Michèle D. Pierre-Louis, « Question de littérature et de lecture » – Boutures 1.3

Boutures logo
Réflexions
vol. 1, nº 3, pages 46-47

     Aller dans une bibliothèque consulter les livres qui sont passés par d’autres mains, des livres anciens par leur typographie, par leur papier, par leur reliure, ou même tout simplement ouvrir un livre, c’est se placer dans une continuité, une histoire, devenir citoyen d’une Cité idéale et cependant pas du tout abstraite, où sont en jeu la liberté de penser et d’écrire, la liberté de juger, le jeu.

     C’est Danièle Sallenave qui parle, c’est elle qui explique, qui commente, qui s’emballe et qui, dans le même temps, commande un renouvellement de la réflexion sur le statut de la littérature aujourd’hui dans le monde. Elle commence par s’inquiéter des effets de mode réducteurs qui ont envahi l’école et les champs du savoir, et fait baisser la garde sur la raison d’être même de l’apprentissage scolaire. Car c’est à l’école que le tout petit enfant va faire pour la première fois l’expérience de l’arrachement à un moi enfantin, capricieux et narcissique. Et c’est la lecture qui va provoquer ces premiers «chocs éducatifs» que l’école fait ressentir. Comment donc ne pas te mettre en question la formation des maîtres, l’élaboration des programmes? «Le drame de l’école se ramène pour l’essentiel à une crise, un effondrement, une rupture dans la formation des maîtres. C’est d’abord la formation des profs qu’il faut d’urgence réformer» (p.24).

« L’école apprend à rompre avec le narcissisme primaire, les fantasme de toute-puissance »

Face au discours privilégiant le repli identitaire et la soi-disant démocratisation de l’enseignement, Sallenave propose un recours aux mécanismes qui forment à la maîtrise du langage. L’apprentissage du langage, c’est l’apprentissage de la pensée, explique-t-elle. Apprendre à écrire, à parler et à lire, c’est apprendre à penser. «La langue est une arme. Il est criminel d’en priver ceux qui en ont le plus besoin. Car il revient à l’école, du fait de sa double nature – républicaine et de « classe » – de fournir à tous connaissances et savoir, discipline civique et maîtrise de la langue, mais aussi de donner, et particulièrement aux plus défavorisés, les armes que la société ou la famille n’offrent pas» (p.48).

Tout au long de cet entretien avec Philippe Petit, Danièle Sallenave, toujours incisive, passionnée, décapants par moment, réitère ses professions de foi antérieures. On se souviendra ainsi non sans émotion de ses «Onze propositions en hommage à Temps et récit de Paul Ricoeur» (Esprit, #7-8, juillet-août 1988), lorsqu’elle s’accorde à nous dire: «Lire écarte la vie ordinaire, son cercle triste et ses préoccupations menues et dévorantes; lire vous arrache à vous-même et au monde», et sa sommation sans détour, reprise à Saint-Augustin, Tolle et loge (prends et lis).fille

Plus encore, on gardera en mémoire les vibrants passages de son livre Le Don des morts (Gallimard, 1991), ce beau livre sur le livre et la littérature, ce voyage initiatique qui de texte en texte n’en finit pas de nous révéler qu’il n’est plus possible d’«être au monde» sans le secours des livres.

Danièle Sallenave nous renvoie certes à nos propres conditions, à nos propres manques, mais aussi aux débats qui ont lieu de temps à autre, ici et là dans notre pays sur le livre, les bibliothèques, l’école, le théâtre et la création littéraire en général. Si ses réflexions sur le livre, la littérature, l’école et le langage nous interpellent déjà, du lieu même de notre précarité, Danièle Sallenave nous invite aussi à engager une discussion sur le livre et la ville, le livre et la cité.

bibliothèqueLe Don des morts pose d’entrée de jeu la problématique: premier chapitre, ouverture, «Le livre, la ville». Et juste au moment de conclure son entretien avec Philippe Petit elle revient à la charge: «Tous, désormais, nous habiterons la mégalopole, avec ses centres éclatés, ses banlieues hantées par les pauvres, ses zones incertaines, habitats précaires, échangeurs, anciens lieux de mémoire, statues, bâtiments. C’est là pourtant, dans ces nouvelles trop grandes villes que devra être sauvé (…) ce qui peut être sauvé: un peu de sens, fragmenté, éclaté. Un peu de sens rassemblé pour assumer son destin au-delà du simple acharnement à survivre» (p.116).

« Sans doute, savoir ne suffit pas pour enseigner, mais ne pas savoir empêche profondément d’enseigner. »

     Le livre et la ville. Dans son essai Le roman au XXe siècle, Jean-Yves Tadié consacre le chapitre IV au «Roman de la ville, ville du roman» au cours duquel il constate que la plupart des grand romans du siècle sont consacrés à la cité. La ville vue par Proust, Kafka, Nabokov, Sartre, Joyce, Dos Passos etc., le 250e anniversaire de Port-au-Prince a sans doute servi de prétexte à un questionnement sur notre ville, sur nos villes, sur la citoyenneté et le devenir de la cité. Pas assez à notre avis. Mais plus encore, pourquoi ne pas prendre le temps, en ces temps mortifères, de revisiter le Morne Nelhio vu par Dany Laferrière, Saint-Antoine par Lyonel Trouillot, Jacmel par Jean Métellus, Les Cayes par Emile Ollivier, la ville d’eau de Rodney Saint-Éloi, la ville de la «Lettre» de Georges Castera, la Grand-Anse de Jean-Claude Fignolé, la ville vue par Gary Victor, Jan J. Dominique, Yanick Lahens, Pierre Clitandre, et l’indispensable détour au coeur de la Mascarogne, à Zilozanana, l’île fabuleuse de Frankétienne… pour ne citer que ceux de chez nous.

     Et puis les autres, ceux d’ailleurs, proches ou loin de nous, qui eux aussi nous ouvrent au monde, au voyage, à la culture… «Il n’y faudrait que des livres», nous convainc Danièle Sallenave, contre la folie, la mort, l’oubli, le mensonge, la lâcheté, la mauvaise foi.

Danièle Sallenave, Passages de l’Est, Gallimard, 1991. Danièle Sallenave, Le don des morts, Gallimard, Paris,1992. Danièle Sallenave, Lettres mortes, Michalon, Paris, 1995. Danièle Sallenave, À quoi sert la littérature? Entretiens avec Philippe Petit, Conversations pour demain, Textuel, octobre 1997.

bout
Michèle D. Pierre-Louis
Née à Jérémie, Haïti, en octobre 1947. Elle a fait des études en économie. Actuellement, elle dirige la Fondation Connaissance et Liberté (Fokal).

Retour:

Boutures logo

flèche gauche flèche droite

/michele-pierre-louis-literature-et-lecture/

mis en ligne : 9 janvier 2002 ; mis à jour : 26 octobre 2020