Michèle Rakotoson, 5 Questions pour Île en île


Michèle Rakotoson répond aux 5 Questions pour Île en île.

Entretien de 16 minutes réalisé à Paris le 28 mars 2010 par Giscard Bouchotte et à Grande-Baie (Île Maurice) le 13 juin 2013 par Nathalia Vadamootoo.

Notes de transcription (ci-dessous) : Coutechève Lavoie Aupont.

Dossier présentant l’auteure sur Île en île : Michèle Rakotoson.

début – Mes influences
03:05 – Mon quartier
07:09 – Mon enfance
11:23 – Mon oeuvre
15:42 – L’insularité


Mes influences

Celle qui a le plus marqué mon oeuvre, et en fait qui, quasiment dès ma naissance, m’a influencée, c’est ma mère. Ma mère était bibliothécaire. Je suis quasiment née dans les livres grâce à elle et à mon père d’ailleurs qui écrivait. Quand j’étais petite, j’attendais que ma mère rentre du travail, je dormais sur des livres. J’avais deux ou trois ans, il y avait plein de livres et je m’endormais dessus. Je me souviens de m’être endormie dans les rayons de la bibliothèque dans laquelle elle travaillait. Chez nous, il y avait énormément de livres.

Je me rappelle avoir lu la Contesse de Ségur, Un bon petit diable et des tas de choses comme ça. Et puis un jour, il y a eu un déclic : j’étais persuadée que les livres étaient pour les Blancs, pas pour nous ; c’étaient les Blancs qui écrivaient, les Noirs n’écrivent pas. Un jour, ma mère a rapporté de sa bibliothèque un livre d’un auteur malgache, l’un des plus grands auteurs de Madagascar : Emilson Daniel Andriamalala, et là a eu le déclic. Le déclic, c’est que nous, on pouvait écrire aussi, on peut raconter nos histoires. Emilson Daniel Andriamalala, c’est l’auteur malgache le plus moderne. Celui qui a déconstruit les récits, qui a fait des mises en abyme des récits. Il y a un roman que j’aime beaucoup, qui est Fofombadiko [« Ma fiancée »] qui commence par « Na izaho, na ianao tsy misy nahatane ny dina natao » (« Ni vous ni moi, n’avons tenu nos engagements… »). C’est l’histoire d’un amour qui n’arrive pas à aboutir entre deux personnes qui sont enfermées dans la forêt pendant les évènements de 1947 et qui sont en train de se chercher alors qu’ils se sont trouvés.

Le déclic, c’était cela, une espèce de quête de l’écriture, de l’amour, du plus beau.

Il y a eu aussi une femme Clarisse Ratsifandrihamanana qui a écrit dans les années 1960 (bien avant Mariama Bâ, en fait).

Je me dis d’ailleurs qu’il faudrait un jour traduire ces auteurs, les faire connaître.

Il y a Le Clézio : Désert est l’un des plus grands romans que je connaisse.

Marguerite Duras, pour laquelle j’ai une grande admiration.

Tolstoï.

[Mes inspirations ou influences, ce sont] un mélange d’auteurs malgaches et internationaux.

Mon quartier

En fait, j’ai deux villes.

Antananarivo (Tananarive) est ma ville d’enfance, puis la ville dans laquelle je suis revenue vivre « ma vieillesse ». Tananarive qui est pour moi une ville assez étrange. C’est une ville complètement décrépie, en train de se casser la figure. En même temps, c’est une ville très belle où il y a des collines, des maisons dont certaines ont plus de cent, cent cinquante ans, des routes pavées… C’est une ville qui a une âme, une âme qui est en train malheureusement de partir. J’habite dans cette ville. J’habite Faravohitra, qui est dans les collines. J’ai un petit studio, mais je dis que j’ai cinquante kilomètres d’espace, parce qu’il donne sur les collines, sur les rizières. On voit jusqu’à soixante-dix kilomètres de là, sur Ambohimanga, la montagne bleue. En fait, quand je dors la nuit, quelquefois je laisse les fenêtres ouvertes, et j’ai l’impression de dormir sous les étoiles.

Tananarive est une ville qui a une histoire et où chaque quartier a une histoire. Passeport pour Antananarivo va sortir [NDLR chez Elytis en 2011] ; c’est un livre qui explique Tananarive. Tananarive dans les rues, dans les ruelles, les chanteurs qui ont chanté, les poètes.

Et puis, il y a dans la banlieue parisienne un coin que j’aime beaucoup et qui malheureusement est en train de changer : Châtenay-Malabry. C’est là où j’ai un appartement et où j’ai vécu pendant toute ma durée de vie en France. En fait, je m’aperçois que si je suis aussi attachée à Tananarive qu’à Châtenay-Malabry, c’est parce qu’il y a les mêmes choses. Il y a de l’espace et un petit balcon qui donne sur des arbres. Cela m’a permis de ne jamais étouffer, parce que je suis assez claustrophobe ; il me faut de l’espace. À Châtenay-Malabry, je ne ferme jamais rien, surtout pas les fenêtres. Là, je suis devant les arbres, il y a des écureuils, un hibou qui chante le matin…

C’est vrai qu’un appartement, cela marque. Quand j’écris, j’ai besoin de me mettre devant une fenêtre. Surtout pas un mur, un mur vide. Devant une fenêtre, devant un espace, je peux partir. Dès que tout est fermé, j’étouffe, je ne peux pas écrire. C’est pour cela que j’adore Tananarive, j’adore Faravohitra. En plus, sur Faravohitra, il y a toute mon enfance, des gens que je connaissais quand j’étais enfant avec eux. Maintenant, on vieillit ensemble et on se retrouve à notre âge. Il y a les petits commerçants, le lycée Jules Ferry dans lequel j’ai fait toutes mes études, la vieille église… Il y a tout cela. À Chatenay-Malabry, c’est la même chose, même si c’est la banlieue : il y a une église, un endroit où, auparavant, les gens venaient faire laver leur linge et toutes les personnes avec qui j’ai vécu pendant vingt ans qui sont là et qui continuent à être là. Quand on se lève le matin, c’est le bonjour ! Comment allez-vous ? C’est toute une humanité que je pense que je ne trouve pas vraiment ailleurs.

Sur Paris, il y a aussi des quartiers que j’aime, que je hante : le dix-huitième arrondissement, le onzième. En fait, quand je vivais ici [à Paris], chaque fois que j’avais le cafard, je n’avais besoin que d’entendre les odeurs de chez moi, j’allais dans le marché du dix-huitième, du onzième aussi.

Mon enfance

J’ai eu une enfance heureuse (que je peux dire, maintenant avec le recul). Il y a des choses… on est malheureux, mais j’ai vraiment eu une enfance heureuse. Quand mes parents partaient travailler, j’étais livrée à moi-même. À Faravohitra, on était toute une bande de gamins, on faisait plein de bêtises. Pendant les vacances, on allait dans la maison de mon grand-père à Ambatomanga et là, c’était extraordinaire parce que – je le dis toujours – on avait de l’espace. À la campagne, on partait dans les rizières et dans les collines. J’ai appris à pêcher des poissons dans l’eau, à la main. En fait, on rentre dans l’eau et on ne bouge pas. On attend que le poisson glisse et on l’attrape. J’ai appris cela à la campagne. J’ai appris le chant des oiseaux. On était toute une bande de cousins, une vingtaine. On rentrait tous dans la maison familiale. Ma grand-mère nous laissait faire. Et on avait des lits, des matelas par terre alignés. Il y avait quatre chambres, les garçons d’un côté et les filles de l’autre.

Cette enfance-là, c’est une enfance qui m’a marquée parce que c’était une enfance très vive. En même temps, on avait le sens de la responsabilité, parce que, entre cousins, il y avait l’aîné(e) qui devait garder les petits.

Malgré cela, il fallait que je me protège. Je suis quelqu’un qui a toujours été très solitaire, assez sauvage. Quand tout le monde m’embêtait, il y avait dans la maison de mon grand-père un oranger – d’ailleurs, il est toujours là – je prenais mes livres et j’ai grimpé dans l’oranger. J’avais un gros chien ; le chien m’attendait en bas. Quand j’étais assise sur l’oranger, personne n’avait le droit de venir me déranger, sinon le chien l’attaquait.

Mon grand-père m’a beaucoup marqué aussi. Il était médecin. Je pense travailler sur sa mémoire. C’est quelqu’un qui a beaucoup souffert : de la colonisation, d’avoir vécu dans les campagnes, de ne pas avoir de moyens pour travailler. Il a souffert d’un tas de choses. C’était quelqu’un d’extrêmement silencieux. Il ne disait jamais rien.

J’étais la fille ainée, donc très gâtée, très petite star. Un jour, mon grand-père me regardait ; j’avais fait une grosse bêtise, m’étant engueulée avec l’un de mes cousins, et j’avais joué à la petite star. Il m’a dit : Toi, t’as douze ans, un jour t’auras quatorze ans et tes cousins seront plus grands que toi. Tu verras comment ils vont te traiter ! Moi, à ta place, je resterais tranquille. Cela m’a marqué de m’apercevoir, grâce à cette seule phrase de mon grand-père, que la roue, elle tourne ; un jour, tu ne seras pas aussi forte qu’aujourd’hui, à un moment donné, tu respectes les autres, tu ne joues pas à la star. Cela m’a vraiment marquée.

Ce qui m’a surtout marquée chez lui, c’est que c’était un homme de devoir. Cet homme avait fait un cancer ; c’était dans les années 1960. Il hurlait toutes les nuits. Il a travaillé jusqu’à une semaine avant de mourir. Trois semaines avant de mourir, je l’ai entendu la nuit dire : dis à ses parents d’aller reprendre la petite fille parce qu’elle ne va pas pouvoir supporter ce qui va suivre. Jusqu’à présent, cette phrase me hante : d’avoir quelqu’un qui sait qu’il n’a plus que quelque temps devant lui. Que cela va être terrible comme souffrance et qui veut que la petite fille parte.

Mon œuvre

En fait, toute mon oeuvre est marquée par la séparation d’avec le pays natal. Je n’ai jamais parlé que de Madagascar, parce que j’ai vécu longtemps loin. Pour pouvoir ne pas être loin de mon pays, j’ai écrit sur Madagascar.

Le premier livre, Dadabé, était l’hommage au grand-père dont je viens de parler. C’est peut-être aussi le refus de la mort parce que, dans Dadabé, l’ombre hante et revient. Dans Le bain des reliques, j’ai parlé de la culture profonde de ce pays. Systématiquement, dans ces oeuvres, c’est la rupture d’avec le pays, la recherche du pays.

Les deux oeuvres où je suis allée le plus loin dans la recherche de la philosophie – même si je n’aime pas le terme – du conscient malgache, des contes malgaches, c’est d’abord Henoÿ [Fragments en écorce], où j’ai pris le terme d’Orphée qui va en enfer et, quand il se retourne sur ses pas, il n’y a plus rien. Mais si, il y a les pas de ceux qu’ils ont été réduits en esclavage. Et puis Lalana, un long cheminement vers la mort, une mort digne. Dans Lalana, il s’agit d’un jeune homme malade du sida qui ne veut pas mourir indigne. Il veut rejoindre ses ancêtres qui sont allés vers la mer. (Il paraît que nous [malgaches] sommes des gens de la mer qui viennent d’Indonésie et d’Afrique, des personnes qui se sont retrouvées sur Madagascar.)

Dans ces romans, j’ai beaucoup travaillé sur le fond de moi-même : ce qu’est un Malgache, la philosophie de Madagascar. Je travaille énormément sur le mythe du voyage. Cela fait trente ans que j’ai une valise quelque part dans ma chambre, toujours prête à partir d’une manière ou d’une autre. L’exil, cela veut dire que l’on vous arrache de vos racines et vous n’êtes plus jamais installé(e). Vous avez toujours un pied-à-terre quelque part. Maintenant, j’ai un pied-à-terre en France et je vis à Madagascar. J’ai des pied-à-terre à droite et à gauche. Je suis toujours en train de prendre ma valise.

L’oeuvre, elle est là, c’est le rattachement à l’île natale, aux racines natales et en même temps toutes les étapes, tous les voyages qui se sont faits…

Depuis mon retour à Madagascar, je vois ce que j’ai écrit en France comme une partie de l’oeuvre. Je suis en train de terminer la boucle, car à Madagascar, j’ai écrit Tana la belle – une replongée dans la ville de Tananarive – et je suis en train de travailler sur une autre oeuvre importante. Il s’agit d’une révolte qui a eu lieu à l’arrivée de la colonisation au 19e siècle. Au retour, il fallait me poser dans ce pays en crise, ne pas rentrer dans le jeu politique, mais de me mettre dans ma place d’intellectuelle qui réfléchit et qui pose des questions. L’oeuvre est là.

Plus qu’auparavant, je me penche sur l’histoire, sur la musique. Il y a toujours cette réflexion-obsession avec l’esclavage, comme dans Henoÿ. Les traces laissées par l’esclavage, la résilience, et comment guérir des traumatismes.

L’Insularité

Une insulaire ? Maintenant, oui. Une insulaire qui est partie, et qui est revenue. Avec une identité plurielle. Un cocon sécurisant, mais aussi un enfermement insulaire.


Michèle Rakotoson

Rakotoson, Michèle. 5 Questions pour Île en île.
Entretien, Paris (2010) et Grande-Baie, Maurice (2013). 16 minutes. Île en île.

Mise en ligne sur YouTube : 28 décembre 2013.
(Cette vidéo était également disponible sur Dailymotion, 2013-2018.)
Entretien réalisé par Giscard Bouchotte et Nathalia Vadamootoo.
Notes de transcription : Coutechève Lavoie Aupont.

© 2013 Île en île


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mis en ligne : 28 décembre 2013 ; mis à jour : 26 octobre 2020