maintenant voilà un paysage de montagne des massifs au loin et des pâturages de part et d’autre part, des zébus que l’on voit au loin très loin, mais de temps en temps, il arrive que sur la route, route nationale, on croise un troupeau de zébus, attention zébus, ils ne s’affolent pas, ils ne marquent pas la moindre inquiétude, le zébu fier n’a pas peur des voitures, mais il n’est pas têtu comme un âne non plus, il quitte la piste, laisse place et s’en va. Donc des pâturages toujours encore, encore et toujours, des pâturages, des zébus au loin, des poteaux téléphoniques vierges de fils, car me confie M’bassa, les fils sont enlevés par la population pour en faire des bracelets, quant aux poteaux métalliques, eux aussi ils sont parfois récupérés pour fabriquer des charrettes. Et puis apparaissent enfin les premiers cactus, les premiers signes du Sud, de la sécheresse. Et aussi la chaleur, il fait chaud, cette chaleur tant désirée la voilà avec quelques degrés en plus toutefois. Les paysages deviennent de plus en plus arides, de plus en plus secs, à nouveau des cactus. Mais il fait chaud, bien chaud. Enfin apparaît à nos yeux ce massif fameux, un mystère de la géologie semble t-il, un massif disposé un peu comme un archipel volcanique en miniature, des roches, des stries inexpliquées, c’est aussi l’occasion de faire quelques photos du groupe Salala et des accompagnateurs. Halte déjeuner au Relais de la Reine, une splendide auberge bâtie dans le roc de cet archipel en miniature, Tuléar est encore à trois heures de route. Le paysage évolue, il devient carrément plat, une sorte de savane plane bordée ponctuellement par quelques massifs lointains, une sensation d’immensité, la terre et le ciel apparaissent sous une dimension nouvelle, un horizon immense, des nuages, un coucher de soleil, bref, on arrive enfin à 20 heures à Tuléar. Concert prévu pour le lendemain 21 heures.

Concert prévu au Zaza club, le Zaza club est une institution à Tuléar, une boîte de nuit pas toujours fréquentable, mais très fréquentée, tout le monde y va, les filles bien-sûr mais tout le reste aussi, on se sent bien au Zaza-club, tous types de milieux s’y côtoient, la musique bien tropicale, les filles qui virevoltent, le spectacle est assuré, la musique, la danse, l’alcool, les filles, la nuit est belle au Zaza club, eh bien ce soir là, la nuit allait être belle, mais un peu particulière, le directeur de l’Alliance Française de Tuléar qui fait la présentation du groupe Salala parle pour ce soir là de soirée culturelle, Salala se produit à Tuléar, Salala chante au Zaza club, le Zaza d’ordinaire si trépidant est sage ce soir, on est venu voir et écouter Salala, voilà nos quatre artistes face à leur public du sud Madagascar auprès duquel ils ne se sont pas produits depuis des années, Salala, je les trouve un peu fébriles, peut-être est-ce la crainte de cette rencontre tant espérée, mais le public ne se doute de rien, il savoure en silence la joie de ses retrouvailles avec les enfants du pays, une deux trois chansons, le public cette fois uniquement composé d’adultes est silencieux, seuls des applaudissements polis s’intercalent entre deux chansons.

Après ces une deux trois chansons Salala enfin se donne pleinement à son public, mais décidément le Zaza a décidé d’être sage ce soir, on ne crie pas, on ne tape pas des pieds, pourtant, pourtant, le silence dans la salle devient de plus en plus dense, et un autre type de contact s’établit entre Salala et son public, un contact plus intime, où les voix parviennent directement aux spectateurs sans le désordre de l’excitation de foule, le public du Zaza savoure en silence ce petit moment de bonheur, avec son paroxysme, quand les chanteurs descendent de la petite estrade de fortune et s’avancent vers le public, là à ce moment, chaque spectateur sait que chaque parole, chaque souffle lui est destiné à lui, particulièrement, et c’est magique, et cela se savoure en silence, un silence dense mais qui finit par se rompre, par éclater, on applaudit, on interpelle, on se déplace, un, deux, trois, quatre, à plusieurs reprises un spectateur ou un autre se lève et va nicher sous la chemise d’un chanteur ou d’un autre, un billet pour récompenser ce moment de bonheur, les filles du Zaza quant à elles ne veulent pas être en reste et dans une sorte de chorégraphie improvisée deux filles se lèvent et chacune va offrir aux deux chanteurs se trouvant aux extrémités de l’estrade quelque billet non pas doux mais presque. Le Zaza vit ce soir au rythme de Salala, plusieurs rappels, des applaudissements à n’en plus finir, et au Zaza on se dit que des soirée culturelles comme ça on en redemande. Soulagement, Salala a enfin affronté son public, et des affrontements comme celui là le public en redemande. Le spectacle se termine et Salala s’en va, mais avant de s’en aller on présente évidemment les quatre chanteurs, Jojo, enfant né dans la ville de Tuléar, Christian l’Antandroï et Daniel l’Antanos, et quand il s’est agit de présenter enfin M’bassa, Christian ayant commencé une phrase fut interrompu par une voix de femme venant du fond de la salle, mais cette voix venait du fond d’un coeur pour clamer à l’assistance sa propre vérité : « ET M’BASSA, C’EST LE ROI ! »

Et puis il y eut ce départ pour le pays des épines, mais en quittant Tuléar, une épine entièrement étrangère au milieu, et peut-être somme toute imaginaire, s’est plantée dans mon pied, la douleur fut telle que par une nuit de désespoir, j’en implorai la lune, mais en vain, elle était là, tenace, sans qu’il ne fut possible de l’ôter, de ce voyage dans le pays des épines ne me restent que des réminiscences…

J’ai souvenir d’un fond vert, le fond était vert, et le vert était de part et d’autre, j’ai souvenir de quelques tâches bleues, morceaux de tissus sur les épaules des pasteurs, et eux, ils étaient là, royaux, majestueux, les zébus-rois, beaux, propres, bien en chair, une sensation d’opulence, de bien-être…

J’ai souvenir de l’aspect dépouillé voire miséreux de ces hommes qui ostensiblement ne semblaient vouloir rayonner qu’à travers la splendeur du troupeau, j’ai souvenir de monuments somptueux éparpillés ici et là, j’ai souvenir de ces monuments somptueux, demeures éternelles agrémentées de dessins géométriques aux couleurs vives, j’ai souvenir de tous ces symboles érigés retraçant la vie du défunt, j’ai souvenir et je m’en souviens pleinement de les avoir vus, oui je les ai vus, alignés dignement, j’ai vu les cornes de zébus dressés fièrement et témoignant de toute la dignité terrestre et éternelle du défunt, j’ai souvenir de ces demeures éternelles somptueuses jalonnant la route, j’ai souvenir de ces cases de misère juste bonnes à abriter quelques vies éphémères, j’ai souvenir de ces demeures éternelles, seules capables de rivaliser en beauté avec la splendeur des troupeaux…

J’ai souvenir des épines, j’ai souvenir de ce pays où semble t-il le créateur s’est exercé à imaginer toutes les formes d’épines qu’il fut possible au sol de porter, j’ai souvenir d’herbes folles en épines, j’ai souvenir d’arbrisseaux en épines, j’ai souvenir d’arbres en épines, ô ciel ! Pourquoi imposer à l’homme un milieu si hostile, qu’espérer de la vie entre de telles épines ? Des épines toujours, à l’infini, des forêts entières d’épines…

J’ai souvenir de troupeaux de zébus auxquels se mêlaient chèvres et moutons, j’ai souvenir d’avoir rencontré sur un bord de route un taxi-brousse, en panne comme il se doit, il s’appelait l’Androï Express, j’ai souvenir d’enfants menant le troupeau et se mettant à danser au signal lancé par le klaxon des voitures…

J’ai souvenir de ce voyage avec des troubadours, j’ai souvenir de Bezaha, Betioky, Ampanihy, Ambovombé, j’ai souvenir de chants à l’identique chaque soir, j’ai souvenir des spectateurs, chaque soir émerveillés qu’à eux perdus dans le pays des épines pût s’offrir un tel spectacle, j’ai souvenir de la technique capricieuse dans ce monde en brousse obligeant nos troubadours à exercer davantage leurs talents d’animateurs que de chanteurs, j’ai souvenir de dialogues s’établissant entre le public et les troubadours, j’ai souvenir des rires qui fusent, des cris, des cris d’enfants qui répondent à chaque sollicitation des troubadours, j’ai souvenir de tous ces chants en plein air, et là en l’occurrence en pleine lune, et parfois en plein vent, vents de sable aussi, j’ai souvenir d’un public avide de chants, de musique, de danse, dans cette brousse délaissée depuis longtemps par les troubadours…

J’ai souvenir d’une source d’eau chaude et d’un à Bezaha, j’ai souvenir d’une petite fabrique de tapis mohair à Ampanihy, j’ai souvenir du retour de l’enfant-roi des troubadours dans son village natal à Ambovombé, j’ai souvenir des éleveurs Mahafaly à Betioky, j’ai souvenir des éleveurs Antanosy…

J’ai souvenir qu’en quittant le pays des épines, la nature d’un seul trait se fait luxuriante, rizières, montagnes en feuilles vertes, rivières en eau, j’ai souvenir d’une fin de voyage, j’ai souvenir que m’a été conté, qu’au terme de ce voyage, dans le pays des Antanos à Fort Dauphin, un dernier spectacle fut, et, m’a t-on raconté, il rappelait en quelque sorte la fête faite à Salala à Fianarantsoa…

J’ai souvenir de ce voyage où dès les premiers émois l’ascension fut telle que j’en eus la tête dans les nuages, j’ai le souvenir de mes compagnons de route émus par ce voyage dans le temps d’un autre temps, dans le ventre d’un autre monde, dans le ventre d’une femme avec des épines sur la tête.


Ce texte « Cahier d’un voyage dans le ventre d’une femme avec des épines sur la tête » de Mireille Jean-Gilles est un extrait de Voyage dans le ventre d’une femme avec des épines sur la tête, publié pour la première fois à Cayenne en 1995. Reproduit sur Île en île avec la permission de l’auteure.

© 1995, 2005 Mireille Jean-Gilles


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mis en ligne : 22 octobre 2005 ; mis à jour : 26 octobre 2020