Michèle Rakotoson, Elle dansa sur la crête des vagues


Elle dansa sur la crête des vagues est une pièce de théâtre inédite de Michèle Rakotoson et dont la distribution des personnages est la suivante:

  • une chanteuse
  • Elle : femme de 45 à 50 ans, épouse du dictateur
  • Lui : homme de 50 à 55 ans, le dictateur
  • un vieil homme

Dans les extraits qui suivent, l’auteur lit surtout des passages du rôle du personnage Elle.


Chante mon âme, chante

Les heures s’égrènent goutte à goutte et la rumeur arrive lentement,
comme la brise, comme le vent
Les chants et les mots s’oublient, déraillent
La peur s’est faite atmosphère et couvre toute envie de vivre
C’était, je crois, un jour de juillet

[…]

Une voiture était passé dans les quartiers du bas
Des hommes sont sortis des rues de la vieille ville
Des hommes en cagoules, qui ont tiré

[…]

Peur

L’horizon s’est couvert du nuage noir qui s’est levé sur la ville.  L’histoire se répète.  Une histoire trop connue, une histoire du temps des guerres, le temps des soldats morts, de la conscription et du silence aussi.  Le silence des couvre-feux, puis les mitraillettes qui claquent et les cris au secours.

La grisaille a commencé.

Le désespoir s’installe, peu à peu, pas à pas.  Ville en grisaille, parsemée de mots d’ordre, voitures en vert de gris, misère en mitraillette, nos fils en uniforme…  La nuit recouvre tout;  lentement, si lentement.  Elle remplit la plaine et tamise les rizières de pénombre et de chuchotements…, de chuchotements…

La peur est arrivé insidieusement.  La peur…!  Dans les ruelles, les femmes criaient:  fuyez enfants, fuyez.  Fuyez les cris et les larmes, fuyez les hurlements.  Et vous femmes, courez, partez avant qu’il ne soit trop tard…  Partez, ils vont rechercher les hommes et les enfants sortis de vos entrailles.  Dans ce ballet de mort, ils ont besoin de sang, fuyez femmes, fuyez, emmenez vos garçons…  Hurlez femmes, hurlez…

C’est la guerre, ajoute le vent.  La guerre, reprend la brise.  La rumeur arrive lentement, comme un vent qui a cessé ses tourbillons…

[…]

La guerre est là, elle est présente, elle est partout, elle s’est insinuée dans chaque pas, dans chaque geste, elle est sous tes paupières, sous celles de tes voisins, elle adhère à ta peau, s’incruste goutte à goutte dans chaque parcelle de ton corps, t’empêche de respirer, de rire, de réfléchir… elle est là, la guerre, on ne peut plus rien y faire.

[…]

Le tonnerre gronde au loin sur la colline
Les orchidées fleurissent à l’ouest
L’oiseau bleu se met à pleurer
Si c’est un juste retour d’amour, qu’il soit accompli
Si c’est un retour de mort…

Il deviendra habitude du silence qui s’insinue et s’incruste dans chaque pore de la peau, dans chaque geste, habitude du quotidien qui s’enténèbre…

S’agrippe le temps qui refuse de couler
S’égrènent les heures
Comme la rosée le matin.
Se distille l’attente,
Se distille la peur,
Se distille…

Et pleure la femme, celle dont la terre est dévastée,
Et hurle la femme, celle qui toujours ravale ses larmes
Et crie la femme, celle qui parle de dignité
La guerre avance lentement et le soleil s’est enveloppé de son linceul rouge,
Son fils se prépare à la mort
Le fils de celle qui se tait
Chante femme, chante
Et danse…

Dans cette mémoire qui parle de mort, comment contenir les cris et les sanglots,
Dans cet avenir qui se joue en noir
Comment sourire, encore et toujours
Qui parle de guerre pour les fils des autres
Quelle femme suis-je encore qui ai enfanté de ce deuil
Qui suis-je encore, moi qui ne peux plus que parler de malheur?

Ainsi est le sort de chaque femme
Chante

Les mots se perdent dans les méandres de la haine
Les hurlements remplacent tous les mots d’amour

Ces hurlements-là sont ceux que tu as entendu un petit matin
Qui sont advenus du plus loin de l’horizon
Là où le ciel se confond avec la terre
Où seule une ligne imperceptible montre la limite de l’indicible
Cette voix-là, c’est celle qui alors se fit entendre.

Cette voix disait:
Hurle, femme, hurle

Chante et parle de la vie,
Les enfants de chez toi ne savent plus que haïr
Chante, femme, chante,
Hurle pour ton peuple jeté dans toutes les géhennes.

Pars, femme, pars, disait la voix
Pars, répète la peur…

[…]

Il y a des moments où le temps semble s’arrêter, où la vie va s’arrêter…

Il y a quelques temps, à cette heure-ci, les jeunes hommes s’adossaient au mur pour gratter leurs guitares…
Il n’y a plus de guitare maintenant, mais des couvre-feux, le silence, l’heure où tout va basculer… tout a basculé…

L’histoire a peut-être déjà basculé, mais personne ne nous l’a appris.

Pourquoi avons-nous perdu toute notre sagesse, pourquoi nous sommes-nous engouffrés dans cette histoire d’horreur?

La mort se joue aussi au quotidien.  Elle glisse simplement, si simplement, comme un effleurement… un glissement qui se fait oublier dans l’ombre.

Il se fait tard dehors, les sarcelles vont bientôt rejoindre le lac Itasy à l’ouest.  Et à la saison des pluies, juste avant que les orages ne viennent, le tonnerre gronde sur les monts de l’Ankaratra.  Glisser, tout simplement glisser…  Et accepter tout, trouver tout normal:  les mots qui s’enkystent, se vident de sens, les morts, un, dix, des centaines de disparus, des milliers de prisonniers… Le soir, la poudre des coups de feu tirés le jour qui feutre l’atmosphère.  La nuit, une espèce de brume grise, qui s’installe sur la ville, la ville qui devient un immense couloir où la mémoire s’installe dans le deuil… accepter tout, même les souvenirs qui se figent.  Jusqu’où peut-on supporter l’horreur, les morts, le sang?  Tout devient ordinaire, banal, même les blessés, les morts, et nous, nous sommes là…

Reviennent les obsessions…

Je voudrais être ailleurs.

[…]

J’ai toujours cru que j’étais une femme forte, de ces femmes de bronze et d’airain que rien n’ébranle, qui restent toujours souriantes et calmes quoiqu’il arrive, jamais je n’ai pu imaginer que l’horreur puisse être aussi cette succession de jours quotidiens qui vous laminent…  J’oublierais cette histoire… cette histoire de deuil…  Je mettrais ma robe à fleurs et je danserais le tango sur une terrace verte. […]


Cet extrait, lu par l’auteure, Elle dansa sur la crête des vagues provient d’une pièce de théâtre inédite de Michèle Rakotoson.

© 2001 Michèle Rakotoson
© 2002 Michèle Rakotoson et Île en île pour l’enregistrement audio (5:08 minutes)
Enregistré à Paris le 26 septembre 2001


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mis en ligne : 9 septembre 2002 ; mis à jour : 27 décembre 2020